Destins croisés (5ème épisode)

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Mahmoud

L’incrédulité est parfois salutaire. Elle prend le dessus sur la peur et agit comme un bouclier protecteur qui prémunit contre la souffrance physique. Quand certains événements sont inattendus, on a du mal à admettre qu’ils arrivent alors qu’on est en plein dedans. C’est qu’il est difficile d’imaginer qu’on puisse avoir affaire à la sûreté de l’état à dix-neuf ans ; surtout lorsqu’on est quelqu’un d’aussi ordinaire et rangé que moi.

J’avais entendu comme tout le monde plein d’histoires atroces sur ces flics ressemblant à la fois si bien et si mal aux humains. Je n’avais jamais imaginé qu’il me reviendrait de vérifier ces légendes. L’incongruité de la situation eut raison de ma lucidité et je me retrouvai dans un état second, prisonnier d’une sorte de bulle magnétique qui m’isolait du monde extérieur.

Les yeux de Massinissa achevaient de m’hypnotiser : des yeux froids de serpent qui fouillaient mon esprit jusqu’au plus profond de mes entrailles. Les têtes cagoulées patibulaires à souhait étaient plus déprimantes que les murs gris-désespoir tapissés de portraits représentant la figure souriante et paternaliste de notre bien-aimé dictateur national. Jusqu’à la dernière minute, je m’accrochai follement à l’espoir que ce fût juste une farce, un cauchemar. Au moment où Massinissa parla, je sus où j’étais et je compris que j’étais perdu. Sans raison, mais en fallait-il une pour se retrouver en enfer ?

L’espace de quelques secondes, des mois entiers de ma vie défilèrent dans ma tête dans lesquels je cherchai désespérément la raison de ma présence à cet endroit. Des détails insignifiants surgirent du néant. Un feu rouge grillé, un regard en coin accompagné d’une silencieuse malédiction contre le flic racketteur du quartier, une dispute avec un individu qui ne respectait pas la file d’attente, un gros mot qui m’échappa contre un adversaire qui m’a taclé trop méchamment pendant un match, le jour où je demandai au patron du café de changer de chaine alors qu’on passait un discours du président et l’imprécation muette que j’eus alors.

Au fait, était-elle vraiment muette ? Tous ces détails, mon esprit paralysé par la terreur les exagérait pour en faire des crimes impardonnables. Le coup de pied me prit en traitre alors que je passais en revue mes délits afin de savoir lequel je devais expier.

Et dire qu’à cette heure je devais être avec elle. Soltana !!! Combien de fois avais-je été sur le point de l’aborder sans avoir jamais eu le courage de le faire ? Pourquoi est-il si difficile de suivre ses penchants naturels, d’être soi-même, de se comporter dans la réalité avec la même audace qu’on se découvre dans les rêves ? C’est qu’elles furent nombreuses les nuits où, insomniaque et fébrile, je jouais dans ma tête des scénarios sans fin dans lesquels je trouvais chaque fois un moyen intelligent pour aborder Soltana sans la brusquer ni être ignoré par elle.

Tout me réussissait alors. Mais quand venait ensuite le jour, toutes les belles résolutions de la nuit étaient anéanties. Si au moins elle m’avait, juste une fois, donné un signe pour espérer ou désespérer. !! Elle ne me voyait même pas. Et moi qui ne voyais qu’elle, étais chaque jour plus amoureux et plus meurtri. Comment je l’abordai ce jour-là, je ne saurais le dire. Je venais de la dépasser lorsque j’entendis quelqu’un m’appeler. Je me retournai, elle trébucha contre je ne sais quoi, et je courus instinctivement vers elle pour éviter la chute. Je craignais que sa cheville fût foulée.

