Bien sûr il y a d’abord la souffrance physique (de ceux qui sont malades), la souffrance morale (des proches, des soignants), la souffrance psychique (du salariat chair à canon). Mais il y a aussi, pour bon nombre d’autres, la souffrance politique : assister à ce délire, et n’y rien pouvoir. À un moment, on en revient toujours à l’os : la politique, c’est la co-présence des corps parlants — et agissants. L’épidémie met en panne la politique. Elle ne laisse debout que le gouvernement — qui, précisément, prospère en étant séparé. Et n’aime rien tant que les sujets à l’isolement.
Mais c’est vrai qu’il y a de quoi souffrir au spectacle passif d’un gouvernement emporté dans le chaos psychique de son chef. Même la presse la mieux disposée —Le Point, Le Figaro, L’Obs— sort passablement ébranlée du compte-rendu que Macron donne de sa propre action.
Qui « assume totalement » le premier tour des municipales. On peut lire le même jour un article du site subversif France Inter, intitulé « Comment le Covid-19 a décimé les conseils municipaux », qui donne une idée assez juste de l’estomac requis pour « assumer » aussi facilement — mais nous savons que « j’assume », dans la bouche d’un homme de pouvoir, est par excellence l’indice du sociopathe.
La suite n’est qu’une confirmation clinique. « Je refuse aujourd’hui de recommander le port du masque pour tous et jamais le gouvernement ne l’a fait (…). Si nous le recommandons, ce serait incompréhensible ». Ici, on se perd en conjectures. Toute la charge de sens de la phrase doit-elle être située dans la clause « aujourd’hui » ? Auquel cas, nous devrions pencher pour l’interprétation flatteuse qui a fait ses preuves depuis le début, et trouvé ses moments les plus étincelants avec les apparitions de Sibeth Ndiaye : « nous rationalisons comme stratégies mûrement réfléchies toutes nos abyssales carences logistiques ». Et en effet : ce serait difficilement compréhensible de rendre obligatoire le port de masques dont on n’a pas le premier.
Ou bien Macron a-t-il passé un cap supplémentaire ? « Aujourd’hui », « demain », « après-demain », ça n’est même plus la question — d’ailleurs on se demande ce qu’est la question. C’est peut-être celle de « l’immunité de groupe » qui, après avoir été envisagée, puis écartée, fait son retour par la bande. Pour le coup tout redevient compréhensible : « attrapez ce foutu virus, et en nombre ! ». Dans ces conditions, en effet, on ne recommande pas trop le masque pour tout le monde.
Signe caractéristique des grandes crises — on pense irrésistiblement aux Démons de Dostoïevski —, la scène n’est plus qu’une gigantesque dislocation. Plus rien ne tient, tous les ancrages se défont, les consensus sont impossibles, les décisions totalement volatiles, la continuité de l’action stratégique pulvérisée. Tant les rapports du pouvoir politique et de l’autorité scientifique que l’unité de cette dernière sont en train de voler en éclats.
Après avoir tenu jusqu’au bout de la stupidité la ligne des décisions « entièrement dictées par la science » (époque Sibeth), nous voilà passés sans crier gare dans le trépignement (du) souverain : « la science avise, le politique a le dernier mot ».
Ça n’est d’ailleurs pas tant que cette position en principe soit extravagante, bien au contraire, c’est plutôt ce que nous apprenons de la manière dont « le dernier mot » est rendu qui est tout à fait effrayant. Macron tranche seul, sans prévenir personne, interloque jusqu’à ses ministres, avec lesquels le jeu de chassé-croisé devient presque drôle : on se souvient de Jean Michel rien-ne-justifie-de-fermer-les-écoles le 12 mars après-midi, bâché dans la soirée ; nous avons cette fois-ci la réouverture des écoles le 11 mai : Macron oui, mais Blanquer pas tout de suite quand même.
L’annonce a été tellement déroutante qu’elle a produit la première lueur de subtilité dans le cerveau de Castaner suggérant de distinguer « le déconfinement commence le 11 mai » et « le confinement dure jusqu’au 11 mai ». Il faudra sans doute les efforts conjugués du JDD et de BFM pour ressaisir ce gigantesque foutoir sous l’espèce du souverain impénétrable, que sa méditation profonde astreint à une rude solitude, à laquelle on peut bien, c’est humain, accorder la contrepartie malicieuse de laisser les ministres découvrir en temps réel ses décisions éclairées — depuis quand le Roi Soleil compte-t-il avec les astéroïdes ?
