L’événement déterminant de cette ère post-Covid (quel que soit le vainqueur des élections US), sera probablement les États-Unis se découplant de la Chine – découplage technologique des télécommunications (de la 5G de Huawei) ; découplage des médias et des plateformes de réseaux sociaux chinois ; purge de toute la technologie chinoise de l’écosystème des micropuces étasuniennes ; déconnexion de la Chine d’Internet, des applications, des câbles sous-marins et de l’accès aux systèmes étasuniens de stockage de données du cloud – dans le cadre du programme Clean Network de Pompeo. Il s’agit du premier barrage d’artillerie lourde pour une guerre de tranchées boueuse et prolongée à venir.
Ce n’est pas la Guerre Froide, mais un retour à une époque antérieure qui s’est terminée par une guerre chaude – lorsque les décideurs politiques (et les marchés) n’ont manifestement pas pris conscience du danger croissant qui s’accumulait pendant la période de repos estival qui s’est écoulée entre l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand à la fin juin 1914 et le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, cinq semaines plus tard.
Les diplomates comprenaient bien sûr que deux alliances lourdement armées étaient sur une trajectoire de collision potentielle, mais il y avait eu des épisodes de bruits de sabre depuis plusieurs années, mais l’inaction avait induit le sentiment que le statu quo se prolongerait indéfiniment. L’opinion avait alors été influencée par le best-seller de Norman Angell de 1909, « La Grande Illusion », qui affirmait que la guerre était devenue impossible, car le commerce mondial et les flux de capitaux étaient trop étroitement liés.
Ce qu’ils n’avaient pas compris à ce moment-là, c’est que les circonstances du milieu de l’année 1914 (le moment de Sarajevo) semblaient si propices à la fois pour que l’Allemagne aspire à devenir un empire, et pour que la Grande-Bretagne se croie en mesure de l’étouffer complètement. Tout comme les circonstances sont considérées – par certains à Washington – comme étant fortuites aujourd’hui.
Trump et autres semblent convaincus que les États-Unis peuvent utiliser leur puissance financière et commerciale – alors que les Etats-Unis d’Amérique prédomine encore – pour écraser la montée de la Chine, contenir la Russie et tordre le bras à l’Europe dans un vasselage technologique.
La guerre des Balkans au début du Xxe siècle a enfermé l’Autriche-Hongrie, alliée inconstante de l’Allemagne, dans la lutte plus importante de l’Allemagne contre la Russie. Et aujourd’hui, Pompeo espère enfermer l’Europe (inconstante) dans l’endiguement de la Russie par les Etats-Unis. Les menaces concernant le projet Nord Stream 2 et l’arnaque Navalny ne sont que quelques-uns des « leviers » de Pompeo.
L’assaut du Clean Network de Pompeo est le « moment de Sarajevo » d’aujourd’hui. Les décideurs politiques et les marchés restent blasés (comme en 1914, lorsque les marchés ont pris conscience des risques, en août seulement, lors du déclenchement de la guerre). D’ici la fin janvier de l’année prochaine, les États-Unis risquent fort d’être paralysés par une crise constitutionnelle insoluble, voire violente, et par une guerre technologique totale avec la Chine. D’ici là, l’Europe et les Etats-Unis seront probablement en pleine récession, alors que le coronavirus frappera en hiver.
Le découplage technologique n’est pas explicitement militaire, mais il n’est pas non plus neutre sur le plan du système : Celui qui aspire nos données, puis les exploite au moyen d’algorithmes, pour savoir ce que nous pensons, ce que nous ressentons et ce que nous faisons, a précisément le pouvoir de façonner notre société sur le plan social et politique. Le fait est que nos données – si nous devions rester dans la sphère numérique US – sont sur le point d’être utilisées et façonnées, d’une manière polarisée et contradictoire. Et avec les tambours de la guerre qui battent, vient inévitablement l’appel à un engagement public total.
