L'Algérie est entrée dans le dernier virage (dernière semaine) avant la présidentielle du 12 décembre. Un virage rempli d’incertitudes, périlleux même, tant les oppositions se sont cristallisées autour de cet enjeu, devenu décisif pour le pouvoir comme pour la contestation populaire.
Pour le commandement de l’armée, qui détient le pouvoir de fait dans le pays, la mécanique devant mener à la présidentielle a été mise en place depuis plusieurs mois, au lendemain de la démission du président Abdelaziz Bouteflika.
Dans un premier temps, le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major et homme fort du pouvoir, a affirmé que les solutions devaient être trouvées dans les articles 7 et 8 de la Constitution.
L’article 7 énonce que la souveraineté appartient au peuple, et l’article 8, que cette souveraineté est exercée au sein des institutions en place.
L’armée, qui avait poussé vers la sortie, mais en douceur, l’ancien président Bouteflika, ne voulait pas être accusée d’avoir mené un coup d’État. Depuis, elle a toujours veillé à montrer un souci constant de coller à la Constitution en vigueur, malgré quelques couacs retentissants, comme lorsqu’il a fallu reporter la présidentielle du 4 juillet en raison de l’absence de candidats.
Choix collectif
Cette option en faveur d’une présidentielle dans le cadre de la Constitution en vigueur a ensuite été validée formellement par la hiérarchie militaire. Les principaux dirigeants de l’armée se sont réunis en conclave au printemps, pour avaliser une feuille de route collective. Contrairement à la tradition, le conclave a été filmé, et les images ont été diffusées par la télévision publique.
Autour du chef d’état-major de l’armée, les commandants des armes, les chefs de régions militaires et les directeurs centraux du ministère de la Défense : cela montre clairement que le processus mis en branle engage l’ensemble du commandement de l’armée, pas seulement le général Gaïd Salah, que ses adversaires présentent comme un homme brutal, agissant en solitaire et imposant sa volonté à ses pairs.
Ce processus menant à une présidentielle avant la fin de l’année a été entravé par la contestation populaire, le hirak, et une partie de l’opposition. Le hirak, marqué par des manifestations populaires tous les vendredis dans la plupart des villes du pays, ainsi que des actions de protestation en cours de semaine, n’avait initialement pas de feuille de route précise.
C’était un raz-de-marée populaire rejetant l’humiliation que représentait le maintien du président Bouteflika au pouvoir, et demandant un changement du système politique et du mode de gouvernance.
Les partis d’opposition, désemparés dans un premier temps, ont ensuite progressivement repris les choses en main, pour finir par coller au hirak leurs propres revendications, centrées sur deux grands thèmes : une période de transition et une constituante.
Transition contre élection
Cela a débouché sur un choc entre deux agendas : élection présidentielle dans le cadre de la Constitution, pour le pouvoir ; transition et constituante pour le hirak et une partie de l’opposition.
Cette ligne de fracture s’est accentuée pendant l’été, pour devenir le point de démarcation entre les deux blocs qui dominent la vie politique du pays.
Le pouvoir a beaucoup perdu en chemin. D’abord en se montrant d’une faiblesse extrême en matière de communication (il n’a même pas réussi à faire fructifier la mise en détention des barons de l’ère Bouteflika), ensuite en gérant mal la pression de l’opposition et de la rue.
Celle-ci a réussi à écorner sérieusement la crédibilité de la présidentielle du 12 décembre. Des personnalités plus ou moins acceptables, redoutant d’avoir à affronter l’hostilité du hirak, ont décliné les invitations à la candidature. Résultat : deux anciens premiers ministres et deux ministres de Bouteflika se présentent à l’élection, mais pas un seul candidat de l’opposition hors système.
Une société en lambeaux
Mais le plus grave est à venir. Car si la présidentielle est d’ores et déjà un échec, au cas où elle se tiendrait, l’après-élection risque d’être tout aussi délicat. Si le vote se tient sans incident majeur, ce serait déjà un exploit. Mais pour quel résultat ?
Au mieux, la présidentielle maintiendra le statu quo, sans rien résoudre des problèmes du pays. Le futur président sait qu’il aura une marge de manœuvre très étroite. Les candidats ont pu vérifier sur le terrain qu’il leur était très difficile de faire campagne. Dans de nombreuses villes, certains étaient franchement indésirables.
