Quand un problème est trop embarrassant, il y a toujours la possibilité de regarder ailleurs. Avec une parfaite constance dans l’évitement, un sens du slogan qui fait penser à une publicité de la SNCF des années 80 (« Changer l’Europe, c’est possible ! »), et une conception de la politique essentiellement empruntée au mouvement scout (« À condition toutefois que l’on s’y mette tous »), le groupe des intellectuels organiques du hamono-glucksmannisme [1] remet le couvert avec ses sautillements d’« Europe démocratique », équivalent fonctionnel de l’ancienne promesse d’« Europe sociale », mais suffisamment ripolinée pour envisager de perdre deux ou trois décennies de plus.
L’honnêteté commande toutefois de souligner le progrès : l’« Europe sociale » façon Guigou-Aubry-Moscovici était à peine mieux que de l’hélium soufflé dans un ballon — en réalité personne n’y a jamais cru et, n’y croyant jamais, personne donc ne feignait même le moindre mouvement : écrire un truc ou deux, au moins faire semblant… mais rien. Ici au contraire, on y croit à fond — c’est presque pire. En tout cas on écrit, on n’arrête pas même. Nous avions déjà eu droit au Pour un traité de démocratisation de l’Europe en 2017, puis au Manifeste pour la démocratisation de l’Europe en 2018, c’est bien la moindre des choses qu’on nous informe que C’est possible ! en 2019.
L’art de regarder ailleurs
Du reste on ne fait pas qu’écrire : on lance des appels à signer (« Plus de 100 000 signataires » s’enthousiasme la jaquette), on fait des sites — en « .eu », ça va sans dire —, et puis des interviews. Dans Libération naturellement [2]. Car, en matière d’européisme à gauche, il faut partager avec ses interlocuteurs la même passion de la tache aveugle, le même désir de l’évitement. Auxquels il est plus loisible de s’adonner maintenant que la Grèce cesse de nous tympaniser et que le « consensus » s’entend à considérer que la crise de l’euro « est derrière nous ».
Car le martyre de la Grèce, c’est bien ça qui empêchait de regarder ailleurs. Comme une mouche à merde au milieu d’une tasse de lait : il y avait l’euro. Et tout ce qui s’ensuit par automatique des traités interposée. Ça ne devrait normalement pas être trop demander que de se souvenir de ce qui s’est passé il y a si peu d’années (et qui en réalité se passe encore). Il faut croire que si. Le chaos grec supprimé du champ de vision médiatique, on peut retourner aux plaisirs de l’inanité sans suite, et parler de démocratiser l’Europe sans jamais jeter un œil à ce par quoi l’Europe est radicalement anti-démocratique : les traités de l’euro.
Par une légère erreur de perspective, ou de calcul, les démocratiseurs pensent qu’on démocratisera l’Europe en ajoutant (des couches supplémentaires à base de fiscalité, de redistribution, et de parlementarisme européens) alors qu’il faudrait commencer par enlever — toutes les dispositions présentes de la monnaie unique… Quelle sorte d’effets autres qu’ornementaux (et mensongers) pourrait donc atteindre une entreprise prétendant démocratiser sans même faire semblant de s’attaquer au noyau dur antidémocratique de la construction ?
Normalement on devrait assez savoir qu’inscrire dans des traités, c’est-à-dire dans des textes soustraits à toute redélibération ordinaire dans quelque assemblée souveraine, des dispositions aussi lourdes de conséquences pour les populations que le niveau des déficits, celui des dettes, le régime de la circulation des capitaux (parfaite liberté) ou les orientations de la politique monétaire (confinée dans une banque centrale séparée) est une anomalie qui voue au ridicule, en fait à l’infamie, toute prétention « démocratique ». Et, par conséquent, également tout projet « démocratique » qui ne commencerait pas là — pour en refaire toute l’organisation.
C’est évidemment tout un rapport à la politique, pour ne pas dire à l’existence, qu’engagent les manœuvres de la cécité volontaire, l’obstination à regarder ses pieds, l’acharnement à faire comme si — comme si l’Europe pouvait être rendue démocratique par l’ajout indéfini de dérivatifs, dont tous ne sont pas inintéressants d’ailleurs, mais dont aucun ne veut affronter l’anomalie princeps.