Il est évident qu’avec le projet « Clean Fortress America », Pompeo reprend la thèse d’Antonio Gramsci selon laquelle la sphère culturelle est l’arène la plus productive de la lutte politique – et il est en train de l’inverser. Ainsi, au lieu que la culture soit le site d’une action révolutionnaire contre une élite (selon Gramsci), les plateformes de réseaux sociaux étasuniens, débarrassées de leurs rivaux non occidentaux, deviennent précisément le site où le système se réaffirme – en neutralisant la possibilité de résistance politique par le biais de ses armes les plus puissantes : les grandes plateformes algorithmiques et les médias mainstream diabolisant la Chine (c’est-à-dire la « peste chinoise ») et la Russie (« assassinat de ses dissidents »). Ce sont les moyens par lesquels une Europe largement hostile à la guerre peut être retournée contre la Chine et la Russie, au nom de la promotion de ses valeurs libérales « universelles ».
Il existe cependant un autre découplage tout aussi important qui est en train de se mettre en place : « La Russie observe avec une inquiétude croissante que l’Allemagne se trouve dans une autre transition historique », écrit l’ex Ambassadeur Bhadrakumar, « qui présente des parallèles troublants avec la transition de Bismarck dans le contexte européen d’avant la Première Guerre Mondiale… » Pour illustrer le changement qui s’opère dans l’idéologie allemande, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Die Zeit en juillet, la Ministre de la Défense allemand Annegret Kramp-Karrenbauer (qui est également la Présidente par intérim de la CDU au pouvoir) a souligné qu’il est « grand temps » de discuter « de la manière dont l’Allemagne doit se positionner dans le monde à l’avenir ».
Elle a déclaré, poursuit Bhadrakumar, que l’on attend de l’Allemagne qu’elle « fasse preuve de leadership, non seulement en tant que puissance économique », mais aussi en matière de « défense collective… cela concerne une vision stratégique du monde, et en fin de compte la question de savoir si nous voulons activement façonner l’ordre mondial ». « En clair, la voix allemande n’est plus la voix du pacifisme », conclut l’Ambassadeur.
Kramp-Karrenbauer a déclaré que « la prétention des dirigeants russes actuels » de défendre leurs intérêts « de manière très agressive » doit être « confrontée à une position claire : Nous sommes bien fortifiés et, en cas de doute, prêts à nous défendre. Nous voyons ce que la Russie fait et nous ne laisserons pas les dirigeants russes s’en tirer à bon compte ».
« Soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’impérialisme allemand s’agite – et, [ses élites] une fois de plus, prend la Russie pour cible », résume Bhadrakumar… « Berlin joue un rôle de premier plan dans l’offensive occidentale contre la Russie et dirige le groupement tactique de l’OTAN en Lituanie. L’Allemagne et les États-Unis travaillent également en étroite collaboration sur les actions de l’OTAN contre la Russie. L’Allemagne est la plus importante zone d’étape pour les unités de l’OTAN déployées à la frontière de l’Europe de l’Est avec la Russie. Et les médias allemands sont inondés d’opinions exigeant que l’engagement de l’OTAN soit enfin respecté et que les dépenses militaires soient augmentées à 2% du PIB ».
Dmitri Trenin, le chef du bureau bien renseigné de Carnegie Moscow Center, écrit dans la même veine : « Berlin met fin à l’ère lancée par Gorbatchev d’une relation de confiance et d’amitié avec Moscou. La Russie, pour sa part, n’attend plus rien de l’Allemagne, et ne se sent donc pas obligée de tenir compte de son opinion ou de ses intérêts… On ne peut qu’imaginer la réaction de Poutine à l’annonce de Merkel que Navalny avait été empoisonné avec l’agent neurotoxique Novitchok. Un coup de poignard dans le dos est la réaction la plus légère qui me vient à l’esprit ».
Trenin écrit : « Il y a trente ans, la réunification allemande semblait être non seulement une réconciliation historique, mais aussi la garantie de futures relations amicales et d’une coopération étroite entre deux peuples et deux États. Aujourd’hui, cela aussi fait partie du passé… La Russie entame également un nouveau chapitre. La situation devient donc à la fois plus simple et plus risquée : le Kremlin ne prendra probablement pas de mesures drastiques dans l’immédiat, mais considérera désormais l’Allemagne comme étant contrôlée par les États-Unis. Quant aux États-Unis, la Russie est depuis longtemps engagée dans une guerre hybride à somme nulle avec eux, dans laquelle il reste de moins en moins de facteurs d’inhibition ».
