Pour tous ceux qui ont une mémoire politique, le nom provoque toujours le même effroi. Pinochet fut ce militaire chilien qui, le 11 septembre 1973, renversa l’Alliance populaire de Salvador Allende. S’ensuivit un déchaînement de haine contre tout ce qui ressemblait à un démocrate : plus de 3 200 morts et disparus, 38 000 torturés, des dizaines de milliers d’arrestations.
On n’imagine pas Georges Pompidou recevant à l’Élysée ce personnage honni. C’eût été l’émeute, si tant est qu’il en eût lui-même la moindre envie. Les temps changent. En 2017, il est possible de recevoir Pinochet à l’Élysée. Ou sa copie conforme. Le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, qui a reçu les honneurs du palais présidentiel, n’a pourtant rien à envier à son ancêtre en politique.
Auteur d’un coup d’État sanglant en juillet 2013, puis « élu » avec 96 % des suffrages dans un contexte de fraudes généralisées, il présente un bilan que n’aurait pas désavoué le dictateur chilien : 60 000 arrestations, 1 700 disparus, des dizaines d’exécutions. Et, comme on dit, « série en cours ».
Mais alors, qu’y a-t-il de si différent qui nous fait admettre aujourd’hui ce qui était inadmissible hier ? Les intérêts commerciaux viennent immédiatement à l’esprit. On rappelle un peu partout dans la presse que l’Égypte de Sissi a acheté pour six milliards d’euros d’armement à la France en deux ans, dont les fameux Rafale.
Le ministre Jean-Yves Le Drian, dont on imagine que, jeune socialiste, il manifestait contre Pinochet, a fait plusieurs fois le voyage du Caire. Il a noué, dit-on, une relation étroite avec le dictateur. Et il ne manque pas une occasion d’épingler ce magnifique succès à son palmarès de VRP de la guerre. Les temps changent. Les hommes aussi.
Mais la réponse économique, aussi cynique soit-elle, ne suffit pas à expliquer la connivence française avec un tel régime. Ce qui a changé, c’est la nature de l’adversité. Au Chili, Pinochet massacrait des sociaux-démocrates et des communistes. En Égypte, on tue des Frères musulmans.
D’amalgames en amalgames, nos politiques et, sous leur influence, une partie de notre société ont fini par admettre que ces massacres-là, c’est pour la « bonne cause ». C’est évidemment une faute grave, fondée, dans le meilleur des cas, sur l’ignorance. Les Frères musulmans ne sont pas des jihadistes. Voilà qui est difficile à dire dans un espace public qui ne s’embarrasse pas de nuances.
On ne peut plus guère rappeler que le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, avait été élu démocratiquement en 2012. Ni affirmer qu’il aurait sans aucun doute été battu tout aussi démocratiquement à la présidentielle suivante. Les Frères avaient déjà perdu la moitié de leurs voix entre les législatives et la présidentielle.
Mais il y a tout de même un point commun entre les dictatures chilienne et égyptienne. Une loi d’airain de ces systèmes répressifs : une dictature ne s’arrête jamais en si mauvais chemin. On commence ici par les militants de gauche, là par les Frères musulmans puis, par cercles concentriques, on élimine tout ce qui bouge dans une société. Les jeunes démocrates du mouvement Tamarrod, qui ont lancé les manifestations contre Morsi en 2013, en savent quelque chose.
Ils sont aujourd’hui, pour beaucoup, en prison. Comme les responsables d’ONG, les intellectuels, les journalistes, les étudiants, les homosexuels… Le « terrorisme » a le dos large. Sans compter que les Rafale, que M. Le Drian est si fier d’avoir vendus à la dictature, ne servent pas à combattre les terroristes ; ils pilonnent la population du Yémen, où le maréchal Sissi prête main-forte (l’expression prend ici tout son sens) à l’Arabie saoudite.
Les cyniques qui prospèrent dans l’industrie d’armement ou à la tête de l’État ont certes un proverbe à leur disposition : « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs… » La lutte contre le terrorisme justifierait quelques écarts. Notre loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » procède d’ailleurs du même raisonnement.
Mais en Égypte, cette logique est doublement criminelle. Non seulement elle donne un droit de tuer quasi illimité, mais elle fabrique du terrorisme.
L’impossibilité de combattre un régime par les voies démocratiques renforce les plus radicaux. Toute connivence avec le dictateur égyptien, au nom de la lutte contre le terrorisme, enferme donc le monde arabe dans une dialectique infernale, entre dictature et islamisme. La complicité des premiers avec les seconds est au minimum objective.
En Syrie, c’est allé beaucoup plus loin. Le régime, on le sait, a longtemps épargné les jihadistes pour mieux frapper les rebelles qui contestaient son pouvoir. La chute de Raqqa, capitale autoproclamée de Daech, aurait d’ailleurs été impossible sans l’intervention au sol des rebelles syriens et des peshmergas kurdes. Mais qui peut croire que le terrorisme disparaîtra en Syrie tant que Bachar Al-Assad, l’homme qui gaze son peuple, restera au pouvoir ? Au fait, M. Macron, savez-vous que ce personnage possède la Légion d’honneur ? La même qu’Harvey Weinstein.