Chemins de l’herméneutique : Paul Ricœur et les philosophes du soupçon

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Il faut croire que le dernier tiers du siècle dernier marque le moment où l’herméneutique moderne entre dans un moment d’hésitation durable. L’année 60 est celle au cours de laquelle paraît Vérité et Méthode, de Hans-Georg Gadamer. C’est à la même période qu’entre timidement en scène un personnage dont le nom va compter et qui sera, pour ainsi dire, l’autre grand pôle de la pensée herméneutique : Paul Ricœur !

La Symbolique du mal paraît en effet la même année et s’y dessine déjà ce qui sera la grande idée du penseur français : l’ego ne peut pas se connaître directement. L’introspection, nous dit Paul Ricœur, est une voie illusoire. Il est nécessaire de faire le détour par l’interprétation, et par l’interprétation des œuvres en particulier ! La découverte des œuvres est en même temps découverte de soi, et il n’y a pas d’autre moyen de se connaître que de passer par les œuvres.

Dans le cas du mal, ou de « l’énigme du mal », l’idée est alors que nous ne pouvons la connaître que par la médiation des mythes et des symboles que nous offrent les grands textes : la Genèse, le Livre de Job, la tragédie grecque… Il y a chez Ricœur une entrée en matière sous le signe de l’herméneutique des symboles. Ce qui, naturellement, fera de la psychanalyse et de l’anthropologie – donc de Freud et de Lévi-Strauss – des interlocuteurs privilégiés…

Or Ricœur est en même temps celui qui se présente comme le défenseur de ce qu’il appelle en herméneutique la « voie longue », laquelle s’oppose à la « voie courte » qui serait précisément celle de Gadamer. De plus, la voie longue qu’il préconise marque un certain retour à Dilthey, qui est l’adversaire principal de Gadamer !

En outre, Ricœur reproche à Gadamer de tourner le dos à la dimension critique de l’herméneutique en laissant s’installer une situation que l’Italien Emilio Betti caractérisait de son côté, pour la dénoncer, comme étant celle de l’équivalence de toutes les interprétations. Il s’agit donc de revenir, non pas certes à une objectivation, selon l’enseignement de Dilthey, mais à une « distanciation ».

Cette dimension critique, que revendique Ricœur comme une nécessité de l’herméneutique, prendra en particulier la forme d’une « herméneutique du soupçon ». Il y a ainsi une herméneutique de la confiance – dont se serait contenté Gadamer– et une herméneutique du soupçon, dont Ricœur trouve le modèle dans la philosophie du trio constitué par Nietzsche, Marx et Freud.

Nous reviendrons plus tard sur la différence voie longue – voie courte, et sur ce qu’entend précisément Ricœur par cette distinction. Essayons pour l’instant d’examiner ce que recouvre cette notion d’herméneutique du soupçon, dont l’enjeu pour nous est peut-être important. Car l’herméneutique du soupçon ne recoupe pas exactement ce que nous avons appelé l’exégèse critique, dont Spinoza est la figure emblématique.

La revanche du Malin génie

L’approche de Spinoza consistait à purger les textes religieux de ce qui était en contradiction avec une conception rationnelle du réel et de l’histoire. L’entrée de l’homme dans l’âge de l’intelligence rationaliste rendait, pour ainsi dire, caduque un langage qui s’appuyait essentiellement sur l’imagination afin de traduire son message.

Il s’agissait donc, en quelque sorte, de réactualiser ce langage en l’accordant à l’éveil rationaliste qui était survenu. Et à la certitude de la conscience de soi qui, depuis Descartes, marquait le profil de l’homme des Lumières qui ne s’en laisse plus conter. Or quel est précisément le point commun des trois philosophes cités : Nietzsche, Marx et Freud ?

Leur point commun est qu’ils remettent en cause le caractère véridique de cette conscience de soi. La civilisation, ou plutôt une certaine forme de civilisation, a inoculé dans l’individu la certitude qu’il est maître de sa propre conscience et de son propre projet, alors que c’est faux. Tel est, avec ses variantes, le discours qu’ils tiennent tous les trois.