La génération d’hommes politiques allemands de Merkel est résolument « atlantiste », mais uniquement « libérale », comme elle l’est elle-même. C’est-à-dire qu’ils s’engagent à défendre le « système de valeurs libéral universel ». Cela la met, bien sûr, à couteaux tirés avec Trump ; mais paradoxalement, cela rend le leadership allemand d’autant plus sensible aux manipulations américaines sur la Chine et la Russie (qui sont maintenant des questions totalement bipartites à Washington) – puisque, comme l’a fait remarquer Samuel Huntington, « l’universalisme est l’idéologie [utile] de l’Occident pour affronter d’autres cultures ». Des nuances de 1914, lorsque l’Autriche-Hongrie s’est trouvée enfermée dans le grand combat contre la Russie, de façon similaire !
Il n’est pas difficile de voir les résultats des élites allemandes : elles comptent sur une victoire de Biden. Norbert Röttgen, Président de la Commission des Affaires Étrangères du Bundestag, et candidat à la direction de la CDU, l’a exprimé ainsi : Si Joe Biden gagne, je m’attends à ce que son gouvernement revienne à un partenariat basé sur la pensée rationnelle et la coopération », c’est-à-dire que les euro-élites comptent sur le retour au « business as usual ». Mais ce ne sera pas le cas – le « vieux normal » est loin derrière nous.
Le Président du Conseil Européen, Charles Michel, a parlé cette semaine de la manière dont l’UE peut parvenir à une « autonomie stratégique » : L’UE « veut être plus forte, plus autonome et plus ferme ». L’UE, a poursuivi Michel, est sur le point de développer un « modèle ouvert avec une plus grande conscience de notre force, avec plus de réalisme, et peut-être moins de naïveté ». Nous avons foi dans les vertus des économies libres et ouvertes, jamais dans le protectionnisme… Mais désormais, nous allons mieux faire respecter des règles du jeu équitables, dans un marché ouvert à ceux qui respectent ses normes ».
Ah oui ? Eh bien, c’est peut-être bien que les petits États soient traités comme des vassaux cherchant une ouverture avec la bonne grâce de l’Empire pour ses produits manufacturés, mais cela ne marchera pas pour la technologie, la nouvelle économie, les États-Unis ou l’axe Chine-Russie. (Peu importe l’hypocrisie selon laquelle les « règles du jeu équitables » ne sont pas une forme de protectionnisme européen).
Les États-Unis tirent les ficelles de la technologie et de ses normes et les ramènent « chez eux ». La Chine continuera d’être exclue de la sphère numérique occidentale – dans la mesure où les États-Unis le peuvent. Wolfgang Munchau rapporte que la coalition allemande a maintenant approuvé une interdiction de facto de Huawei. Son objectif est de tuer Huawei en appliquant de plein fouet la bureaucratie allemande. Et la Russie se désolidarise de l’Europe pour travailler plus étroitement avec la Chine (grâce à Merkel et ses cohortes).
Mais alors, que faire ? L’Europe n’a pas de substitut à Huawei. Les réseaux 5G représentent en réalité le système nerveux reliant les dimensions politique, stratégique, militaire, informative, économique, financière, industrielle et infrastructurelle au niveau personnel, local, national, international et transnational. Les réseaux 5G, ainsi que les progrès exponentiels de la puissance de calcul et les avancées de l’IA, sont l’agence de transformation de la nouvelle économie. Le point essentiel ici est la latence : la capacité d’intégrer différents flux de données tous ensemble, et ce pratiquement sans délai. Elle est essentielle non seulement pour les modes de vie quotidiens, mais aussi pour les systèmes de défense.
