Le mot était faible. À l’évidence, « connards », ça n’était pas suffisant — pour tout dire, on le pressentait. Il faut bien l’avouer, le vocabulaire nous met au défi. C’est qu’il y a trop de choses à saisir pour un seul mot.
On lit de plus en plus : « criminel ». Et c’est certainement une bonne chose en toute généralité qu’on ne s’interdise plus de qualifier ainsi des politiques publiques. Dont, pour certaines, nous savons qu’elles tuent, dont il a été déjà maintes fois dit qu’elles tuent, et dont la poursuite avec acharnement, en connaissance d’effet, peut difficilement, dans ces conditions, être qualifiée autrement que de « criminelle ».
Pendant longtemps cependant, ce sont des pays lointains, ceux de « l’ajustement structurel », qui ont été des « lieux du crime ». Puis le fléau s’est rapproché de nous. Des études épidémiologiques ont commencé à chiffrer la surmortalité du chômage et de la précarité — et les politiques économiques de chômage et de précarité ont continué : criminelles. On a laissé des sites Seveso la bride lâchée, des Lubrizol faire n’importe quoi, les pompiers intervenir dans les pires conditions, les autorités variées nier les contaminations chimiques de l’eau et de l’air, escompter que les pathologies, puis les décès, ne se déclareront que dans longtemps, et que d’ici là, on aura oublié le fait générateur : criminel.
Nous pouvons anticiper avec un degré raisonnable de confiance l’accident nucléaire, par report des déclassements, étirements irresponsables des chaînes de sous-traitance, insuffisance des contrôles, disqualification de tous ceux [1] qui auront averti : criminel.
Bien sûr, on renverra le mot aux outrances de l’ultra-gauche ; dans le meilleur des cas, on en fera une simple manière de parler, privée de tout fondement juridique — il est vrai. Mais le crime par impéritie politique manifeste conduisant à la mise en danger des populations ne devrait-il pas constituer une qualification extraordinaire accompagnant nécessairement les prérogatives extraordinaires qui sont celles mêmes des formes contemporaines du gouvernement ?
S’arrogeant le pouvoir de régir unilatéralement la vie des autres, le « gouvernement » n’est-il pas symétriquement comptable de la vie qu’il fait aux autres — spécialement quand il leur fait la mort ? Summa potestas, summum officio : pouvoir suprême, responsabilité suprême. Convenablement élaborée et inscrite dans le droit, l’idée-couperet aurait au moins pour effet de tempérer les ruées vers les positions de pouvoir.
En tout cas le mot prend une consistance neuve dans l’épisode coronavirus. Bien sûr à propos des masques — mais qui ne devraient pas devenir l’équivalent des LBD pour les violences policières : la pointe spécialement accablante qui dissimule tout le reste du paysage. Pourtant luxuriant. Hormis les médias de service, experts à ne voir que ce qui empêche de voir tout le reste, une part croissante de la population prend conscience que l’énormité du désastre a essentiellement à voir avec la démolition générale, et managériale, du service public de santé. Au vrai le problème vient de loin.
En 2012, André Grimaldi, chef de service à la Pitié, avertit déjà que la loi Bachelot est en train « d’anéantir le service public hospitalier » — ce sont les débuts de la managérialisation, l’introduction de la T2A (tarification à l’acte), l’avènement des directeurs-potentats à ratios. On ne peut pas dire que la suite lui donnera tort.
Marisol Touraine quant à elle se défend d’avoir la moindre part dans la disparition des masques, mais elle aura piloté de bout en bout l’ajustement structurel de l’hôpital dont les financements ont été engloutis par les baisses forcenées de cotisations sociales qui auront tenu lieu de politique économique à tout le quinquennat Hollande — quelques semaines après l’annonce du « Pacte de responsabilité », Manuel Valls annonçait un plan d’économie de 50 milliards d’euros à horizon 2017, dont 15 à charge de la santé, et 5 en particulier pour l’hôpital.
Tout allait donc déjà très bien quand le pouvoir Macron a décidé que tout pouvait aller encore beaucoup mieux. La grande archive d’Internet n’a pas manqué de ressortir ce gros plan de sincère commisération sur le visage d’Agnès Buzyn, consternée de voir que les infirmières qui « réclament toujours plus de moyens », n’entendent visiblement rien ni au discours agile de l’efficacité managériale ni à la logique élémentaire de la dette que nous ne pouvons pas laisser à nos enfants — c’était l’époque (bénie) où « il n’y [avait] pas d’argent magique ».
Vient cependant fatalement un moment où le cumul des mises sous tension porte une structure à sa limite de plasticité. Fin 2018, il semble que nous y sommes. Des professeurs de médecine, qu’on ne met pas spontanément dans la catégorie des zazous, annoncent qu’il finira par y avoir des morts — pendant qu’au 31 décembre, Macron se félicite d’avoir « posé les bases d’une stratégie ambitieuse pour améliorer l’organisation de nos hôpitaux ». Urgentistes, aides-soignants, commencent à basculer dans la grève, pendant que des cohortes de chefs de service se mettent à démissionner. Tous descendent dans la rue à la faveur du mouvement des retraites.
