Année après année, depuis que, il y a six ans déjà, dans les profondeurs d’une province tunisienne, à Sidi Bouzid, le suicide d’un jeune oublié du droit à une vie décente a cristallisé un mécontentement populaire aussi ancien et profond que multiforme, il devient de plus en plus difficile de faire clairement un bilan du “printemps arabe”. Et de proposer une lecture éclairante de cette onde de choc qui a touché le Maghreb puis le Proche-Orient, avant de s’inviter, par réfugiés ou par jihadistes interposés, à la table du débat européen.
Au rayon de la politique étrangère d’abord mais aussi à celui, plus intime, de la difficile relation à l’Autre musulman. Ni l’ampleur ni la complexité de la tâche ne sauraient pour autant interdire de l’entreprendre. De quoi la moisson cognitive de cette période charnière se compose-t-elle ?
A quelque exception tunisienne près, la réaffirmation autoritaire qui s’est généralisée se réduit-elle à un simple retour à la case départ ? A cette formule mortifère du début des années 1990 où, sous l’œil bienveillant et complice des Occidentaux, obnubilés par leur lutte «contre les fondamentalistes », les raccourcis de la répression se substituaient aux exigences de la représentation ? Ou bien, si renouvellement il y a eu, où se situent les nouveautés ?
Le temps long du changement
Sans doute faut-il d’abord souligner que s’impose à l‘analyste une contrainte temporelle, ou une patience, qui ont souvent été malmenées. La facilité relative avec laquelle, en quelques semaines, les piliers tunisiens puis égyptiens du vieil autoritarisme arabe régional se sont effondrés a poussé les acteurs et, avec eux, bon nombre d’observateurs, à imaginer que la temporalité de la transition entre deux “mondes”, celui de l’autocratisme et celui de la démocratie pluraliste, pouvait se réduire à une paire d’années.
Chacun convient aujourd’hui qu’il n’en est rien. Sans préjuger de l’issue - dépassement ou restauration de l’autoritarisme - c’est bien en décennies qu’il est aujourd’hui réaliste de compter.
Une seconde constatation précieuse nous est désormais acquise : lorsque pendant plusieurs décennies les pouvoirs ont été strictement concentrés dans les mains d’un groupe dont les racines clientélistes ont eu tout le temps de s’implanter au plus profond du corps social, une majorité électorale, si elle donne juridiquement aux vainqueurs des urnes la maîtrise des appareils exécutif et législatif, ne suffit en aucune manière, ni dans l’arène nationale ni encore moins dans les enceintes régionale et internationale, à affecter durablement le rapport de force qui conditionne le pouvoir de décision.
Si les vainqueurs tunisiens des urnes ont réussi un temps à mettre en œuvre une partie au moins de leurs projets politiques en arrivant “au pouvoir”, leurs homologues égyptiens, confrontés à l’impressionnant iceberg de l’institution militaire, ont tardé à prendre la mesure du fait que les urnes ne leur avait donné que très peu de prise sur les principaux leviers du pouvoir. Et que la sécurité (police et armée), l’économie, l’information et, plus encore, la justice étaient de toute évidence demeurées aux mains des hommes de l’ancien régime.
L’omniprésente diversité des islamistes
Les printemps ont ensuite démontré, dans la phase électorale puis au cours de la séquence contre-révolutionnaire qui a suivi, que, au sein du paysage politique arabe tout entier, les islamistes étaient de très loin la première force d’opposition. Cette réalité, un temps occultée par les prévisions volontaristes de ceux des observateurs qui crurent pouvoir annoncer un énième “dépassement” voire un énième ”effondrement” des islamistes de tous bords, s’est depuis lors vérifiée partout de nombreuses manières.
Dans les urnes, en Tunisie puis en Egypte, les islamistes de toutes obédiences ont dans un premier temps remporté tous les scrutins. La démonstration s’est explicitée ensuite dans d’autres configurations moins pacifiques. En Syrie, il est devenu difficile de trouver la trace dans le champ de l’activisme militarisé, le seul laissé à l’opposition par la dérive répressive du régime, de stratégies ou de coalitions ouvertement «anti-islamistes ». Au Yémen, il est tout aussi illusoire de vouloir produire une lecture éclairante de la crise avec la vieille boîte à outils occidentale focalisée sur le seul clivage entre «islamistes” et “modernistes”.
Seules les appartenances tribales ou ethniques ont ici et là, au Yémen, en Syrie, en Irak, (notamment chez les Kurdes), ou en Libye (chez les Touaregs sahéliens), contesté au lexique de l’identité religieuse son évident primat.
Omniprésents sur les scènes politiques, les islamistes le sont au sein de formations d’une extrême diversité. Elles vont du courant personnalisé par le Tunisien Rached Ghannouchi, co-auteur d’une constitution considérée comme l’une des plus démocratiques mais aussi les plus séculières du monde arabe, à celui d’Al-Baghdadi, qui personnalise la ligne la plus sectaire du jihad global. A côté de la mouvance frériste, elle-même non exempte de diversités « nationales », le courant salafiste est traversé par un prisme politique extrêmement varié.
En Egypte, la diversité salafiste va du Hizb al-Nour, qui s’est départi de son quiétisme pour se lancer dans la compétition électorale et a choisi de faire prévaloir sa rivalité avec les Frères en s’alliant au pouvoir répressif d’Abdelfatah Sissi, jusqu’au parti du cheikh Hazem Salah Abu Ismaîl, «révolutionnaire» fugitivement candidat à l’élection présidentielle de 2012 - sans oublier la puissante poussée jihadiste qui s’est développée dans le Sinaï oublié de l’Etat (1).
L’islamisme chiite plus souvent mobilisé “par le haut” (en Iran, en Irak, en Syrie et au Liban) par des acteurs étatiques ou paraétatiques et donc “contre révolutionnaires”, n’en a pas moins été le terreau (au Yémen, au Bahreïn, en Arabie saoudite) par la première vague des mobilisations protestataires.
Les gauches, pourtant auréolées de leur passé de pionnières de la contestation, ont souvent, en donnant la priorité à la satisfaction de leurs rivalités avec les islamistes, failli à leur vocation révolutionnaire (2). En Tunisie comme en Egypte, les rapprochements esquissés un temps entre gauches et islamistes n’ont pas survécu à la victoire électorale de ceux-ci et, plus encore, à leur accession au pouvoir.
Profondément divisées de surcroît sur la lecture de la crise syrienne, une partie de ces gauches, au lieu de soutenir le combat révolutionnaire contre ceux que les urnes venaient de désavouer, n’ont pas résisté à la tentation de se ranger de facto dans le camp des “ennemis de leurs challengers” - sans trop se soucier que ce camp là était celui de la contre révolution, et sans parvenir pour autant à échapper à la répression, notamment en Egypte.
Défaite des islamistes ou victoire du hard power ?
Alors que, en juillet 2013, au Caire, les Frères musulmans avaient été “facilement” expulsés du pouvoir, certains ont voulu, avec de forts relents de «wishfullthinking», voir dans le recul consécutif d’Ennahdha en Tunisie, en 2014, le séisme idéologique tant attendu du “désaveu populaire des islamistes”.
Mais ni le reflux électoral en Tunisie ni, a fortiori, le triomphe en Egypte (ou au Yémen) du coup d’Etat qui mettait fin au mandat du premier président élu de l’histoire nationale, un temps habillé efficacement par les militaires en expression de la volonté populaire, ne sauraient permettre de conclure à une incapacité spécifique “des islamistes” à exercer le pouvoir (3). Davantage qu’au prisme de considérations idéologiques ou, a fortiori, religieuses, le recul des premiers vainqueurs des urnes doit en effet - et sans doute est-ce là l’un des enseignements essentiels de la première séquence printanière - être décrypté au travers du prisme de l’évaluation des rapports de force inhérents à la transition.