Il y a des forces souterraines qui agissent en nous, qui nous manœuvrent en sous-main et dont nous sommes d’autant plus les pantins que nous en ignorons l’existence. Plus que cela : la conscience de soi, comme illusion, relève d’une sorte de perversité inhérente à nos civilisations modernes par lesquelles elles s’assurent de notre aliénation. D’où la nécessité d’une révolution qui rime avec violence. Car ce qui aliène l’homme, cette puissance occulte qui se présente abusivement comme une puissance de salut, a ses tenants : ce sont les défenseurs de l’ordre ancien !

Autrement dit, il y a, dans la philosophie du soupçon, le présupposé selon lequel l’illusion dont l’homme est victime n’est pas une illusion dont la cause est un déficit du côté de sa clairvoyance. C’est une illusion à laquelle il est positivement et activement assigné, par ce que Ricœur thématise à travers la notion d’« idéologie».

Les croyances religieuses sont tout particulièrement concernées par le soupçon. Mais la philosophie n’échappe pas à la logique de l’idéologie : elle est elle-même réquisitionnée pour fabriquer des certitudes. Des certitudes qui sont naturellement illusoires, et synonymes d’aliénation, mais dont la persistance en nous est d’autant mieux assurée que nous nous convainquons qu’elles représentent nos plus grandes conquêtes et nos plus beaux trophées.

Tout se passe comme si le Malin génie dont nous parlait Descartes à titre d’hypothèse dans ses Méditations était une réalité, et qu’il déjouait la certitude du cogito en quoi on croyait faussement avoir trouvé un havre sûr contre l’illusion dans notre expérience du savoir. La citadelle qui a accueilli le repli s’avèrerait même être le cœur du piège !

La philosophie du soupçon consiste à mettre un visage à ce Malin génie et à nous montrer de quelle façon nous sommes son jouet, que le fil par lequel il nous meut ressortit de la volonté de puissance, de l’économie ou de la sexualité. Evoquant les trois auteurs dans son Conflit des interprétations, Ricœur écrit : « Ce qu’ils ont tenté tous trois, sur des voies différentes, c’est de faire coïncider leurs méthodes « conscientes » de déchiffrage avec le travail « inconscient » du chiffrage qu’ils attribuaient à la volonté de puissance, à l’être social, au psychisme inconscient ».

Une critique inconfortable

Le décodage du « travail inconscient du chiffrage » relève d’une interprétation : une interprétation pour laquelle le sens donné aux choses et aux événements est par définition un sens qui peut abuser, qui peut correspondre à une stratégie cachée que seule une critique des idéologies est à même de percer à jour.

Point important : ces philosophies du soupçon sont susceptibles de donner lieu elles-mêmes à des idéologies. Et même à des idéologies particulièrement tenaces et perverses dans leur façon de s’imposer aux consciences comme de nouvelles évidences. Il n’en reste pas moins qu’elles ouvrent l’espace d’une expérience herméneutique qu’il n’est pas possible d’ignorer.

Pour Ricœur, l’intérêt de cette herméneutique critique réside surtout dans le fait qu’elle libère l’individu de sa croyance en l’idée d’une possible transparence à soi. Mais il est évident qu’elle jette en même temps sur le contenu de tout texte un doute quant à ses intentions et quant à la charge idéologique dont il peut être porteur…

C’est de ce risque que Gadamer semble donc ne pas trop se soucier, et auquel la vigilance de l’exégèse critique d’un Spinoza ne se hisse pas, puisque la certitude du cogito demeure pour lui un point d’attache dans ses explorations métaphysiques et, d’autre part, puisqu’il n’envisage pas dans les textes religieux la possibilité que soit à l’œuvre une volonté expresse d’aliéner l’homme.

