Abir Moussi se confirme comme la figure centrale de la contre-révolution. Malgré sa place modeste au sein de l'ARP, elle est en train de bouleverser les lignes de fractures entre les formations politiques existantes en attirant vers elle tous les projets contre-révolutionnaires qui sommeillent chez les uns et les autres à travers tout le spectre de notre paysage politique. Tout ce qu'il y a de haine accumulée contre le tournant pris par la Tunisie depuis 2011 a trouvé en elle une voix sonore, vigoureuse et vindicative (Abir Moussi profite de la démocratie pour insulter la démocratie, car elle rêve d'autoritarisme, de prisons remplies de « khouanjias » qu'on juge à la va vite en les accusant de traîtres...)
La bonne nouvelle n'est pas que cette voix existe, ni qu'elle suscite l'admiration béate, et quelque peu stupide, de tant de nos concitoyens. La bonne nouvelle est que cette voix puisse s'exprimer dans le cadre des institutions mises en place par la révolution et sans doute grâce à elle, sans qu'il en résulte un désordre particulier. Ce qui signifie que l'édifice des institutions est suffisamment solide pour supporter la charge des attaques lancées contre lui.
Une autre bonne nouvelle, c'est que le caractère désormais fédéré des forces opposées à la révolution met le pays dans une situation où il lui faut choisir entre deux options : ou revenir en arrière vers une sorte d'autoritarisme bourguibien porteur d'une conception de la modernité qui rime avec exclusion et avec renoncement à la démocratie, ou reconduire l'acte révolutionnaire, mais en précisant cette fois les contours du projet politique qu'il porte en lui et en dégageant ce qu'il exprime de proprement révolutionnaire.
La balle est dans le camp de tous ceux qui, de l'intérieur du pays ou de ses grandes villes, ont décidé un jour de mêler leurs voix pour crier à la face du monde leur rejet de l'injustice et leur volonté d'instaurer un ordre nouveau : vont-ils accepter de se laisser déposséder de leur geste ou vont-ils méditer sa répétition ?
Je note toutefois qu'Ennahdha joue le jeu de la démocratie jusqu'au bout. Ce que ne font pas d'autres. L'envers du spectacle auquel on a assisté récemment, c'est que le leader d'un mouvement islamiste accepte la violence des accusations et des critiques sans broncher, parce qu'elles sont émises dans le cadre de l'institution qui incarne la démocratie.
Cette épreuve, on peut la lire comme un cadeau que lui fait le PDL, car c'est par elle qu'Ennahdha se forge dans la conscience populaire l'image d'un parti qui ne fait plus reposer sa légitimité sur l'autorité de Dieu mais sur son engagement à respecter le jeu démocratique en toutes circonstances.
J'ajouterais que c'est un des fruits de la révolution tunisienne, et pas des moindres, que l'islamisme s'y trouve obligé de bouleverser les équilibres internes de sa doctrine pour se donner la possibilité d'être un acteur de l'Histoire. Ou en tout cas de ne pas en être expulsé.
Par ailleurs, je n'établirais pas un parallèle ou une symétrie parfaite entre le PDL et Ennahdha : le PDL est un parti qui se définit clairement contre la révolution, tandis que Ennahdha subit l'événement de la révolution comme un moment critique de son histoire.
Il y a des tensions en son sein entre partisans d'une ouverture au jeu démocratique et partisans d'un rejet qui n'admet les transformations qu'à titre de leurre provisoire. Je ne saurais dire personnellement si le second camp va l'emporter et si le premier n'a pas en main des atouts - philosophiques - lui permettant de déjouer les anciennes doctrines dont il s'est longtemps réclamé pour imposer finalement une signification du projet islamique qui soit plus en accord avec les aspirations des peuples et des individus à la liberté...
J'observe cela, avec prudence et avec intérêt mais, encore une fois, je ne dirais pas qu'Ennahdha est une force contre-révolutionnaire : elle est traversée par de telles forces, confrontée à la persistance d'anciens démons, mais rien ne permet de dire qu'elle s'y est livrée. En tout cas, ce n'est ni mon sentiment ni mon analyse.
Malgré le risque que fait planer sur nous la tentation du renoncement, le pays saura puiser dans ses profondeurs les ressources insoupçonnées en vue d'une relance du projet (Le problème, de mon point de vue, tient justement au fait que le "projet" n'est pas donné d'avance : on le construit au fur et à mesure. Ce qui laisse place à beaucoup d'hésitation, à des querelles autour de sa signification, à un manque de résolution dans l'action sur le terrain... Ce n'est la faute de personne s'il en est ainsi. La révolution nous impose l'épreuve de l'indétermination de son projet, et c'est à la faveur de cette indétermination - mal vécue par beaucoup d'entre nous -, que se reconstituent les forces contre-révolutionnaires, dont Abir Moussi est une figure centrale.).
La bonne nouvelle, c'est justement la victoire annoncée contre ce risque !