On connaît tous le calife al-Ma’mûn comme fondateur à Bagdad de la Maison de la Sagesse, laquelle maison fut une sorte de réédition de la grande bibliothèque d’Alexandrie pour les grands travaux de traduction auxquels elle a donné lieu. On connaît moins Al-Ma’mûn comme celui qui, un jour de l’an 833, décréta officielle la doctrine mutazilite selon laquelle le texte du Coran n’est pas éternel mais créé, et mit en place, sous l’appellation de «mihna», une institution chargée de veiller à la conformité du discours des prédicateurs avec cette doctrine.
Pas moins que le revirement qui aura lieu quelques années plus tard, lorsque le successeur d’Al-Ma’mûn, Al-Mutawakkil, conféra à la doctrine opposée — ash’arite — le privilège de la position officielle au sein de l’empire, cette politique qui consiste à consacrer une position théologique en lui accordant les faveurs du titre « d’officielle » traduit l’existence en terre d’islam d’une coutume d’immixtion du politique dans le religieux.
Le monde musulman n’a certes pas fait œuvre de pionnier dans ce domaine. Rappelons à ce sujet le rôle de Constantin le Grand (272-337) dans l’établissement du dogme chrétien relatif à la nature divine et dans la résolution en particulier de la crise liée à l’arianisme. N’est-ce pas lui qui a exigé la réunion d’un concile – le Concile de Nicée – afin que le différend théologique soit tranché ? N’est-ce pas lui qui est allé jusqu’à présider les séances et peser sur les débats en faveur des évêques « orthodoxes » ?
Oui, bien sûr. On pourrait cependant faire remarquer qu’il n’a pas empêché le débat, puisqu’il représente un acteur principal de son organisation. On pourrait ajouter que les théologiens n’ont jamais été totalement privés de leur indépendance et de leur pouvoir d’initiative dans la définition et la formulation du dogme.
Un épisode connu l’a illustré chez nous à Carthage, deux siècles plus tard, lorsque quelque cent dix-sept évêques, réunis en concile, décidèrent de rejeter un édit de l’empereur Justinien (482-565) par lequel ce dernier entendait user de son autorité pour régler un nouveau conflit théologique. C’est ce qu’on appelle « l’affaire des Trois chapitres » …
En fait, il ne serait pas exact d’affirmer que les théologiens en terre d’Islam firent toujours preuve de soumission docile à l’égard du pouvoir politique. Il se trouve cependant que, sur cette question particulière du statut du Coran, et à partir du moment où la position mutazilite a été désavouée, nous n’avons pas assisté à un réveil du débat.
Au contraire, une sorte de tabou s’est abattue que même les tenants de la pensée rationaliste ou du courant mystique ne se sont pas aventurés à provoquer frontalement par la suite. Comme si une alliance entre théologiens orthodoxes et politiques était parvenue ici à s’imposer pour figer à jamais la discussion dans un de ses moments particuliers.
Cet esprit de censure a pu, en partant de là, étendre son emprise dans bien d’autres domaines, maintenant les manifestations de l’audace intellectuelle dans l’enclos de certaines limites bien définies. Peut-être les polémiques avec les chrétiens, et le besoin de faire valoir un miracle musulman – celui de l’inimitabilité du Coran – contre les miracles invoqués par l’Eglise comme preuve de la vérité du christianisme, ont-ils contribué à verrouiller la question.
Quoi qu’il en soit, il faut souligner que l’activité herméneutique n’est pas de celles qui ont eu le moins à souffrir de cette situation, car le statut du Coran, et le sens que peut avoir la question de sa création, ou de sa non-création, sont des sujets de nature à ouvrir de larges perspectives à la réflexion, ainsi que de vastes chemins à l’interprétation…
Une boîte de Pandore à ouvrir !
Le sens du texte, en effet, est tributaire du sens de la Révélation dont a fait l’objet le texte. Il n’est pas interdit de penser que le blocage dont nous parlons résultait, autant que de la puissance de la censure, du pressentiment que son dépassement ouvrirait la voie à un débat que l’appareil politique ne serait pas en mesure de circonscrire et de contrôler : cette « boîte de Pandore », il n’est pourtant plus possible qu’elle reste fermée aujourd’hui.
Il est devenu urgent de redemander ce que signifie que Dieu dicte en langue arabe le texte du Coran. Ce que signifie aussi que Dieu parle dans la « mère du Livre » en une langue qui n’est pas la langue arabe — si toutefois il est permis de parler encore de langue —, et ce que signifie enfin le rapport entre ce qu’Il dit quand sa parole résonne en langue arabe à l’adresse du Prophète et ce qu’Il dit quand Il parle en dehors de cette langue.
L’ancienne querelle autour de la nature — créée ou incréée — du Coran a fait l’objet d’une récapitulation éclairante par un auteur tardif, rescapé pour ainsi dire du mouvement mutazilite : il s’agit de Abdel Jabbar Ibn Ahmad (935-1025). Dans son kitâb al-Mughnî, il rappelle les difficultés auxquelles s’expose la théologie orthodoxe en affirmant l’éternité du texte coranique.
