La poésie de langue française a connu, depuis la fin du 19e siècle, une période de contestation des règles qui avaient prévalu depuis longtemps et que nous retrouvons, religieusement respectées, dans les vers d’un Boileau, d’un Racine ou d’un La Fontaine. Au cours du 20e siècle, on commence la tradition du vers libre, qui sera de plus en plus dominante en France, qui sera suivie ailleurs en Europe et dans le vaste monde, et dont la poésie arabe elle-même subira les retombées, avec des noms comme les Irakiens Badr Shakir al-Sayyab et Nazik Mala’ika…
Les raisons de ce bouleversement se prêtent à des interprétations diverses. Si l’on s’en tient aux poètes qui, tout en prenant part au changement, nous ont laissé des développements à caractère théorique, l’idée qui revient est que la poésie s’est laissée étouffer par son formalisme et qu’elle en a perdu ce qui fait l’essentiel de sa vocation.
Tous n’étaient peut-être pas d’accord sur une formule unique concernant la définition de cette vocation, mais ils se rejoignaient dans la pensée que cette dernière était trahie du fait de l’importance excessive prise par les anciennes règles, et dans la pensée aussi que le temps était venu de destituer ces règles, de la même façon peut-être qu’a été destituée l’aristocratie décadente suite à la Révolution de 1789.
Pourtant, ce diagnostic d’un étouffement de la poésie par les règles qui président à sa production n’a pas toujours prévalu et on peut s’interroger sur les raisons qui ont fait que ce qui était assez naturellement admis à une époque a cessé de l’être par la suite… Nous y reviendrons ! Demandons-nous pour l’instant en quoi consistent ces règles qui n’ont pas toujours été perçues comme décadentes, mais qui ont fini par être rejetées parce que considérées comme telles.
Il faut savoir que la langue française est une langue relativement récente – sa naissance officielle date de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539). Elle est issue pour l’essentiel du parler de la région dite « francilienne », située autour de Paris. Son émergence comme langue nationale s’est accomplie au prix d’une marginalisation, voire d’une suppression pure et simple de nombre de parlers régionaux.
L’apparition d’une poésie de langue typiquement française — notamment avec les « Grands rhétoriqueurs », puis avec Ronsard, Du Bellay et tout le groupe de la Pléiade —, qui est bien entendu ce par quoi le français allait se donner sa personnalité propre, a obligé d’aller puiser dans les traditions linguistiques plus anciennes pour se doter des instruments de son autorité et de son prestige.
A vrai dire, c’est le latin qui allait servir, avec l’italien, à la fois de réservoir pour inventer de nouveaux mots, de modèle à partir duquel conférer aux phrases des tournures plus élaborées et, aussi, de référence en matière de techniques de versification. Ce qui ne veut pas dire que l’opération fut celle d’un simple emprunt. Car le substrat linguistique de cette nouvelle langue avait ses spécificités : celles-ci allaient dicter des solutions qui, bien que s’inspirant du vers latin, se révèleraient différentes.
Syllabisme et accentuation
La différence la plus notable du vers français par rapport à son aîné latin réside dans l’abandon du système d’alternance entre syllabes brèves et syllabes longues dans la structure du vers. La poésie française propose une métrique simplifiée où l’unité rythmique se confond pour ainsi dire avec la syllabe. Seul le « e » muet vient perturber cette parfaite équivalence. Et nous voyons bien, nous les arabophones, que le français est une langue pauvre en accentuations. Ce qui la préserve de ce phénomène de transe verbale que l’on observe chez nous, dans la pratique de la poésie, et qui est présent aussi dans bien d’autres langues, y compris européennes : l’italien en particulier, cette langue « sonore », comme le notait Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues.
On ne peut d’ailleurs exclure tout à fait l’hypothèse selon laquelle l’isosyllabisme — l’égalité du nombre de syllabes dans les vers d’un même poème — ait fait l’objet d’un choix délibéré de la part des linguistes de l’époque. Et cela afin de conjurer la tendance des langues à susciter chez leurs usagers des états d’exaltation propices, pouvait-on considérer, au désordre de la pensée. Ce qui voudrait donc dire que la baisse de l’intensité rythmique dans le vers français aurait certes été voulue par la structure linguistique de base — celle du parler francilien —, mais aussi par l’instance politique qui supervisait l’opération de transformation ou de modernisation de la langue.