D’ailleurs sont pied avait déjà commencé à enfler. Je lui demandai sans trop savoir ce que je disais si je pouvais l’aider en quoi que ce soit. Non, elle n’avait besoin de rien, ses amies l’aideraient bien à aller jusqu’à l’arrêt du bus pour se rendre chez elle. Elle me remercia néanmoins et c’était comme si elle remuait un poignard dans ma poitrine. Quelqu’un au fond de moi lui demanda où elle habitait quoique je ne l’ignorasse point. La proximité de nos quartiers justifiait mon offre de la reconduire avec ma voiture, ce qu’elle refusa. Je n’eus pas le courage d’insister, me promettant intérieurement de laisser ma voiture le lendemain pour prendre le bus avec elle.

Les coups commencèrent à pleuvoir. Ils faisaient plus de mal à ma dignité qu’à mon corps habitué aux meurtrissures des contacts rugueux sur les terrains de sport. Et puis l’incrédulité est salutaire. Lorsqu’on atteint un certain degré dans la terreur, les sensations physiques s’amenuisent jusqu’à la disparition totale. Je me dis que tout compte fait, se retrouver aux mains des flics n’était pas une expérience si terrible qu’on le disait.

J’étais surtout intrigué par leur étrange manège : pendant que l’un posait son pied sur mon cou, l’autre me cognait avec ses grosses godasses. Et ils parlaient entre eux. Celui qui me tenait cloué au sol indiquait à son collègue, avant chaque coup, l’endroit où il devait frapper. –« Maintenant sur la tête, allez. » L’autre acquiesçait en ricanant…et je recevais le coup sur les côtes. –« Vise le ventre maintenant... » et je recevais sa chaussure en plein visage. Jamais un coup prévu n’atterrissait là où il était annoncé. C’était à croire qu’ils frappaient à l’aveuglette où qu’ils s’amusaient à un jeu dont je ne connaissais pas les règles.

Quand j’eus, beaucoup plus tard, des rapports plus « cordiaux » avec eux, ils m’apprirent en riant vicieusement que c’était Massinissa qui leur avait appris à employer cette méthode après avoir lu quelque part que cela perturbait les réflexes, induisait le cerveau en erreur et pouvait finir par altérer définitivement les capacités psychosomatiques de l’individu soumis à ce traitement.

A vrai dire, je ne redoutais pas tellement l’interrogatoire. Cela doit être le sentiment naturel de toute personne convaincue de son innocence. On s’arcboute à une petite lueur d’espoir, l’espoir qu’offre l’incrédulité. Il y a des gens prédestinés pour tous les types de tragédies. Celle-là ne peut pas être la mienne. Le sort fait fausse route.

-Qui t’a donné l’ordre de créer cette cellule ?

La question me surprit car elle était sans le moindre rapport avec tout ce à quoi je m’attendais. L’espace de quelques secondes, je me rappelai comme dans un rêve lourd et délicieux l’atmosphère oppressante des romans de Kafka et quelques vers surréalistes. De quelle cellule s’agit-il ? Confusément, je sentais qu’il ne s’agissait pas de cellule au sens scientifique. Mais je ne savais pas qu’il pût en exister d’autres. Pourquoi ne me dit-il pas clairement ce qu’on me reprochait pour qu’on puisse en finir vite ?

Cette farce ne peut plus durer. Car ce ne pouvait être qu’une grossière erreur. Je ne comprenais pas son acharnement à me répéter sans cesse des questions en rapport avec cette foutue cellule. Comme si je pouvais avoir quelque chose à voir avec des cellules. Le mot cognait à l’intérieur de ma tête et en tourmentait les parois endolories. C’était comme une balle de ping-pong qui ricochait à l’intérieur de ma tête en n’étant ni suffisamment lourde pour m’assommer ni assez discrète pour se faire oublier. Sournoisement, elle me tenait éveillé, à la disposition de mes tourmenteurs.

Lorsqu’on me releva pour m’emmener hors de la pièce, je n’avais pas encore résolu l’énigme affreuse de la « cellule » et ne comprenais pas pourquoi on ne m’en parlait plus. Je supposai avoir trouvé la bonne réponse sans m’en rendre compte.

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