C’est ici que le pouvoir macronien commence à sceller son destin moral : ceux dont quelques mois plus tard il fera des « héros », en effet héroïques quoique malgré eux d’être envoyés « à la guerre mais sans armes », pour l’heure il les fait gazer et matraquer.
Les vidéos de ces exactions, qui datent d’il y a à peine trois mois, sont partout sur les réseaux sociaux — nulle part dans les médias officiels. Voilà comment l’on traitait alors ceux qu’on supplie aujourd’hui de sacrifice. En plus de tout le reste, ici il faudra demander pardon.
Après, on bascule dans autre chose. Avec le maintien du premier tour des municipales, sorte d’épandage national du virus, on ne sait pas si on est dans le détail mais à haute valeur symbolique ou bien dans le très lourd. Dans tous les cas, on sait que ça va rester : moins abstrait que la chronique aride des attritions financières et des réformes managériales de l’hôpital, concentré d’aberration alourdie d’arrière-pensées opportunistes, choix à conséquences dramatiques immédiatement identifiables (quand le capitalisme néolibéral se soustrait systématiquement à ses responsabilités par le jeu des effets différés), ce premier tour est fait pour l’histoire — et pour rester le grand moment du quinquennat Macron.
Si l’on pourra toujours renvoyer les électeurs tombés malades à une contamination « chez le boulanger », la partie s’annonce plus difficile pour les élus, les conseillers municipaux, les assesseurs qui ont tenu les bureaux bouillons de culture. Ici la connexion directe des causes et des effets promet d’être dévastatrice, certitude de demandes de comptes à rendre.
En réalité cette demande ne va plus cesser de s’étendre, elle monte déjà, comme un deuxième tsunami qui vient doubler le premier. Un tsunami de colère, celle des soignants au premier chef, suivie de près par tous les salariés chair à canon — Macron a voulu le registre guerrier, il l’a —, et puis de tous ceux qui vont perdre des proches, auxquels ils n’auront même pas pu offrir une cérémonie funéraire, pour ne rien dire du scandale qui s’annonce dans les Ehpad, où semble-t-il, faute du premier moyen, on va laisser mourir en masse, et alors qu’on avait même d’abord songé à sortir ces morts-là des statistiques.
Puis viendront les récits. Car les gens raconteront. Le renvoi à domicile qui finit très mal, les conditions dans lesquelles un enfant n’a pas pu être pris en charge à temps, les morts dans les couloirs, les choix d’allocation tragiques des équipements en nombre insuffisant, peut-être la submersion des pompes funèbres comme en Italie, pour ne rien dire des personnels soignants qui auront leur cargaison d’histoires de fin du monde à livrer, kyrielle interminable de témoignages effarants qui viendront faire le grand tableau du coronavirus en France — récit complémentaire du « embedded à l’Élysée » que se réservent déjà le JDD et BFM. Tout ça va faire beaucoup, trop sans doute pour s’en tirer comme d’habitude avec la pelle et la balayette — trop surtout pour éviter la complète banqueroute morale.
Enfin, il faut compter avec la part du lunaire. Plus secoués que s’ils avaient vu la Vierge, des proches de Macron assurent qu’il n’est pas qu’un chef de guerre, mais qu’il fait don à la France de « sa présence thaumaturge ». Si les boulons qui craquent sont des précurseurs de fin de règne, alors la chute est proche. Car pendant ce temps, l’inénarrable Brigitte confie à Elle que son confinement à l’Élysée lui est pénible.
Et tout ceci sans compter Sibeth Ndiaye qui jour après jour prend la parole, et chaque fois pour battre le record de la veille. Macron confirme lui-même l’effondrement de tout sens commun au sommet de l’État : « On se souviendra de ceux qui n’ont pas été à la hauteur ». Visiblement pas concerné.
L’absolue étrangeté au réel laisse alors la place au psychisme d’un enfant de huit ans, qui joue à la guerre, voudrait pouvoir passer le battle dress, monte à la place des opérations militaires avec de ces noms improbables sortis d’une hybridation de culottes de peau et de business school : « Opération Résilience » — exposé à de malencontreux glissements de sens, où beaucoup auront plutôt envie d’entendre « Opération Résiliation ».