On sait que Ricœur consacrera à la Bible une bonne partie de ses travaux. Il le fera avec la passion du croyant qu’il était, bien qu’il y mît la retenue qu’exige de lui la nature philosophique de son travail. Mais sa lecture sera marquée – du moins peut-on le penser – par le respect de l’étape critique que constitue l’herméneutique du soupçon. Il va de soi que, vue d’ici, cette démarche ne peut que nous interroger : que serait une lecture du Coran et des textes de la tradition musulmane qui aurait fait le détour par une herméneutique du soupçon ? Par une herméneutique du soupçon qui n’aurait pas été tempérée par des considérations de « paix publique » ? Et ce qui aurait résisté, s’il résiste – et il résiste -, à quoi ressemblerait-il ?

Il est clair que le retour à Dilthey qu’engage Ricœur n’est pas du type que revendique Emilio Betti. Le souci d’isoler l’interprétation pertinente de l’œuvre de celles, concurrentes, qui ne le sont pas ou qui le sont moins est là, bien présent. Mais il ne s’appuie pas sur la position confortable d’un ego assuré de son assise. Au contraire, il traduit sa vocation critique en expérimentant l’inconfort d’un ego qui se cherche… Et dont la recherche n’est pas désespérée parce que, précisément, elle trouve dans l’œuvre à interpréter l’occasion d’une découverte de soi.

Naïveté de Schleiermacher

Cette idée n’est pas complètement nouvelle dans la tradition herméneutique. Souvenons-nous : Schleiermacher, à la suite des intellectuels du cercle de l’Athenaum, suggérait déjà que la compréhension de l’œuvre, en tant que compréhension de l’autre, était aussi découverte de soi. Toujours l’autre, par le biais de l’œuvre, offre au lecteur ou à l’interprète que je suis la possibilité de redécouvrir ma propre universalité, dans la mesure où l’altérité qui se donne se révèle à moi comme faisant partie de moi… Telle est la grande idée romantique dont Schelling fut le théoricien de référence.

Mais cette démarche, que ne désavouerait peut-être pas Ricœur, bien qu’elle soit assez étrangère à son itinéraire philosophique – ses premiers maîtres furent les représentants de la philosophie réflexive, c’est-à-dire Nabert, Gabriel Marcel et Emmanuel Mounier -, il lui reprocherait sans doute une part de naïveté. Pour deux raisons au moins : la première, parce qu’elle ignore le risque que le texte, au lieu de révéler l’âme de l’autre, de l’auteur, soit au contraire le lieu où s’accomplit l’œuvre idéologique d’aliénation de l’homme sous couvert de pensée ou d’art.

Et la seconde, parce que l’altérité de l’autre demeure une énigme : elle se révèle à travers l’œuvre autant qu’elle se dissimule. Du reste, une fois créée, l’œuvre cesse d’être le prolongement de son auteur. Elle devient autonome en tant que productrice de sens. Ce qui signifie en tout cas qu’elle ne saurait être considérée comme une voie d’accès à l’autre… Ricœur en appelle à Nietzsche pour contester le présupposé romantique, présent chez Dilthey aussi, selon lequel la connaissance de l’autre homme est non seulement possible mais aisée, au motif qu’il s’agit ici de la connaissance du semblable par son semblable. Non, l’homme est un abîme pour l’homme ! Rien n’est plus inconnaissable que l’autre homme, que mon prochain.

Cette observation nous permet donc de souligner les limites de ce retour à Dilthey que nous signalions au début et par quoi nous entendions faire ressortir sa différence d’avec Gadamer. De fait, Ricoeur reste préoccupé par la question « Comment bien interpréter ? », et cela, en quelque sorte, contre Gadamer pour qui la question qui importe est : « Qu’est-ce qui nous arrive quand nous comprenons ? ».

Mais ce retour à Dilthey s’accompagne d’une prise de distance – décisive – autour de la question de la possibilité d’une connaissance directe de l’autre. Encore une fois, l’œuvre ne livre pas la clé du mystère concernant l’âme profonde de l’autre. En revanche, elle offre bien le détour par quoi l’interprète se découvre lui-même… Avec peut-être ce présupposé, qui demeurerait à questionner : la bonne interprétation est-elle celle qui permet à l’interprète de se révéler à lui-même et, si oui, pourquoi ?

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