Ce qui augure d’une participation très faible au scrutin. Un président mal élu, avec une légitimité contestable, sera sous pression dès son élection : les animateurs du hirak, particulièrement à travers les réseaux sociaux, ont mis en place une machine redoutable, capable de disqualifier n’importe quel dirigeant politique.
Le prochain président héritera aussi d’un pays en lambeaux, avec une société divisée, une classe politique sans crédibilité, des institutions sans contenu et une économie en miettes.
Le déficit budgétaire sera supérieur à 10 % du PIB en 2019, et le déficit de la balance des paiements sera supérieur à 15 milliards de dollars. Les réserves de change continuent de fondre à un rythme qui avoisine les 20 milliards de dollars par an, alors que les revenus des hydrocarbures baissent inexorablement sous l’effet conjugué de la baisse des prix, de la baisse de la production et de la hausse de la consommation interne.
Un président désarmé
Quel qu’il soit, le prochain président sera contraint d’adopter un discours rassembleur, pour tenter d’apaiser l’opposition institutionnelle et, surtout, celle qui se trouve en dehors des institutions.
Il tentera de nouer des alliances, mais avec qui ? Les partis dont les dirigeants participent à la présidentielle faisaient partie du système Bouteflika. Ils sont disqualifiés, et incapables de reconquérir la sympathie de la rue.
Le hirak, de son côté, a été pris dans un engrenage de radicalisme, symbolisé par le hashtag yetnehaw_ga3 (Qu’ils partent, tous). De par sa structure, son fonctionnement, le profil des activistes qui l’animent, le hirak ne peut ni se structurer, ni élire des représentants, ni élaborer des programmes politiques. Cela suffit pour que des partis et des activistes lui imposent leurs propres agendas, tous plus radicaux les uns que les autres.
Le futur président disposera de peu de leviers pour rétablir la confiance, reconstruire les institutions et relancer l’économie. Il ne pourra compter sur une administration sclérosée, bureaucratique, largement corrompue.
Les partis existants et les associations qui pullulent autour du pouvoir ne lui seront d’aucun secours. Ils n’ont aucune crédibilité.
Va-t-il coopérer avec le Parlement actuel, dont la légitimité est fortement contestée, ou va-t-il le dissoudre ? Dans ce cas, les partis traditionnels risquent d’être de nouveau fortement représentés au Parlement, car ils disposent d’une base et d’un appareil, alors que la contestation populaire n’est pas structurée, et ne dispose ni de financements, ni de réseaux.
Un président aussi mal élu aurait des difficultés à gérer un pays en situation normale. Qu’en sera-t-il dans un pays où un consensus s’est fait autour de la nécessité d’un immense chantier de réformes englobant aussi bien la Constitution, les principales lois organisant la vie politique et les libertés, que l’économie ?
L’impasse
Avec tous ces handicaps, la présidentielle semble fortement compromise. Est-ce pour autant suffisant pour dire que la non-tenue de la présidentielle constituerait une meilleure option ? Rien n’est moins sûr, du moins en l’état actuel des choses.
Pour l’heure, et au vu de la détermination du commandement de l’armée, du gouvernement et de l’administration, la seule possibilité pour annuler la présidentielle serait qu'il y ait un dérapage grave empêchant le scrutin.
Au sein du hirak, le mot d’ordre est clair : silmiya (pacifique), pas de violence, pas de provocations, pas de réponse aux provocations.
Mais le hirak ne contrôle pas tout. Des groupes sur les réseaux sociaux et sur le terrain mènent des actions au quotidien pour empêcher le vote : fermeture de sièges de mairies ou de daïras (sous-préfectures), institutions publiques murées, destruction de matériel électoral, perturbation de meeting des candidats, appels à la grève générale, etc.
Jusqu’à début décembre, les forces de sécurité ont fait preuve d’une remarquable maîtrise, et ont réussi à éviter les débordements.
Elles ont notamment évité qu’il y ait mort d’homme malgré neuf mois de manifestations. Pourront-elles faire preuve de la même maîtrise jusqu’au 12 décembre ?
Tout l’enjeu est là. Ce qui montre, d’une certaine manière, l’impasse dans laquelle se trouve le pays : son avenir se joue sur un coup de dés, et même si l’élection se passe bien, ce sera pour se retrouver face à la montagne de problèmes qui se sont accumulés.
C’est toute la difficulté d’organiser une élection à haut risque pour se retrouver au point de départ.
*Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef