Dire que le problème de la binationalité ne se pose que pour les personnes appelées à assumer de hautes responsabilités dans l'Etat, c'est ne pas savoir ce qu'on dit. Car tout citoyen qui se respecte, en tant qu'il fait pleinement honneur à sa citoyenneté, assume à sa façon de "hautes responsabilités". Et, par conséquent, laisser entendre que la manière dont le citoyen binational le fait serait sujette à caution, qu'elle serait au moins entachée d'un germe de trahison, c'est révéler au grand jour, en même temps qu'un soupçon qu'on gardait habituellement par devers soi, une conception du "patriotisme" qui pourrait elle-même se prêter à quelques interrogations…
Passons sur le fait que beaucoup de "mononationaux", au sens administratif du terme, sont des binationaux par leur mode de pensée et cultivent des allégeances extra-territoriales diverses. Et que, à l'inverse, beaucoup de binationaux sur le papier n'ont de relation avec leur seconde nationalité qu'utilitaire ou de commodité, tout en vouant à leur première nationalité un sentiment d'appartenance qui est rien moins qu'exclusif.
La question n'est pas là. Nous savons tous qu'il existe également des binationaux qui ont des liens forts avec les deux pays dont ils sont ressortissants, aussi bien quant à la culture et aux traditions que quant aux perspectives politiques et sociétales de la période présente.
C'est ce cas du binationalisme fort qui nous intéresse et dont certains prétendent qu'il condamne toute possibilité de patriotisme. L'idée derrière cette accusation étant qu'on ne saurait servir deux patries et qu'à vouloir le faire on en vient à n'en servir aucune. L'argument tire sa force de l'exemple de l'amour : aimer d'amour, c'est n'aimer qu'une seule personne !
C'est vrai : aimer d'amour, c'est aimer une seule personne. Mais il y a deux façons d'aimer cette même personne. La première façon ne se contente pas d'être exclusive, elle est exclusiviste. Elle compte parmi les preuves d'amour le fait qu'on tourne le dos au reste du monde et qu'on s'installe à son égard dans une relation d'inimitié et de suspicion plus ou moins affichée.
Elle place la puissance de son intimité avec l'amant dans la distance mise entre soi et tous les autres. La seconde façon d'aimer la même personne est de l'entraîner dans l'amour du monde, de célébrer avec elle l'amour qui nous unit à elle à travers le désir d'avenir qu'il suscite en nous.
Cet amour ne prend pas ombrage de l'amour que l'on porte au reste du monde, car il y voit au contraire sa propre consécration.
Il y a entre ces deux formes d'amour la même différence qui existe entre ce qui est stérile et ce qui est fécond, entre ce qui se referme tristement sur soi et ce qui s'ouvre joyeusement sur la lumière du monde.
Or si l'on admet cette différence, il devient possible de concevoir que l'on aime deux patries sans en trahir aucune : parce qu'en aimant l'une, ce sera toujours pour l'amener à redécouvrir l'autre. En faisant cela, on ne se livrera à aucune diversion. On restera au contraire dans la célébration.
Mais quelle est de ces deux formes d'amour celle que cultivent tous ceux pour qui les binationaux sont des traîtres qui s'ignorent ou qui se cachent ? Il y a fort à parier que c'est la première : la morne et la stérile. Et il nous revient à nous, binationaux de papier ou de cœur, amoureux des grands espaces, de nous pencher sur ce triste constat : à savoir que certains de nos concitoyens demeurent prisonniers d'une conception de l'amour en général, et de l'amour de la patrie en particulier, qui les pousse vers le repli sur soi et le rétrécissement des horizons de leur existence.