Trois partis et un président de la République ont produit des projets de loi visant à la réconciliation nationale. Souvent animés par le désir d’interrompre, voire de revenir sur le processus de justice transitionnelle, ils marquent surtout un échec des politiques. Et soumettent une nouvelle fois la justice transitionnelle en Tunisie aux aléas des calculs politiciens.
Depuis la clôture de son mandat, le 31 décembre 2018, au terme de quatre années et demie de travaux, jamais des membres de l’Instance vérité et dignité (IVD) n’avaient pris ensemble une position concertée. Le 17 novembre, cinq commissaires de cette commission vérité tunisienne, chargée d’instruire des dossiers de violations des droits de l’homme et de malversations financières commises entre 1955 et 2013, ont pourtant publié une lettre ouverte, adressée au président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rached Ghannouchi, également président du Mouvement Ennahdha (islamiste). Intitulée « Le déni de justice aux victimes du despotisme ne peut qu’alimenter le cycle de la violence », cette lettre est une riposte aux propos tenus par Ghannouchi lors d’un entretien télévisé, diffusé le 8 novembre sur la première chaîne nationale.
Dans cet entretien, le leader historique d’Ennahdha, 79 ans, contesté et attaqué aujourd’hui par plusieurs de ses plus fidèles compagnons en raison de son intention de réviser le règlement intérieur du mouvement pour briguer un troisième mandat, évoque longuement le thème du consensus politique, qui « a fait de la Tunisie l’exception du Printemps arabe ».
Puis il enchaîne sur un autre thème qui lui est cher, celui de la « réconciliation nationale globale », mêlé à un discours sur « le rejet de l’exclusion ». « Les Tunisiens n'ont pas enduré le même degré de violations qu’au Chili ou en Afrique du Sud, et pourtant ces pays ont su traiter rapidement les plaies du passé et se projeter dans l’avenir », déclare-t-il, « d’où la nécessité de clore ce dossier une fois pour toutes avec la mise en place d’une nouvelle loi » sur la justice transitionnelle. Alors que seulement 10 % des accusés ont répondu aux convocations des chambres spécialisées devant lesquelles ils doivent être jugés, Ghannouchi plaint les prévenus qui sont, dit-il, « traînés d’un tribunal à l’autre ».
Riposte de l’ex-commission vérité
Le président du parlement confirme son intention de nommer Mohamed Ghariani – dernier secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de l’ex-président Ben Ali contraint à l’exil lors de la révolution, en janvier 2011 – au poste de conseiller chargé de la réconciliation et du parachèvement du dossier de la justice transitionnelle. « Je l’ai choisi pour la dimension symbolique de cette démarche, anticipant sur la réconciliation », déclare-t-il. « Ghariani a fait amende honorable et dispose de la patente du dernier parti qui a gouverné la Tunisie », poursuit-il, dans un rire qui gagne le journaliste qui l’interroge.
Ghariani n’a jamais fait d’excuses publiques. Selon le rapport de l’IVD, il faisait partie, aux côtés de hauts responsables de la sécurité, de la cellule de crise et de suivi établie au ministère de l’Intérieur lors des journées fatidiques du 9 au 12 janvier 2011, où le recours à la force contre les manifestants pacifiques avait entraîné plusieurs morts et blessés graves.
A la télévision, Ghannouchi attaque directement l’IVD, l’accusant d’avoir fait le travail à moitié. Dans leur lettre ouverte, les cinq commissaires lui répondent donc : « Vous avez considéré comme un indice d’ « échec » notre décision de mettre en examen 923 personnes accusées d’homicide volontaire, 428 accusés de viols et de tortures, 9 accusés de violations de la liberté individuelle (dont le président Bourguiba avait été victime) et 66 accusés de détournement de deniers publics contre l'État tunisien. Crimes restés impunis avant la Révolution de la liberté et de la dignité. » Et ils enfoncent le clou : « Ce qui nous a le plus choqué, c’est le fait que vous incriminiez l’Instance Vérité et Dignité pour avoir déféré 1426 accusés devant les chambres spécialisées en justice transitionnelle afin de rendre justice à 29 950 victimes, sur la base des preuves obtenues après investigations, enquêtes et auditions des victimes, des accusés et des témoins qui ont répondu à la citation de l’IVD, conformément aux dispositions de la loi. »
Contactée par Justice Info, Sihem Bensedrine, l’ancienne présidente de l’IVD et l’une des signataires de la missive, explique : « Nous connaissons tous la position de Rached Ghannouchi sur la réconciliation globale, il en avait parlé depuis 2016. Il était alors uniquement chef de son parti. Or, la situation a changé aujourd’hui : il préside l’institution législative, qui a voté l’article 148 de la Constitution sur la justice transitionnelle. Nous lui avons rappelé que l'une des caractéristiques des hommes d’État est le respect de ses institutions. D’autre part, nous avons été atterrés par son utilisation d’éléments de langage charriés par les médias hérités de la dictature pour nous rabaisser, comme de désigner l’IVD comme la « Commission Bensedrine ». »
Le jour où a paru la lettre ouverte, 15 ONG des droits humains et de victimes de la tyrannie réunies dans la Coalition pour la justice transitionnelle ont émis un communiqué pour dénoncer les déclarations de Ghannouchi sur son intention de clore, définitivement, le dossier de la justice transitionnelle.
Quatre projets de loi sur la réconciliation
Pour plusieurs défenseurs de la justice transitionnelle, l’interview du leader historique d’Ennahdha est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Depuis la rentrée parlementaire en septembre, plusieurs partis se sont en effet lancés dans une « course à la réconciliation ». Même le président de la République, Kaïs Saied, juriste et constitutionnaliste connu pour ses positions antisystème et anti-partis, s’est discrètement illustré dans cette dynamique.