Les contre-coups subis par la popularité des premiers vainqueurs des urnes découlent plus vraisemblablement de leur rôle de fer de lance de la contestation que de leur couleur politique, en l’occurrence “islamiste”. C’est en effet, dans une conjoncture économique particulièrement difficile (du fait notamment de l’effondrement du tourisme), avec des cadres peu préparés et dans un environnement régional, européen et arabe (Emirats A.U., Arabie Saoudite puis Egypte notamment) particulièrement hostile, que la coalition dominée par Ennahdha a dû assumer le pouvoir. Rached Ghannouchi a dû de surcroît imposer à son parti une ligne idéologique très conciliante qui l’a certainement privé d’une partie de sa base électorale.
Des sièges parlementaires ou ministériels aux geôles ou à l’exil, de l‘activisme armé à l’action humanitaire, le spectre des trajectoires des vainqueurs déchus des premières urnes du printemps est aujourd’hui particulièrement large. Alors que les Frères égyptiens se retrouvent en prison ou en exil, leurs homologues tunisiens ont adopté, sous la houlette avisée (par l’avertissement du coup d’Etat égyptien) de Rached Ghannouchi, un profil consensuel qui leur a permis de demeurer au pouvoir - fut-ce dans une posture très minoritaire- au sein d’une coalition formée avec leurs challengers vainqueurs des urnes.
Cette configuration inattendue et innovante présente bien sûr d’évidents avantages : les islamistes d’Ennahdha ont fait l’économie du retour à la case prison et le pays tout entier celui d’une nouvelle fracture politique. A un coût relativement bas, l’hétéroclite soutenant le Président Béji Caïd Essebsi y achète pour sa part le soutien de la plus menaçante de ses oppositions potentielles. Le revers de la médaille de ce consensualisme inattendu est toutefois loin d’être négligeable : l’absence de tout pôle oppositionnel crédible laisse aujourd’hui en Tunisie l’entier marché de la protestation à de dangereuses alternatives. Elles vont de la protestation sociale violente à l’adhésion au jihad global (au sein duquel la Tunisie est aujourd’hui largement surreprésentée) en passant par la périlleuse traversée des adeptes du rêve européen.
La confessionnalisation, arme de la contre-révolution
Plus systématiquement que par le passé, les frontières sectaires entre sunnisme et chiisme ont tendance à concurrencer celles, malmenées par les conflits, des Etats nationaux. En Syrie, en Irak, en Libye, au Yémen, le repli sur les appartenances ethniques ou confessionnelles infra ou supra-nationales a souvent (en Syrie et au Yémen tout particulièrement) été initié par les régimes soucieux de diviser le front de leurs opposants. Au nombre de ceux qui ont entrepris de se reconstruire en dehors du cadre étatique national, les Kurdes se sont mobilisés au nom d’une appartenance plus ethnique que religieuse - démontrant que celle ci n’est pas l’unique substitut au lien national lorsque celui-ci vient à se déliter.
Contrairement à une image répandue, cette dynamique de confessionnalisation des appartenances politiques n’a pas affecté que les seuls acteurs sunnites du théâtre politique oriental. La mobilisation “anti sunnite” des chiites bien sûr mais également celle des Russes et des Occidentaux a bien souvent flirté avec la rhétorique tristement connue de la “croisade,” sectaire lancée en son temps par George W. Bush l’initiateur américain de l’invasion de l’Irak.
De “Charybde en Scylla” ?
La déposition, en 2013, des Frères égyptiens démocratiquement portés au pouvoir a inauguré une séquence contre-révolutionnaire qui ressemble beaucoup à une copie aggravée de la formule fondatrice de l’autoritarisme arabe. Les prisons de Sissi sont pires que celles de Moubarak, soulignent les observateurs. Sans surprise, d’Al-Qaïda à Daech, la violence des extrêmes djihadistes emprunte elle aussi, à l’égard des exigences humanistes les plus élémentaires, des raccourcis plus abrupts que jamais.
Les réactions à l’éviction de Morsi ont rappelé que “la communauté internationale” et en particulier les Européens ont à l’égard de leurs vieilles exigences de “respect de la légalité électorale” un attachement pour le moins sélectif. La Russie, en renouant avec les ambitions impériales de l’ère soviétique, a surenchéri en Syrie avec les pires des méthodes d’extermination rodées en Tchétchénie. “Drive them out”, a pour sa part exhorté Donald Trump depuis Riad, le 20 mai 2017, dans un appel à “combattre le terrorisme”, sans se soucier du fait que ses partenaires arabes apposent ce label au spectre entier de leurs oppositions les plus légalistes.
