Les islamistes… après le printemps

Photo

Alors que s’éloigne irrésistiblement la grande secousse printanière de 2011, en Tunisie et au Liban, deux consultations électorales viennent, dans des contextes très différenciés (municipal en Tunisie le 6 mai et législatif au Liban le 12) de donner une idée de l’état 2018 du rapport des forces politiques dans la région.

Toutes deux ont donné une victoire, au moins relative (avec 29,68 % des voix à Ennahdha et 37 % à l’alliance Hezbollah-Amal), à des formations « islamistes ». Peut-être, à ce premier indicateur, pourrait-on d’ailleurs ajouter les bons scores obtenus lors des législatives irakiennes – et donc dans une configuration elle aussi très différente – par la liste de Muqtada al-Sadr, forte figure de la scène chiite, dont une composante au moins de l’identité politique inclut indiscutablement la mobilisation du lexique religieux.

Sans se priver de souligner ces convergences, dont le quasi-silence de la presse occidentale mainstream souligne, à sa manière, l’importance, on ne doit surtout pas pour autant en tirer de hâtives généralisations.

D’abord parce que, il faut le rappeler sans se lasser, du Liban à l’Irak en passant par la Tunisie, l’appellation « islamiste » renvoie à des réalités par trop spécifiques pour que l’on continue à en faire une catégorie véritablement opérationnelle.

Ensuite, parce que au Liban (et en Irak), dans des contextes déjà très distincts, le jeu complémentaire de la variable communautaire donne de surcroît au mécanisme de démarcation du vote – et donc des victoires « islamistes » – un sens potentiellement très différent de celui qu’il a en Tunisie ou au Maroc notamment.

Certes, au Liban, la dynamique née de l’alliance nouée en 2006 entre le Courant patriotique libre de Michel Aoun, à dominante chrétienne, et le Hezbollah de Hassan Nasrallah, presque exclusivement chiite, continue à produire des effets.

Les listes soutenues par le Hezbollah ont en effet reçu le soutien de franges significatives de l’électorat sunnite. Mais le réflexe communautaire (chiite, sunnite, chrétien ou druze) continue manifestement à jouer un rôle central dans le choix des électeurs. Un vote « islamiste » peut ainsi masquer un vote plus banalement « chiite ». Car, comme le souligne Nicolas Dot-Pouillard, « les listes issues de la “société civile” contestant le système confessionnel libanais sont loin d’avoir percé ».

Même si ceux qui ont soutenu la liste Hezbollah-Amal pouvaient élire d’autres candidats chiites, on peut en effet considérer que la défense de l’identité communautaire promue avec une particulière efficacité par le Hezbollah et son allié Amal est demeurée l’un des critères déterminants de leur choix.

En Tunisie, la lecture de la « victoire » relative d’Ennahdha relève d’une problématique radicalement différente.

Avant tout, ce succès relatif démontre que, pour le parti sorti vainqueur en 2011 des urnes de l’Assemblée constituante, le fait d’avoir accepté de devenir l’allié minoritaire d’un parti (Nidaa Tounes) héritier plus ou moins direct du régime déchu de Zine el-Abidine Ben Ali n’a pas suffi à le « démonétiser ».

Pour Ennahdha, en matière de crédibilité oppositionnelle, le prix à payer a certes été très élevé. Mais cela n’a manifestement pas suffi à détourner de lui les électeurs, qui se sont mobilisés en nombre, fût-ce dans une proportion (33,7 %) bien moindre que sept ans plus tôt (51, 47 %) pour le vote de la Constituante.

Le réalisme d’Ennahdha

En réalité, en Tunisie, dans une compétition pour la gestion locale qui fait sa première apparition dans les pratiques électorales postérieures à la révolution, Ennahdha a peu capitalisé sur le bilan, forcément mitigé, de sa participation au gouvernement d’union nationale.

Plus vraisemblablement, le mérite qui lui a été reconnu tient à ce réalisme qui a non seulement épargné à ses militants le retour à la case prison, mais plus encore au pays tout entier le passage par les turbulences d’une contre-révolution à l’égyptienne ou, pire encore, libyenne, syrienne ou yéménite.

La « victoire des islamistes » tient également, bien sûr, aux profondes divisions du principal parti au pouvoir. Elle tient aussi – mais c’est là, a contrario, une preuve de la bonne santé des vainqueurs des urnes – à la remarquable faiblesse des oppositions alternatives, de gauche notamment.

À la différence d’Ennahdha, ce mal nommé « front populaire » (par les yeux duquel le leader de la France insoumise persiste pourtant à décrypter le monde politique arabe tout entier) a été parfaitement incapable d’affirmer sa présence dans chacune des circonscriptions du territoire national.

Comme Muqtada al-Sadr – pionnier irakien de l’ouverture transconfessionnelle (au point de refuser d’aller soutenir Bachar al-Assad ou de se risquer à s’afficher avec Mohamed ben Salmane, l’homme fort de l’Arabie saoudite et du sunnisme) –, Ennahdha a su enfin éviter le piège de l’enfermement.

Près de la moitié de ses listes, par ailleurs largement ouvertes à la composante féminine de la société, ont accepté des candidats indépendants extérieurs à ses rangs. Et le parti que son fondateur ne veut plus dire « islamiste »est allé jusqu’à se faire représenter à Monastir par un candidat de confession juive.

Pour achever de brouiller de vieilles lignes, il est éclairant de noter que le débat qui, à la veille du mois de Ramadan, opposait Nidaa Tounes et Ennahdha pour la mairie de la capitale tenait notamment au fait que le parti « anti-islamiste » répugnait à confier à une femme (Souad Abderrahim) le poste symbolique de « cheikh de la ville » !

La « crédibilité » gagnante des islamistes

Une fois que l’on a rappelé l’extrême diversité de ces deux configurations, rien n’empêche ensuite de prendre acte du fait que, lorsque subsistent des espaces de liberté, fût-ce dans des environnements distincts, au service de stratégies et en usant de modes d’actions diversifiés, c’est bien le lexique islamiste qui demeure à ce jour le plus fonctionnel, d’un bout à l’autre du Maghreb et du Moyen-Orient.

S’ils ne le sont plus nécessairement pour des raisons « idéologiques », en vertu de leur couleur politique, les islamistes sont de plus en plus souvent élus, plus banalement, pour leur seule « crédibilité » d’acteurs.

Ainsi, malgré l’usure du pouvoir, le Hezbollah se maintient comme la première force politique exprimant les attentes des chiites (et d’une frange, au moins, des sunnites et des chrétiens) libanais et, dans les rangs d’un électorat désillusionné, c’est bien Ennahdha qui fait en Tunisie la moins mauvaise prestation, les forces de gauche– bruyantes lorsqu’il s’agit de manier l’invective contre les islamistes – brillant ici par leur silence et par leur inaction.

Reste, en Europe, aux interlocuteurs politiques de cette région majeure de leur voisinage à se pénétrer de cette réalité. Et à se décider à abandonner le vieux logiciel qui les fait imperturbablement emprunter, pour construire leur lecture de la scène politique de leurs voisins, le vieux raccourci terriblement simplificateur d’une dichotomie « islamistes vs. Laïques » ou, pire encore, « islamistes vs. Modernistes », dans laquelle la complexité et les dynamiques réelles du monde « musulman » refusent de plus en plus de se laisser enfermer.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات