Le prisme et l’horizon/Ce qui se trame au sommet d’Istanbul

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C’est bien connu, les grands rendez-vous qui ont lieu sous les auspices des organisations internationales sont le moment que choisissent les acteurs politiques pour engager des négociations délicates ou peaufiner des alliances aux tenants et aboutissants complexes... La salle de conférences, où sont prononcés des discours convenus, n’est souvent qu’une devanture. L’essentiel se passe dans le secret de dîners savamment organisés, dans des salons privés et autres coins retirés, loin des atmosphères bruyantes…

Gageons que le 13e sommet de l’Organisation de la coopération islamique, qui se tient actuellement à Istanbul, ne dérogera pas à la règle. Le roi Salmane d’Arabie saoudite y est présent, accompagné pour l’occasion d’une forte délégation. Son arrivée en Turquie a eu lieu dès lundi, à vrai dire. Et le monde a pu assister, plutôt incrédule, à la scène d’un accueil dont le caractère particulièrement chaleureux a tranché avec la tiédeur des relations habituelles entre les deux pays... Bref, derrière le prétexte du sommet en question, il se trame quelque chose.

On se souvient par ailleurs que l’Arabie saoudite a récemment lancé une nouvelle coalition, dont les Tunisiens ont appris presque le jour même que leur pays en faisait partie et dont le but déclaré était la lutte contre la menace terroriste. Annoncée en décembre dernier, la coalition regroupe 34 pays musulmans, et plus précisément sunnites. Les mêmes, en gros, que ceux qui sont représentés actuellement à Istanbul à l’occasion du sommet islamique, si l’on excepte les pays d’obédience chiite. Mais, à ce jour, cette coalition n’a guère eu l’occasion de faire parler d’elle de manière notoire.

On note aussi que le roi Salmane a débarqué dans la capitale turque, Ankara, après plusieurs jours passés dans l’Egypte du maréchal Sissi. On a parlé à cette occasion de contrats faramineux signés entre les deux pays, parmi lesquels un projet de pont sur la mer Rouge pour relier les «deux continents». Or personne n’ignore que, depuis la chute du président Morsi en 2013, l’Egypte est une cible privilégiée des attaques verbales de la diplomatie turque... Et réciproquement. Si l’on devait toutefois s’en tenir à la devise selon laquelle l’ami de mon ami est mon ami, alors il faudrait penser que, au-delà du réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et la Turquie, il y en a un autre qui se profile à l’horizon : celui des relations entre la Turquie et l’Egypte. On notera à ce propos que l’Egypte figure depuis janvier dernier sur la liste des pays invités par le gouvernement turc... Et que la virulence des attaques verbales a baissé d’un cran depuis un moment.

Si cette hypothèse se confirme, cela signifie que l’on s’achemine vers la mise en place d’une alliance triangulaire entre les trois pays, qui devrait sans doute servir de pilier à cette coalition militaire mise en place en décembre. Mais il y a lieu de penser aussi que cette coalition se donne des ambitions économiques. On voit que la délégation qui accompagne le roi Salmane en Turquie est à peu près la même que celle qui l’a accompagné en Egypte, et qu’elle compte de nombreux profils économiques du staff saoudien.

Sur le plan stratégique, cette manœuvre aurait bien sûr l’avantage de renforcer la cohésion des pays musulmans face aux groupes jihadistes et leur permettrait de prendre les choses en main. Au jour d’aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui continuent d’assurer le commandement de la coalition anti-Daech en Syrie et en Irak, et les pays de la région qui en sont membres n’y assurent qu’un rôle de second ordre, aux côtés d’autres pays occidentaux. Le fait de reprendre l’initiative en matière de lutte contre la violence issue de lectures qui s’appuient sur les référents de la religion musulmane, et contre les entités politiques qui utilisent ces référents à des fins de rejet des autres traditions et des autres cultures, cela répond à une attente générale, à l’échelle mondiale. Le monde musulman doit mettre de l’ordre chez lui, ne pas laisser la tradition dont il se réclame être défigurée et manipulée par des esprits malfaisants, qui n’hésitent pas à fouler aux pieds le droit à la vie des hommes, non seulement parmi les citoyens musulmans mais aussi parmi les autres.

On sait ce que la situation actuelle coûte à tous les musulmans du monde en termes d’image, et de développement d’une certaine islamophobie dans les sociétés non musulmanes…

Mais, au-delà de cet objectif affiché, la réunion d’Istanbul va certainement servir aux pays du camp sunnite à constituer un bloc soudé pour faire face à l’alliance russo-iranienne, dont on a vu qu’elle est particulièrement efficace sur le terrain. L’Arabie saoudite et sa méfiance à l’égard de l’Iran d’un côté, la Turquie et sa méfiance à l’égard de la Russie de l’autre formeront le moteur d’un travail de négociation dans les coulisses.

Ce rééquilibrage est sans doute conçu comme une nécessité dans les chancellerie des pays du Golfe en vue de détendre leurs relations avec des Iraniens qui, sur la scène du reste du monde, ont engagé des relations économiques de plus en plus normalisées, depuis les accords sur le nucléaire, signés en juillet dernier.
Ce souci de se préserver contre ce qui est perçu comme un pouvoir de déstabilisation de l’Iran depuis la révolution khomeïniste n’est pas en contradiction avec le souci commun de conférer au monde musulman dans son ensemble une «unité et une solidarité pour la justice et la paix», selon le mot d’ordre que s’est donné le sommet de l’Organisation de la coopération islamique.

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