Il est certain que les fractures de « l’autorité scientifique » n’aident pas non plus à contenir le désordre gouvernemental quand le chaos psychique du roitelet envahit toute la scène. Or sur le front savant non plus, ça ne va pas fort. Pour ce qu’on en perçoit, le fameux conseil scientifique est traversé de conflits, souvent candidat malgré lui à porter des chapeaux qui ne lui appartiennent pas, obligeant certains de ses membres à aller vider leur sac dans la presse italienne puisqu’à l’évidence leurs vérités ne sont pas bienvenues ici.
Les résurgences sournoises de « l’immunité collective » conduisent à imaginer des retournements de doctrine livrés à des affrontements obscurs. Les purs esprits de la science ne sont pas si purs — les liens d’intérêt avec les grandes firmes pharmaceutiques sortent progressivement.
À commencer par ceux de l’inénarrable Raoult, un coup dans le conseil, un coup dehors, puis rattrapé par une visite d’onction présidentielle, « Raoult-la-grippette » (comme l’a surnommé le Groupe Jean-Pierre Vernant), qui en début d’épidémie mettait la mortalité du Covid en dessous de celle des trottinettes, mais qui n’en est pas moins devenu le centre du « débat » épidémiologique et thérapeutique, sur la base de « travaux » dont le démontage méthodologique et épistémologique par le même GJPV laisse le lecteur non spécialiste mais muni d’un esprit scientifique minimal fort impressionné. Et les camps médicaux de se former et de s’invectiver par réseaux sociaux ou communiqués interposés, heureuse contribution à la sérénité générale.
Dans un tout autre plan, touche exotique mais qui ajoute au tableau d’ensemble, nous apprenons que le préfet Lallement a donné l’ordre à la police de ne pas procéder à l’évacuation de la messe intégriste à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. C’est bien normal : en période de décomposition, les contentions cèdent, les masques tombent, et ceux, placés, qui ont leur petite idée se sentent désormais libres de la poursuivre sans plus rendre compte de rien à personne. Au moins nous sommes informés que nous avons un authentique fasciste à la tête de la préfecture de police, élément d’ambiance qui dit beaucoup lui aussi sur la consistance de ce pouvoir.
Voilà l’état, parfaitement rassurant, de la scène de la décision. Mais celle de « l’après » vaut le détour également. Comme on pouvait s’y attendre, un personnage aussi étranger au réel, à la décence et au sens des mots que Macron, n’a pas hésité un instant à s’envelopper dans le Conseil National de la Résistance et ses Jours heureux. Disons les choses, quitte à paraître blasé : on n’est même plus étonné. Cet individu, il l’a suffisamment montré, est capable de tout, spécialement dans le registre verbal, qu’il noue au réel d’une manière très paradoxale : dans un mélange de complète dissociation — aucun fait contrariant ne pouvant atteindre le discours — et de complète confusion, ce qui est dit valant ipso facto comme magiquement acté dans la réalité.
Dans ces conditions, on voit assez la tête des « jours heureux » qui s’annoncent. C’est que le forcené retranché à l’Élysée est en train de fabriquer un monstre Frankenstein en cousant des bouts de bidoche avec du fil de fer : CNR + austérité + code du travail atomisé + surveillance à la chinoise, avec morceaux de cadavres recyclés — l’ingrédient essentiel des gouvernements d’union nationale, ne parle-t-on pas de Barnier (l’échine sans doute), de NKM (pour le plat de côtes ?) et Valls (lui, bien sûr, fera la langue).
Il est certain que quand le machin commencera à faire ses premiers pas, souple comme une barre à mine, les bras devant à l’horizontale et le grognement monosyllabique, on aura du mal à reconnaître les idéaux du CNR — le vrai. Mais dès ses tout débuts, ce pouvoir a pris le parti du monstrueux, c’est sa vocation et sa constance, cela on ne pourra pas le lui retirer.
Pendant ce temps-là — ça semble autre chose, mais c’est tout à fait la même chose — on peut lire sur le site du ministère de l’égalité hommes-femmes ce « guide des parents confinés » (c’est Ellen Salvi qui sort cette perle absolue) : « Dans un premier temps, définissez une organisation à mettre en place sur votre lieu de confinement (…) Puis établissez un plan d’actions step by step en faveur d’une reprise de l’activité dès que la situation nous le permettra (…) Les crises constituent un moment exceptionnel pour faire sortir en chacun l’entrepreneur qui est en lui ». Qui dira que « monstrueux » était une outrance ? Ces gens sont totalement tarés.
Au moins nous laissent-ils nous faire une idée assez précise de ce qui nous attend. Il est radicalement exclu que des individus pareils puissent négocier, autrement qu’en mots, le moindre virage. Par quel miracle se mettrait-on à faire l’exact contraire de ce qu’on a toujours fait et de ce en quoi on a toujours cru — sinon sur un mode entièrement factice ? Le pire étant peut-être, comme en témoignent les mots « jours heureux » dans la bouche de Macron, qu’ils dégueulassent tout ce qu’ils touchent.