The beast — redux, ou la crise financière qui (re)vient
Malheureusement, il se pourrait que les conditions qui permettent de détourner le regard soient très bientôt détruites à nouveau. C’est que ces conditions sont tout entières liées à l’effacement graduel de la crise financière de 2008 et de ses effets dans la macroéconomie. Or, les crises financières, ça revient ! Pour le coup tout le monde est à peu près d’accord à ce sujet : la prochaine nous pend au nez comme un sifflet de deux ronds. Comme toujours avec les crises de marchés financiers dérégulés on ne sait jamais ni quand ni où (dans quel compartiment de marché) elle explosera, mais elle explosera. Et fort. Mais alors, très fort.
C’est que les masses de liquidités en circulation sont devenues proprement phénoménales — notamment du fait de l’ouverture des vannes des banques centrales… pour passer la serpillière de la crise précédente. Également du fait que le secteur financier hors toute régulation (shadow banking) n’a pas cessé de proliférer. Enfin parce que le mouvement de consolidation bancaire post-2008, faisant reprendre les banques chancelantes par celles qui l’étaient un peu moins, a conduit par-là à la constitution de mastodontes encore plus too big to fail que les précédents.
Tous les ressorts de la prise d’otage structurelle des pouvoirs publics par la finance sont donc réarmés : le moindre resserrement de politique monétaire est menacé d’un effondrement des marchés obligataires, si bien que les banques centrales s’en abstiennent avec terreur, n’ayant d’autre choix que de continuer à déverser de la liquidité… c’est-à-dire à préparer le désastre à venir ; quant aux faillites bancaires, elles sont plus que jamais de l’ordre du cataclysme. En mars 2007, le chroniqueur « finance » de The Economist, commençant à sentir les odeurs de roussi, avait titré l’un de ses papiers « The Beast ». Nous y voilà de nouveau, avec pour certitude supplémentaire que cette fois la Bête sera plus méchante encore.
Pendant ce temps, l’Europe se raconte des histoires en couleurs à base d’« Union bancaire », son « bouclier contre les crises » mais en carton, et qui ajoute le défaut des moyens à celui de la conception. Qu’à ce dernier égard, l’Europe ne fasse jamais que partager les contresens de tout l’univers de la « régulation financière » n’offre pas un motif suffisant de se réjouir.
Il est bien vrai en effet que tous ont retenu pour ligne de régulation prudentielle du secteur bancaire les principes des premiers accords de Bâle (1996…) dont la réussite en longue période est éclatante, expérience d’où n’auront été tirés que des raffinements techniques secondaires et quelques durcissements quantitatifs qui le sont tout autant.
Surveiller les ratios de solvabilité des banques, c’est-à-dire, pour faire simple, leur capacité à absorber les pertes corrélatives d’une dévalorisation soudaine de leur actif à la suite d’un krach, est par excellence l’erreur conceptuelle qui ne protège de rien.
En réalité la « pensée prudentielle », cultivant elle aussi ses taches aveugles, tient absolument à ce que toute la réflexion reste concentrée sur la gestion des suites de la crise, et ne va jamais à imaginer ce qui permettrait d’éviter en première instance que les crises ne se produisent — on comprend très bien pourquoi d’ailleurs : cet objectif-là conduirait en fait à de telles restrictions des mouvements de la finance [3] que celle-ci les rejette d’emblée comme négation de son être même (ce qui du reste n’est pas faux : le seul moyen d’éviter les crises de la finance déréglementée… c’est de revenir sur la finance déréglementée).
L’Union bancaire en slip
En tout cas, il est tout à fait certain que la surveillance des ratios de solvabilité ne nous protège de rien, car les crises financières-bancaires sont avant tout des crises aiguës de liquidité. Dès lors que, pour une raison ou une autre, une banque devient suspecte, ses créanciers refusent de maintenir la continuité de ses crédits (ou bien à des taux prohibitifs qui ne font que détériorer davantage sa situation), et plus personne ne veut se porter contrepartie dans le jeu des transactions de marché (qui accepterait de se porter vendeur en face d’un acheteur dont on soupçonne qu’il pourrait bien faire faillite… et ne pas payer ?).