Par-delà l’existence de quelques principes généraux qui gouvernent la prosodie dans l’utilisation des langues, et qui se traduisent par des règles de versification, il convient de se rendre attentif au fait que chaque langue porte ses propres règles : chaque langue se donne à elle-même la mesure particulière selon laquelle elle entend marquer son « entrée dans la danse ».
Le fait que nous utilisions un certain nombre de concepts communs pour décrire ce qui se produit au moment où la langue se met en danse, ne doit pas nous abuser : c’est la danse elle-même qui crée son propre tempo, à partir de son génie propre, en puisant pour ainsi dire dans les vibrations de sa spontanéité. Cela signifie qu’il y a autant de modes de versification qu’il y a de langues.
En vérité, la poésie française elle-même intègre, de façon subtile, une pratique de l’accentuation qui l’empêche de se laisser enfermer complètement dans le moule artificiel du syllabisme – avec ses alexandrins, ses décasyllabes et ses octosyllabes. Et très tôt on observe des entorses aux règles, qui sont signalées sous la rubrique de « l’enjambement », du « rejet » et du « contre-rejet » – quand la syntaxe de la phrase traverse les limites imposées par le vers -, ou encore du « vers mêlé » qui passe d’un mètre à un autre dans un même poème. En un sens, le vers libre que pratiquent les poètes de notre époque revient à laisser la poésie reconquérir cet espace d’un rythme qui échappe à la métrique et qui relève d’une forme d’accentuation plus proche du souffle de la langue.
Le facteur politico-militaire
Mais, à côté de cette rythmique naturelle que chaque langue produit et qui lui est spécifique, il y a une reprise qui traduit cette rythmique en normes codifiées et qui relève, lui, du génie politico-linguistique. C’est ce que nous avons suggéré à travers l’exemple de la poésie française, mais la poésie arabe, bien avant la française, avait donné l’exemple d’une utilisation politico-linguistique de la poésie. En ce sens que la production poétique était mobilisée à des fins de diffusion de la langue arabe dans des aires où elle n’y était pas implantée, de manière à créer les conditions d’une cohésion culturelle.
Une caractéristique de la stratégie arabe dans ce domaine a été de lier poésie et religion. Ce qui, à la différence de l’expérience française, permettait de pousser à leurs extrêmes limites les possibilités d’insuffler du rythme dans le vers, en considérant que toute exaltation poétique qui en résulterait profiterait finalement à l’affirmation d’une même appartenance religieuse : magnifiée dans le poème, la langue arabe étant, en tant que langue du Coran, la langue divine par excellence et, dans le même temps, la langue de la communauté politique nouvelle.
Là où les linguistes français, dès la fin du 15e siècle, tentaient – vraisemblablement – de contenir la puissance du vers à susciter de la transe, les linguistes arabes des premiers siècles de l’islam faisaient quant à eux le choix de donner à la poésie toutes ses chances d’augmenter sa puissance magnétique, par un rythme appuyé grâce à une métrique très accentuée et par le renfort de la rime.
La poésie acquerrait le rôle de véritable arme de conversion au service de la stratégie d’expansion linguistique, accomplissant dans ce domaine des prouesses que ni les Grecs de l’époque hellénistique, ni les Romains de l’époque impériale n’ont jamais réalisées.
Il ressort de ces considérations que la fixation des règles en matière de versification n’obéit pas qu’à des exigences de correspondance avec les dispositions particulières de la langue à produire spontanément du rythme : elle obéit également aux attentes d’une stratégie linguistique. Laquelle relève elle-même d’un effort d’implantation et de sécurisation politico-militaire d’un territoire dans le cadre d’un jeu d’équilibre géopolitique.