Alors oui, c’est la double peine : assister à ça, et n’y rien pouvoir. Pour l’instant. D’ailleurs pas tout à fait « rien ». La colère politique ne se laisse pas réduire comme ça. Même si les casserolades ou les manifs de balcon ont quelque chose de l’impuissance rageuse, et disent en creux notre condition objective. Avant/après : Ludivine Bantigny refuse pourtant, à raison, qu’« entre les deux il n’y ait rien » — et fait le compte réconfortant de tout ce qu’il y a déjà.
Il faut en tout cas écarter l’idée que la sortie de crise, supposé qu’on sache à quoi elle pourrait ressembler, entraînerait par soi la chute de ce gouvernement, et plus encore de cet ordre. Quitte à choisir entre l’hypothèse « après tout sera comme avant » et l’hypothèse opposée « plus rien ne sera semblable », autant partir de la première, d’ailleurs la plus réaliste, mais pour armer de quoi faire advenir la seconde. Rien n’est moins sûr en effet que les justes colères accumulées triomphent sans coup férir et balayent un pouvoir dont l’irresponsabilité, la nullité, auront été poussées au point d’être criminelles. Il n’y a aucun sens moral ou de la justice intégré dans le programme de l’histoire — d’ailleurs, il n’y a pas de programme de l’histoire.
Des colères, cependant, il y en a. Excellente ressource. Pendant qu’Alain Minc, depuis son statut de biographe plagiaire, appelle à « résister aux passions tristes » et à « canaliser l’énergie positive que dégage la crise actuelle », formulations remarquables où l’on reconnaît l’inspection des finances « qui reste dans le coup », c’est-à-dire hybridée de séminaire « saut à l’élastique », tout ce qui est à faire pour que le scandale résiste à l’oubli, pour que la demande de justice et de réparation ne finisse pas ensevelie sous une nouvelle couche de recouvrements mensongers, nous devons le faire.
Ressource excellente, donc, mais certainement pas suffisante. Quoiqu’elle commence à se compléter spontanément de tous côtés. D’abord celui des dessillés, car de plus en plus nombreux sont les secteurs de la société qui se sont rendus compte de « quelque chose ». Il y a sans doute loin de s’apercevoir à en déduire ce qui logiquement s’ensuit pourtant, puis d’en faire un programme d’action.
Disons que, toutes choses égales par ailleurs, ce sont quand même autant de progrès. « Ça » se complète aussi du côté des figurations — de l’après. L’effort de le penser n’a sans doute jamais connu pareille stimulation — au surplus il a le temps de s’adonner. Des ambitions il y a peu encore jugées folles deviennent des évidences de plus en plus communes. La limite qui séparait le possible de l’impossible connaît des déplacements inouïs. La société « travaille » comme jamais, et dans ce travail quelque chose se construit.
Il reste que nous sommes physiquement à l’arrêt, quand la politique qu’appellera la « sortie » passe nécessairement par la rue. Et que nous le sommes pour un moment. Nous avons intérêt à en prendre notre parti sauf à nous épuiser en rages inutiles. C’est un parti qui signifie tout sauf dételer — qui signifie même l’exact contraire. La crise en tout cas n’aurait pas lieu pour rien si elle faisait enfin prendre consistance à l’idée que ce qu’il s’agit d’envisager est de l’ordre d’un renversement, et qu’il n’y a pas d’action de renversement sans une organisation de renversement.
L’autre idée à faire grandir, de toute façon, c’est qu’ils ne perdent rien pour attendre. On s’avise alors que du fond de notre infortune présente, il est une petite chose qui nous est favorable : les masques ! Fin 2019, nous en étions restés à l’interdiction de nous masquer le visage — pour manifester. 2020, nous serons bientôt obligés d’en porter — le contrôle de l’épidémie et les remises au travail forcées le demandent. C’est parfait : nous aurons des masques, nous devrons les porter. Et nous les porterons. Patience.
Post-scriptum 1
Des citoyens soucieux de participation politique se proposent d’aider gracieusement les médias dans leur devoir d’information. Ils se sont déjà mis au travail pour proposer cette vidéo. On espère bien sûr la voir prochainement à la télévision, au journal de France 2 par exemple ? Celle-ci ou une autre d’ailleurs mais du genre requis par l’honnêteté des archives.
Post-scriptum 2
De leur côté les danseuses et les danseurs de l’Opéra Garnier, qui nous ont déjà si fort ému pendant le mouvement des retraites, font ceci :
« DIRE MERCI »
Restez chez vous !
Qui est totalement merveilleux. Ce pays vit. Partout où ne règnent pas le pouvoir et l’argent, ce pays vit.