Sitôt qu’elle passe un certain point critique, la dégradation cumulative de la situation de la banque, incapable de renouveler ses financements dans le moment même où ses besoins explosent (par exemple du fait du relèvement des appels de marge, ou de la dégradation de sa notation), est fulgurante. D’étincelants ratios de solvabilité (comme l’étaient ceux de Lehman Brothers) ne peuvent rien contre cet enchaînement fatal qui la mène au défaut de paiement.
Comme on le sait maintenant, c’est là que commencent les problèmes pour tout le monde. Le risque systémique désigne cette situation où la densité d’interconnexion des liens financiers (de créditeurs, de contreparties, de garanties) des banques va propager les défauts de paiement de proche en proche comme un incendie dans une pinède. En 24 heures, la faillite de Lehman menaçait de mettre knock-down AIG, le premier assureur mondial — et après lui, tout y passait.
Qu’à cela ne tienne. Si par malheur les banques, toutes parfaitement solvables (nous garantissent les stress-tests…), allaient contre toute attente au tapis, le nouveau « Fonds de résolution » européen s’offrirait à les rattraper — nous racontent les hérauts de l’Union bancaire. Mais c’est un conte pour enfant. Si vraiment il y a matérialisation d’un risque systémique — et il y aura nécessairement si (quand) la bonne grosse crise éclate(ra) —, c’est-à-dire si c’est l’intégralité du système bancaire européen qui part à dame, le « Fonds » saute comme un bouchon de champagne.
Les documents européens ronronnent de plaisir d’annoncer son niveau cible de ressources : 55 milliards d’euros (pas encore collectés…). Aveu terrible autant qu’involontaire d’une incompréhension profonde des crises de la finance contemporaine : quelques dizaines de milliards d’euro, c’est une enveloppe qui correspond à des faillites bancaires implicitement supposées modestes et bien circonscrites. Quand le risque systémique est un événement de globalisation-flash des accidents locaux.
Ce sont alors des milliers de milliards d’euros d’actifs bancaires qui se trouveront impliqués, et des centaines de milliards de recapitalisation en jeu — les joyeux pompiers du Fonds de résolution monteront donc au feu avec des seaux à la main.
C’est cette situation que « The Beast — elle revient et elle n’est pas contente » nous promet à nouveau. Devant quoi l’Union bancaire, dont Moscovici puis Macron à l’époque s’étaient gargarisés, nous laisse comme en slip face à un tsunami. À l’évidence, les amis de la future « Europe démocratique » considèrent qu’un slip, non, mais un short, lui, ferait l’affaire.
S’ils considèrent quelque chose. En réalité, ils préfèrent ne rien considérer du tout, et ne surtout pas se poser la question. Moment surréaliste de l’interview de Piketty dans Libération qui lui demande de revenir sur la crise de 2008. Réponse : « On risque de revivre 2008, mais en pire ». Très juste, et donc ? Et donc rien, parlons d’autre chose, tiens d’un impôt européen démocratique sur les sociétés par exemple. Mais quel est le rapport ?
Le rapport, c’est qu’on est content qu’il n’y ait pas de rapport. Parce qui si on commence à mettre quelques idées l’une derrière l’autre à partir de cette hypothèse, c’est tout le cauchemar des années 2010 qui revient aussitôt : crise financière / effondrement bancaire / contraction du crédit / récession monumentale / évaporation des recettes fiscales / creusement immédiat des déficits / explosion de la dette. Et toutes les alarmes de la zone euro qui commencent à striduler car, à ce moment-là, les règles foldingues des traités renforcés (two-pack, TSCG) s’activent toutes seules, et automatisent le pire : austérités sanglantes, hystérisation allemande qui se voit aussitôt « payer pour les autres », boulons serrés jusqu’à ce que Grèce s’ensuive, etc. À ce moment-là, il est à craindre qu’il (re)devienne difficile de parler d’Europe démocratique.