Notre appartenance à l’aire arabophone et le fait peut-être que nous sommes les descendants des populations qui ont subi cette sorte d’offensive linguistique – par rapport à laquelle la poésie servait de pièce d’artillerie de choix, pour ainsi parler -, cela nous empêche souvent d’apprécier à sa juste valeur l’audace et l’originalité de l’impérialisme arabe des premiers siècles de l’islam, en cela précisément qu’il utilisait la langue comme moyen de consolidation des territoires.
Peu de peuples ont été capables d’utiliser cette arme dans leurs conquêtes. Peu de peuples, parmi les plus évolués, ont été en mesure de mettre au point cette « technologie », si ce n’est peut-être les Américains de nos jours grâce au cinéma et à la chanson, et surtout à la formidable industrie qui se trouve derrière.
Le poète désœuvré
Et ce génie arabe n’a pas échappé aux Européens quand ils se sont avisés de s’émanciper du latin et de se constituer des langues propres pour leur administration et pour leur littérature. Rappelons à ce sujet que le recours à la rime était rare chez les Grecs et les Latins. Qu’en revanche il était systématique chez les Arabes. Et qu’il le deviendra dans la poésie des nouvelles langues européennes à partir de la Renaissance : ce n’est sans doute pas un hasard. Cela s’appelle échange de bons procédés, ou plus exactement emprunt de bons procédés auprès de protagonistes s’étant livré dans le passé à des activités analogues.
Mais cet aspect nous révèle que ce que l’on appelle poète de cour n’a pas toujours été voué au divertissement. Dans certains moments de l’histoire, le rôle politique de ce poète a été tout à fait essentiel. Et les règles de la versification, dans ce qu’elles présentent de si impérieux, se trouvaient alors mobilisées et faisant l’objet d’une attention très sourcilleuse, au même titre que les règles qui organisent la fortification des villes ou la discipline au sein des régiments.
Mais on comprendra aisément que c’est, dans l’histoire de la poésie, quelque chose qui a pu passer relativement inaperçu, tant cette réquisition du poète avait lieu sous le sceau du secret, et sous les dehors d’une activité plaisante et purement récréative.
Ce qu’on comprend aussi, du même coup, c’est que, dès lors qu’ont été rendues moins présentes les conditions ayant présidé à la mise en place des règles de versification – conditions en considération desquelles a été conférée à ces dernières la valeur de normes quasi sacrées -, le poète ait pu commencer d’abord à y déroger, puis à les transgresser et, enfin, à les rejeter.
En France, à partir du moment où la langue française est entrée dans les usages et qu’elle a été adoptée au quotidien par les habitants du royaume à travers ses différentes régions, la mission de la poésie a cessé d’être celle d’une urgence politique : elle est passée du côté des loisirs littéraires. Et même pour ce qui est de cette mission qu’on pourrait appeler de « maintien en éveil de la conscience linguistique nationale », elle a été relayée, puis en grande partie remplacée, d’abord par le roman, ensuite par les gazettes.
Du coup, le poète s’est trouvé comme ces soldats démobilisés et livrés à eux-mêmes : obligé de redonner un sens à son activité et la trouvant, selon le cas, ou dans les salons à jouer les dandys décadents, nostalgiques d’une gloire perdue, ou dans une vie de bohême à réinventer son pouvoir antique de faire des étincelles avec les mots, et y parvenant parfois, au point de se muer en « voleur de feu », selon la formule de Rimbaud.
Dans les pays arabes, la démobilisation du poète a suivi aussi l’arabisation des populations dans les pays conquis. Elle s’est traduite par une marginalisation de la place du poète dans la société, conformément à une perception plutôt négative de sa mission dans les textes religieux fondateurs. L’homme de religion, dans cette configuration, pouvait cumuler les deux tâches : l’organisation du culte et l’entretien de la langue arabe au sein des populations. La mosquée pourvoyait aux deux, réduisant le poète à un désœuvrement quasi-total. De sorte que la perspective de sa propre réhabilitation ne semble donner des signes de réalisation qu’à travers une relation conflictuelle avec les acteurs du pouvoir !
Il est certain en tout cas que cette réhabilitation comporte des enjeux majeurs, en termes surtout de réappropriation d’une relation plus libre à la langue et de redécouverte de sa capacité à susciter du sens et du rythme en dehors de toute « supervision » politico-religieuse.