La victoire annoncée d'Ennahdha, pour commencer, est une victoire relative. Ce parti, comme l'a déclaré lui-même son chef, devra s'allier à d'autres forces politiques pour gouverner. Et donc composer avec leurs exigences. Le fantasme d'une confiscation du pays par l'obscurantisme n'est pas justifié. Il se nourrit largement de lui-même.
Parce que, disons-le au risque de heurter quelques uns, la peur d'Ennahdha correspond à une sorte d'automatisme psychique chez beaucoup de Tunisiens, qui tient lieu de positionnement politique.
Cette dernière remarque s'impose de plus en plus aux esprits depuis que le parti islamiste a engagé son aggiornamento démocratique sans que, de l'autre côté, ne se manifeste une évolution réelle dans le regard porté sur lui.
Tout ce qu'on observe, c'est une transformation de la peur en une hystérie nourrie de l'idée que tout ce qu'entreprend Ennahdha dans le sens de sa propre modernisation politique ne relèverait que d'une ruse diabolique... On nage dans le conte de fées où le monstre aurait pris l'habit du prince charmant pour commettre son forfait, et tout est désormais mis en place pour que le moindre geste soit interprété à partir de ce soupçon fondamental.
Le cas est celui d'une herméneutique piégée par un paradigme particulier et qui ne fonctionne plus que sur le mode d'une lecture répétitive et obsessionnelle.
La persistance de cette attitude paranoïaque est favorisée par deux facteurs : le premier renvoie à l'effondrement des idéologies qui constituaient auparavant le contre-poids à l'islamisme traditionnel. La gauche se survit, s'accroche à son passé en rêvant, mais sans y croire, à un retour de ses anciennes heure de gloire.
Quant au libéralisme, il a lui-même perdu beaucoup de sa superbe, depuis que face à ses conquêtes s'étalent dans toute leur ampleur ses méfaits en termes d'atteintes à l'homme et à la nature et en termes de production de modèles de société où la richesse rime avec corruption des mœurs.
Le second facteur, c'est celui de l'incapacité de nos intellectuels à donner un sens positif au changement que s'impose l'islamisme tunisien. Il y a une crispation théorique autour de l'idée que l'islam politique ne peut pas accomplir sa mue.
Cette situation est rendue visible à travers le fait par exemple qu'entre un Hamadi Redissi et un Abou Yaarib al-Marzouki il n'y a ni dialogue ni désir de dialogue. Cette position de refus, qui exprime à mon avis une rigidité et une forme de paralysie, rend impossible une autre attitude qu'on pourrait appeler celle de "l'accompagnement critique"...
C'est pourtant cette attitude-là qui pourrait jouer le rôle d'alternative salutaire à la paranoïa, et qui pourrait d'abord rendre possible le fait que de plus en plus de nos concitoyens se dégagent de l'indigence intellectuelle que représente la phobie anti-Nahdha.
Si une nouvelle génération d'intellectuels devait naître en ce pays, fière et en pleine possession de son pouvoir de discernement, loin des schémas prêt-à-l'emploi produits dans les universités occidentales, ce serait obligatoirement celle qui relèverait le défi de ce dialogue, que la génération actuelle évite de toutes ses forces.
Résumons-nous : entre le vide créé par la disparition des grandes conceptions de la société inspirées par les idéologies d'une part et, d'autre part, l'échec de l'élite intellectuelle à produire de nouveaux paradigmes pour déchiffrer notre histoire dans ses développements les plus récents, et en particulier dans le rôle qu'y prend l'islamisme, le citoyen est comme livré à lui-même et à ses inquiétudes les plus indomptées.
Ce constat mérite tout autre chose que des jérémiades. Il appelle une réflexion en vue de remplir le vide idéologique par une proposition politique nouvelle, qui permette d'assurer un équilibre face à l'islamisme, et cela sans perpétuer la cécité sur ses capacités d'évolution mais en se donnant les moyens de surveiller sa bonne marche. Il se peut bien que cela engage une révolution intellectuelle : à la bonne heure. Elle n'a que trop tardé.