Deux arguments principaux sont mis en avant. D’abord, explique-t-il, une parole vraie est une parole qui communique. Affirmer que Dieu a proféré une parole dont le Coran est le texte, et cela avant même la Création, c’est laisser entendre que Dieu a produit une parole sans qu’existent les êtres à qui elle pourrait être communiquée, c’est-à-dire adressée à eux de telle sorte qu’elle soit comprise d’eux.
C’est donc affirmer que Dieu parle « en vain », ce qui n’est pas concevable. En outre, fait-il remarquer, supposer que le Coran existe avant la Création, c’est supposer qu’il ait existé un langage avant la Création. Le langage, de son côté, est un arrangement de mots dans le temps, les uns venant après les autres. Or, s’il y a temps, s’il y a consécution d’événements, nous ne sommes plus dans l’ordre de l’éternité : nous sommes déjà dans celui qui a été ouvert par la Création. Par conséquent, le texte du Coran ne peut avoir existé avant la Création : il n’est pas éternel !
On comprend assez pourquoi la première pensée des gouvernants abbassides fut de faire prévaloir la conception mutazilite : cela, dit-on souvent, allait dans le sens d’une plus grande marge de manœuvre dans le mode de gouvernement. Cela ôtait pour ainsi dire ce qu’on pourrait appeler les « figures imposées » en matière de législation.
Cela épargnait enfin l’obligation d’assujettir la décision politique à la contrainte du dogme et de placer son action en général sous l’autorité de la loi religieuse. Car en admettant que le texte sacré soit une création divine circonscrite dans le temps, et dont le sens s’éclaire à la lumière du contexte de ce temps particulier ainsi que du lieu où il s’est manifesté, on se ménageait la possibilité de s’en inspirer sans se soumettre absolument aux dispositions qu’il contient.
La parole divine comme «kalâm nafsi»
Et c’est généralement ce que retient une pensée moderniste de beaucoup de nos intellectuels, qui voient en cet épisode de l’histoire intellectuelle un accident qui a fait perdre à l’islam une opportunité précieuse de se donner une vocation rationaliste. Mais cette position, qui consiste finalement à se ranger tout à la fois derrière celle d’un calife — Al-Ma’mûn — et celle d’un idéal rationaliste, n’est pas la seule alternative à envisager, ni sans doute la plus souhaitable.
Plus féconde, pensons-nous, est celle qui consiste à redonner ses droits au débat entre les deux partis qui se sont opposés, en le préservant de toute nouvelle immixtion inopportune et malheureuse… D’autant que les partisans du Coran incréé avaient leurs propres arguments. Ils font référence à une parole intérieure de Dieu (kalâm nafsi) qui n’est pas ce qu’on trouve dans le texte en tant qu’il se prête à la lecture humaine. C’est cette parole intérieure, disent-ils, qui serait seule éternelle. Ce que nous lisons n’en est que… l’expression !
L’idée est éminemment intéressante mais pose le problème suivant : si Dieu porte en lui, de toute éternité, une parole intérieure, et qu’Il « l’exprime » en certaines circonstances sous la forme d’un discours pouvant donner lieu à un texte, un corpus, dans une langue humaine particulière — comme c’est le cas avec le Coran — peut-on affirmer que cette forme d’expression de la parole divine est la seule et, à supposer que ce soit le cas, que le texte coranique en représente la seule occurrence.
D’autre part, si l’on considère que la parole divine ne saurait se laisser réduire ainsi dans ses possibilités d’expression et que rien ne le justifie, quelles sont les autres formes d’expression et dans quelles mesures peut-on penser que le Coran nous dispense valablement d’en recueillir le message ?
Tirer du Coran lui-même des réponses à ce type de questions, comme font beaucoup d’intellectuels attachés à notre héritage musulman, serait commettre une faute grave dans l’art d’argumenter : on ne peut s’appuyer sur l’autorité du texte au moment même où ce dont il s’agit dans la discussion, c’est le sens du message que porte ce texte ou, à tout le moins, la juste place qui lui revient dans l’ensemble de ce qui s’exprime de la parole divine.
Il paraît assez évident qu’en suivant le fil des questions qui s’enchaînent à partir de l’idée d’une expression de la parole divine, on ne peut s’empêcher d’ouvrir la révélation coranique sur l’ensemble de ce qui s’exprime, que ce soit à travers d’autres textes dans d’autres langues, à travers la nature dans la multiplicité de ses manifestations, ou encore à travers l’histoire des hommes et ses révolutions : partout, peut-on penser, Dieu s’adresse aux hommes !
Dès lors, se réfugier dans une forme unique d’expression et s’acharner à en tirer, et d’elle seule, la traduction de la volonté divine, n’est-ce pas finalement se rendre sourd à la parole divine et l’altérer en la coupant de sa résonance universelle ? A l’inverse, dégager l’exégèse de son espace clos et s’ouvrir à une parole divine plus diverse dans son expression, c’est élargir à l’infini les possibilités d’une herméneutique plus dynamique…