La solution des fourches
La chose tout à fait étonnante chez nos européistes du bonheur réside donc dans l’aperception (semble-t-il) de la quasi-certitude d’une crise financière à venir, dans l’anticipation raisonnée de son ampleur (« 2008 en pire » nous dit Piketty), mais aussitôt suivies d’un mouvement de tête : « Oh là-bas, le bel oiseau à collerette ! ».
Résumons-nous : la répétition aggravée de la séquence 2009-2015 est un événement des plus probables ; il est également celui qui active le plus violemment le pire de l’Europe non-démocratique : le fonctionnement aveugle de règles parfaitement ineptes, expérimentées comme telles, inamovibles (sauf quand il s’agit de sauver les banques…) [4], consciencieusement placées hors de toute rediscussion possible, mais consenties (et sanctuarisées) pour complaire aux phobies monétaires allemandes, en tout cas dont on ne pourrait se passer sans devoir se passer de l’Allemagne avec elles ; bref c’est l’événement du désastre… et on n’en dira pas un mot. On ira « démocratiser » ailleurs, un peu partout, sauf là où se tient le noyau dur de l’aberration antidémocratique.
On peut bien si l’on veut jouer à cocher toutes les cases des bons signifiants, faire tinter toutes les clochettes du lectorat de Libération — la formation, les universités, la transition écologique, la taxation des émissions carbone, etc. —, et promettre tous les ornements démocratiques de la terre. Mais il faudra pouvoir se regarder en face, soi et ses impasses, ses impensés, et ses promesses en toc, lorsque le tsunami de mouscaille reviendra, et la dictature de la monnaie unique avec — comme dirait Georges Perec : moment tomatotopique [5] en perspective pour les démocratiseurs à la mie de pain.
Mais qui vivra verra, n’est-ce pas, et comme on n’en est pas là, nos joyeux auteurs de Manifestes peuvent continuer de se la raconter en technicolor : changer l’Europe, c’est possible ! Ils ne seraient que drôles si, après déjà trois décennies d’« Europe sociale », ils ne venaient ensabler la gauche pour un tour de manège supplémentaire cette fois d’« Europe démocratique ». Si seulement nous pouvions nous fier au « tarif Varoufakis » : lancé en 2015, son DiEM 25 ne se propose que de nous faire perdre dix ans [6] … Mais on sent bien que, par tacite reconduction, tout ça a des allures de couillonnade à durée indéterminée.
À moins qu’entre temps, justement, le tsunami… Même Jean-Claude Trichet, qui avait à peu près le sens politique d’une bordure de trottoir, s’inquiétait en 2011 que s’il fallait sauver les banques à nouveau, les gens cette fois prendraient les fourches. L’étonnant étant qu’ils ne les aient pas prises à l’époque déjà.
Au point où en sont venues les choses depuis, et « gilets jaunes » aidant, il y a en effet de bonnes chances qu’au deuxième épisode elles sortent des râteliers. Pour le coup ce serait bien là le moyen, peut-être le seul, de donner réalité à l’idée : changer l’Europe, c’est possible !
Notes
[1] Manon Bouju, Lucas Chancel, Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guilaume Sacriste, Antoine Vauchez, Changer l’Europe, c’est possible !, Points, 2019.
[2] Thomas Piketty, « L’Europe peut être synonyme de justice sociale », Libération, 5 mai 2019.
[3] Voir « Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières », 27 avril 2008.
[4] Voir « Cette Europe-là est irréparable », 30 novembre 2008.
[5] Georges Perec, Cantatrix Sopranica L., Seuil, 1991. Dans cet (pastiche de) article scientifique, la tomatotopique désigne la balistique des tomates à lancer sur une cantatrice fâcheuse.
[6] Lire aussi Yanis Varoufakis, « Vers un printemps électoral », Le Monde diplomatique, mars 2019 et, sur ; ce blog, « DiEM perdidi », 16 février 2016.