La France du président Hollande, longtemps convaincue du rôle pernicieux des pratiques du régime syrien, s’est très vite accommodée des crimes de son homologue égyptien. Et la France du président Macron a fini à peu de choses près par faire de même face à ceux de Bachar Al Assad. Cette caution des Occidentaux à l’autoritarisme arabe renoue avec une configuration mortifère initiée en 1996 à Charm al-Cheikh lors d’un fondateur congrès “contre le terrorisme”, où la dénonciation consensuelle du “fondamentalisme musulman” comme source de tous les problèmes de la région avait initié en réalité une forme pernicieuse de sur-idéologisation de la lecture et une internationalisation de la répression des oppositions internes aussi bien que, dans l’arène israélo arabe, des résistances régionales les plus profanes.
Le corollaire avait été sans trop de surprise l’enrôlement des militants les plus décidés dans les rangs des fondateurs du jihad global. Cette recette mortifère des années 1990 s’est aujourd’hui enrichie de quelques ingrédients nouveaux. Sur un registre populiste proche de celui promu par Donald Trump (et d’autres en Europe), la version “améliorée” par Sissi du discours de criminalisation des islamistes mobilise désormais une “préférence nationale” qui entend discréditer (comme trop “généreuse” et donc trop dispendieuse) la vieille solidarité islamique transnationale.
D’autre part, au Proche-Orient, des acteurs longtemps considérés comme secondaires s’affirment irrésistiblement. Iran et Turquie ont réussi à jouir d’une relative émancipation qui s’exerce logiquement au détriment des magisters américain, russe et plus encore, dans le cas de la Syrie, européen.
L’interventionnisme militaire des Emiratis et des Saoudiens s’était d’abord manifesté au Yémen contre l’influence régionale iranienne et chiite. En mai 2017, en se tournant contre le Qatar (sunnite), accusé de ne s’être pas assez clairement démarqué du mainstream oppositionnel dans la région, l’interventionnisme saoudo émirati a pris cette fois, avec le soutien au moins passif de Washington, une tonalité très explicitement contre-révolutionnaire. Ce n’est plus le concurrent régional chiite qui est perçu comme le plus menaçant mais bien l’opposition intérieure sunnite, représentée dans la Péninsule comme partout ailleurs, par le courant des Frères Musulmans.
Dans l’ombre des espoirs déçus du printemps arabe, de la lente descente aux enfers des sunnites irakiens ou syriens, ou des Palestiniens de toutes confessions, plus que jamais oubliés, la mécanique d’exacerbation et de “globalisation du ressentiment” lie les destins protestataires des théâtres politiques occidental et oriental. Et elle continue à donner au dernier avatar du jihadisme “global” une assise et un écho que rien ne paraît pour l’heure devoir limiter.
Notes
(1) Cf. Stéphane Lacroix : “Sharia et révolution. Emergence et mutations du salafisme révolutionnaire dans l’Egypte post-Moubarak”. (à paraître). Au sein de la mouvance révolutionnaire syrienne, les nuances d’appropriation en politique de la doctrine salafiste sont tout aussi marquées. Cf. Thomas Pierret et Ahmad Abazid : “Les rebelles syriens d’Ahrar al-Sham entre légitimités jihadiste et révolutionnaire”, Critique Internationale, (à paraître) ; Laurent Bonnefoy, “Le salafisme quiétiste face aux recompositions politiques et religieuses dans le monde arabe (2011-2016)”, (à paraître).
(2) Nicolas Dot-Pouillard, « Les gauches arabes orphelines de révolutions », Moyen-Orient, n° 29, janvier-mars 2016.
(3) Cf. notamment Bjorn Utvik : “A question of faith? Islamists and secularists fight over the post-Mubarak state” . Contemporary Arab Affairs Volume 10, 2017 - Issue 1