Que la fantasmagorie se soit entièrement emparée des sommets du pouvoir, ça n’est cependant pas tout à fait exact. Certains commencent à voir se profiler un méchant retour de réel, à qui il reste une conscience minimale de la portée de leurs actes, et comme un commencement de passage aux aveux : « Il ne faut pas se leurrer, la priorité n’était pas 100 % sanitaire (…), il fallait rassurer les milieux économiques et financiers » — « Terrible confidence d’un haut responsable du pouvoir sur la gestion du coronavirus », commente assez justement Le Parisien le 18 mars. « Je ne comprends pas : pourquoi n’ont-ils pas encore déclenché le plan pandémie ? On perd un temps précieux ». Ce sont les propos du directeur du SGDN (Secrétariat général de la défense nationale) qui sortent maintenant — on apprend surtout qu’ils ont été tenus le 29 janvier.
D’autres semblent même s’inquiéter du procès, confirmation implicite que « connards » n’était pas suffisant, en tout cas appelait des prolongements plus formels. Auxquels des plaintes en cascade commencent à donner consistance : plainte d’un collectif de 600 médecins, plaintes du collectif Inter-Urgences, en attendant l’avalanche des plaintes individuelles qui, dans la réunion de toutes les « mises en danger », suggèrent comme une gigantesque class action populaire [2].
En vérité, ils n’ont pas tort de se faire du souci car les éléments du dossier s’accumulent, ceux de l’impéritie documentée, de la somme des retards en connaissance de cause, comme Pascal Marichalar en fait la terrible démonstration, ou ceux de l’infamie pure et simple, comme ce conseil des ministres du 29 février, supposément consacré au coronavirus mais dont Édouard Philippe ne ressortira avec en main que le « 49.3 » pour les retraites — la pandémie seule objet des attentions de ce pouvoir, celle qui le laisse constamment aux aguets, préparé, équipé, stocks (de munitions) à ras bord, c’est la contestation politique.
Complètement partis, ou encore un peu ici, ceux de « là-haut », chacun avec leurs moyens psychiques, font face à la situation. Louis et Marie-Antoinette ont passé le 38e parallèle, il faut s’y faire on les a perdus. Édouard Philippe contemple le procès qui vient, mais s’enferme préventivement dans le déni écholalique — « je ne laisserai personne dire qu’il y a eu des retards ». « Mais oui Monsieur Philippe, il n’y a pas eu de retards, prenez bien vos cachets » — enfin, s’il reste des soignants.
Gaspard Gantzer, qui lui aussi lutte très fort pour retrouver sa place à l’hôpital de jour, propose pour sa part une autre version de la décompensation, l’échappée dans le délire : « Il faut que [Macron] réintroduise de la joie de vivre », il pourrait « annoncer dès maintenant que les soignants défileront sur les Champs-Élysées le 14 juillet », fiers de crier « On l’a eu ! », où l’effondrement continue d’emprunter les voies de la reptation courtisane aux pieds de Macron-Clemenceau. Même le journaliste du Monde qui enregistre ce naufrage mental en semble consterné. Voilà ceux qui nous gouvernent, voilà ceux qui tiennent notre sort entre leurs mains.
C’est peut-être cette idée-là — ils tiennent notre sort entre leurs mains — qui pourrait faire grandir l’idée conséquente qu’il n’en soit plus ainsi — d’ailleurs susceptible d’être entendue sous des ambitions variées.
La toute première nous étant immédiatement désignée par l’opération « Résiliation », dont la force politique est peut-être en train de se former dans la douleur et dans la rage, agrégation de tous ces gens qui, par-delà les considérations générales sur le service public voire le néolibéralisme, à l’épreuve de la souffrance et du deuil, sont en train de contracter des raisons personnelles de vouloir « les » chasser — s’il ne leur vient pas l’envie d’autre chose.
Entre deux bouffées offertes à son Tigre en peluche, cependant, Gaspard Gantzer a au moins le mérite de nous désigner une perspective : quand tout sera terminé. Expliquons-lui alors doucement que « quand tout sera terminé », tout pourrait bien commencer. Et peut-être même, mais oui Gaspard, tu vois, par un défilé des soignants. Disons plutôt une prise de rue. Les Champs-Élysées ? mais bien sûr Gaspard, tu sais qu’on s’y est beaucoup assemblé ces derniers temps. Alors pourquoi pas : le personnel soignant, après s’être relevé de son épuisement, descendra, une nouvelle fois, dans la rue.
Il y sera rejoint par les caissières, les livreurs, les manutentionnaires, les routiers, les éboueurs, les sacrifiés de la production, par tous ceux dont les gouvernants n’ont pas compté la santé, et finalement la vie. Tous y recevront l’hommage de la population. Et peut-être celle-ci les rejoindra-t-elle pour un cortège sans précédent — La Résiliation En Marche. Le préfet Lallement fera bien de ne pas envoyer ses brutes. Ce qui se passera alors ? Sacré mystère. De la politique en tout cas, à coup sûr.
Notes
[1] Et celles : La Parisienne libérée, Le nucléaire, c’est fini, La Fabrique, 2019.
[2] Selon une idée très à propos de Bruno Gaccio.