Quatre projets de loi sur la réconciliation, thème extensible et flexible, sont déjà prêts. Ils émanent d’Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre, proche de l’ancien régime, du président Kaïs Saied, de la Coalition Al Karama, un parti allié au mouvement islamiste bien que se situant à sa droite, et d’Ennahdha. Les deux premiers ont été rendus publics. Celui d’Abir Moussi, dont Ghannouchi apparaît comme le pire ennemi politique, envisage l’annulation des procédures de renvoi aux chambres spécialisées et l’arrêt des procès pour les dossiers transmis après la fin de mission de l’IVD. Il exige également la création d’une commission qui garantirait le droit de l’État et des citoyens à la vérification des sommes versées au titre du dédommagement des victimes.
« Le peuple veut l’argent spolié »
Le projet du président est beaucoup plus dense en termes de contenu mais il ne vise qu’une seule caste, celle des hommes d’affaires de l’ancien régime dont les accusations de malversations sont actuellement examinées par les chambres spécialisées, le pôle judiciaire économique et financier, ou parfois les deux. La proposition consiste à conclure avec les auteurs présumés une transaction par médiation pénale ou, plus simplement encore, une réconciliation financière. « Chaque personne condamnée doit s’engager à réaliser les projets revendiqués par les habitants de chaque délégation, sous la supervision d’une commission régionale chargée du contrôle et de la coordination.
La réconciliation définitive n’est conclue que lorsque la personne concernée présente les justificatifs des projets qu’elle a réalisés », avait précisé, en mars dernier, un communiqué de la Présidence face à la polémique soulevée par l’annonce du président, accusé de vouloir confisquer les biens des hommes d’affaires.
Nessrine Jelalia, directrice de l’ONG Bawssala (Boussole), très engagée dans le processus de justice transitionnelle, n’adhère qu’en partie au projet présidentiel. « L’initiative du président correspond bien à son slogan « le peuple veut ». Le peuple veut aussi l’argent spolié. Dans l’absolu, l’idée n’est pas condamnable ; elle promet de réinvestir l’argent détourné et de le distribuer d’une façon équitable dans des opérations de développement des régions les plus marginalisées et qui n’ont pas vu leur sort s’améliorer après la révolution.
Toutefois, il s’agit d’une procédure administrative et extrajudiciaire, qui nous prive de la révélation de la vérité sur les pratiques mafieuses. »
Pour un juriste travaillant dans une organisation internationale et ayant requis l’anonymat, ce projet de loi ne s’inscrit aucunement dans les mécanismes de la justice transitionnelle, car « il n’assure ni les garanties de non-retour aux malversations financières, ni la réforme des institutions, ni le rétablissement de la confiance dans la justice, à qui on aura retiré, selon les vœux du président, des affaires emblématiques. »
Calculs politiques
Dans un contexte où, dix ans après la révolution, la situation des victimes se dégrade de jour en jour, la neutralité passive du gouvernement indigne et révolte les militants impliqués dans l’accomplissement du processus de justice transitionnelle. Malgré de nombreuses promesses aux associations de victimes, le chef du gouvernement Hichem Mechichi se retient toujours d’activer le Fonds de la dignité pour la réparation des victimes et d’installer officiellement la commission chargée de préparer la mise en œuvre des recommandations finales de l’IVD.
Un silence qui illustre la proximité de Mechichi avec le parti Kalb Tounes (Cœur de Tunisie), hostile au travail de la commission vérité, et avec le mouvement Ennahdha qui, selon la formule de Nessrine Jelalia, « a vendu depuis longtemps la justice transitionnelle au profit d’autres intérêts ».
Le calcul est politique. Une réconciliation globale menée main dans la main avec Mohamed Ghariani, un membre important de l’ancien régime, pourrait affaiblir Abir Moussi, qui continue de grimper dans les sondages, en la dépouillant d’une partie de sa base recrutée dans le Rassemblement constitutionnel démocratique. Ghannouchi utilise également les excès d’Abir Moussi pour mieux recentrer sa politique de restauration de l’ancien régime. Le chef historique d’Ennahdha se place ainsi comme le vrai continuateur de la politique de l’ex-président Béji Caied Essebsi, disparu le 25 juillet 2019, visant à « tourner la page du passé ».
« La réconciliation » est un terme qu’affectionnent particulièrement les responsables politiques tunisiens pour sa connotation positive et la promesse d’un avenir meilleur. Mais il révèle paradoxalement, en apparaissant comme un « joker » politique, la faillite des grands partis de l’après-révolution. Malgré sa popularité, Abir Moussi est jugée infréquentable, à cause de ses excès et d’un lourd passé. Rached Ghannouchi voit son mouvement traverser une crise interne inédite. Tandis que Kaïs Saied ne possède pas de bloc parlementaire.
« Ghannouchi n’a pas intérêt que les procès des chambres spécialisées se poursuivent : il a tant de choses à se reprocher avant la révolution, quand son parti conspirait contre l’État et après, quand Ennahdha dirigeait la troïka au pouvoir. Tous ces procès écorneraient son image de leader charismatique et dilapideraient son énergie dans des batailles perdues d’avance. D’où son choix implicite pour une transaction : les réparations financières au prix de la vérité et de la justice », explique Nessrine Jelalia.
Ainsi se joue une énième passe d’armes dans laquelle la justice transitionnelle est à nouveau soumise aux fluctuations et aux contingences politiques de la longue transition tunisienne.