L’apprentissage machine est un sous-ensemble spécifique de l’IA qui forme les machines. Il forme l’IA à apprendre et à s’adapter, et sans la latence des décisions prises par l’homme, l’efficacité peut être au premier plan. La Vision de la Machine : Des voitures et des drones autonomes aux robots et à bien d’autres technologies de pointe actuelles, tous partagent une dépendance à la vision de la machine. Cela signifie que ces machines doivent être capables de « voir » pour accomplir leurs tâches dans le monde physique.
Et toutes ces machines ont besoin de la 5G pour réduire la latence. Les États-Unis ne l’ont pas. Et la Chine est en tête. Elle est en tête pour le Big Data et l’IA. Oui, les États-Unis sont en tête pour les semi-conducteurs ou les « puces », mais pour combien de temps ? La Chine ne se laissera tout simplement pas expulser du marché mondial des semi-conducteurs.
Des experts en informatique de Russie, de l’ANASE et de Huawei expliquent, comme le rapporte Pepe Escobar, que ce que l’on pourrait qualifier de limitation de la physique quantique empêche un passage progressif des puces de 5 nm (milliardième de mètre) à 3 nm. Cela signifie que les prochaines percées pourraient provenir d’autres matériaux et techniques de semi-conducteurs. Ainsi, la Chine, sur ce point, est pratiquement au même niveau de recherche que Taïwan, la Corée du Sud et le Japon. Les percées de la Chine ont impliqué un passage crucial du silicium au carbone. La recherche chinoise est totalement investie dans ce passage, et est presque prête à transposer ses travaux de laboratoire dans la production industrielle.
Vers qui la Chine se tourne-t-elle donc pour la coopération technologique ? Pas vers l’Allemagne. Comme le note David Goldman d’Asia Times, « l’impact cumulé d’une série de sanctions sur la Russie a poussé celle-ci vers une alliance stratégique avec la Chine, notamment vers une coopération étroite avec la Chine sur les télécommunications 5G et la R&D sur les semi-conducteurs. L’économie de la Russie a peut-être la taille de celle de l’Italie, mais son cerveau est plus grand que son corps : Elle forme plus d’ingénieurs par an que les États-Unis, et ceux-ci sont très bien formés ».
Et donc, retour à notre « moment de Sarajevo ». Pompeo a appuyé sur la gâchette de l’archiduc. La dynamique a été mise en marche. Mais nous restons bloqués dans l’interrègne qui guette les États-Unis, alors que les dirigeants européens estiment que Biden doit gagner et que la « normalité » doit être rétablie.
Au début du Xxe siècle, la tentative de la Grande-Bretagne de démanteler les lignes d’approvisionnement mondiales – pour préserver les siennes – et de priver l’Allemagne de ses liens extérieurs, a efficacement canalisé les ambitions allemandes renaissantes vers l’Est, à travers la plaine de l’Europe, et finalement, vers une offensive sur la Russie. Cela s’est terminé par une guerre et une dépression économique.
Aujourd’hui, les États-Unis exigent que l’Europe se sépare de la Russie et de la Chine, mais les États-Unis sont entrés dans une crise interne – et même dans le meilleur des cas, ils ne peuvent pas se substituer à l’axe asiatique dans la plupart des domaines technologiques. Ce serait de l’orgueil pour l’Europe d’imaginer qu’elle peut construire une nouvelle économie en rivalisant avec les deux grands, et en l’absence de leur coopération stratégique technologique et diplomatique. Pour l’Europe, essayer de se tenir à l’écart de la « fausse guerre » actuelle, comme le Grand Panjandrum, en attendant que des prétendants à la technologie viennent la rejoindre, n’est pas une stratégie, mais plutôt un reçu pour la dépression.
Ce n’est pas une grande perspective … pour les peuples européens qui se battent, non pas avec la chimère de l’empire européen, mais en essayant de gérer leur vie dans les moments difficiles du coronavirus. On ne peut s’empêcher de remarquer que la politique européenne au niveau national est entièrement intérieure (ouvertures d’écoles, restrictions liées aux virus et économies en déclin), alors que la lointaine Bruxelles fantasme sur la construction d’un « empire » européen plus fort et plus autonome.