Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord requalifier le terme de « soutien ». Plus que de soutien, il s’agit d’une identification. Une identification qui ne consiste pas en un simple transfert. Il s’agit au contraire du partage d’un vécu commun, celui de la dépossession et de la domination coloniale. Et plus qu’un vécu commun, c’est le partage d’un destin commun qui, en même temps que la Palestine, a projeté tout le Monde arabe dans l’abime colonial.
Le monde arabe ne s’est pas seulement senti concerné par la colonisation à laquelle était promise la Palestine, il la vivait, la subissait en même temps qu’elle, avec elle. C’est dans cette commune question coloniale que s’ancre cette solidarité qu’on peut qualifier d’organique avec la Palestine.
Une solidarité qui n’est ni communautaire ni religieuse.
L’intrusion du religieux sur le terrain de ce conflit ne date que des années 80. Elle est à placer dans ce mouvement global de montée des mouvements religieux prosélytes (Islamisme, protestantisme notamment évangéliste, judaïsme ultraorthodoxe) et plus généralement du conservatisme, de l’illibéralisme et des extrêmes droites mondiales.
Israël a ainsi également son « Hamas israélien » (pour reprendre l’expression de Eli Barnavi désignant les religieux ultraorthodoxes) qui a fait son entrée en force dans le gouvernement dans des postes clés. Ils sont issus du même mouvement que l’assassin de Itzhak Rabin.
La chambre des représentants aux Etats Unis a mis à sa tête un militant évangéliste d’extrême droite. Parce que leur prosélytisme s’est confronté au prosélytisme islamiste en Afrique, leur nouvelle terre d’élection, les évangélistes, foncièrement antisémites, se sont convertis dans le soutien inconditionnel à Israël.
C’est aussi en convertissant leur antisémitisme en antisémitisme dirigé contre les arabes et les musulmans et en en reprenant exactement les mêmes termes et la même terminologie, que toutes les extrêmes droites occidentales se sont converties en nouveau soutien inconditionnel d’Israël au point de gêner certains de ses défenseurs.
Les Iraniens sont les derniers à embrasser le conflit. D’un nationalisme arabophobe, ils sont moins propalestiniens qu’anti-israéliens, la présence massive des Américains (26.000) et des Israéliens (plusieurs centaines) pour protéger le Shah marque toujours les mémoires. Ils ont fait de la cause palestinienne le ticket d’entrée dans le monde arabo-musulman où, chiites, ils sont très minoritaires. Mais ils ne sont pas prêts à y remettre en cause leur sécurité.
La surévaluation de leur rôle dans l’attaque du Hamas, pourtant démentie par les services américains, cache la volonté ancienne d’Israël d’en découdre avec eux pour assurer son monopole sur l’arme nucléaire dans la région. Mais cette version conforte surtout Israël dans son narratif de négation d’une nation palestinienne et donc d’une résistance palestinienne en la réduisant à un groupe manipulé par l’Iran. Elle participe de la même logique des « Accords d’Abraham », celle d’enjamber les Palestiniens en régionalisant la question.
Pour surprenante, voire sidérante, l’attaque du Hamas est bien palestinienne.
Violence et domination
Dans les conflits géopolitiques, on ne peut ignorer la part d’ « irrationalité » dans les actions des acteurs. En situations de domination, notamment coloniale, il est courant que les acteurs dominés, écrasés par un rapport de force exagérément déséquilibré, ne voient d’autres issues que celle de tenter de forcer le destin même au prix d’actions « insensées ». « Insensées », parce qu’elles défient le réel et l’entendement, celui des « lois naturelles » de la force et de la guerre.
« Insensées » parce que leur part de désespérance engendre des angles morts politiques et humains catastrophiquement contreproductifs. « Insensées » parce qu’elles prennent le risque d’un retournement de situation suicidaire. Mais ça, seul l’histoire peut le dire et plus tard. L’action du Hamas est lestée de toutes ces ambiguïtés.
Mais l’« irrationalité » se retrouve aussi chez Israël et chez les puissances qui le soutiennent Ces dernières conviennent toutes que l’offensive démesurée d’Israël contre Gaza est vouée à se retourner contre lui avec un drame humanitaire dont les conséquences sont incomparablement plus effroyables que l’action du Hamas. Même stratégiquement, elle pourrait être très couteuse à l’armée israélienne. Mais ces mêmes puissances cautionnent la « nécessité » de cette riposte en la justifiant par la profondeur du traumatisme israélien et un désir de revanche difficile à contenir. Et qu’il faut donc laisser se déverser pour être évacué.
C’est aussi pour ne pas contrarier cette « rage » que les pays occidentaux s’étaient abstenus pendant quasiment un mois de condamner les actes de vengeance des colons contre les civils en Cisjordanie. Deux semaines après l’attaque du Hamas, le bilan se montait déjà à une soixantaine de civils tués et trois cents depuis le début de l’année. Des meurtres qui s’inscrivent dans une volonté de nettoyage ethnique méthodiquement mise en place par Netanyahu.
Que dire alors de la « rage » accumulée de l’autre côté par des décennies de domination, d’humiliation, de dépossession, d’enfermement et d’éradication à grande échelle ? Et que faire du désespoir et de la haine qu’elles ont engendrés et accumulés depuis trois-quarts de siècle ?
Porter le débat sur le seul terrain moral sans le relier au contexte colonial, comme l’injonction faite de condamner l’action du Hamas mais en évacuant son contexte politique, revient de fait, à cautionner la domination coloniale et à la pérenniser comme fabrique de haine et de violence, régulée par la seule loi du talion.
Israël, contre Israël
Difficilement, le droit à l’existence d’Israël est aujourd’hui, majoritairement admis en Palestine mais aussi dans le Monde arabe. Ce qui pose problème, c’est à l’inverse, le refus d’Israël de reconnaitre le droit à un Etat palestinien. Explicitement affiché depuis plus de 20 ans par les gouvernements successifs, ce refus est de fait légalement entériné par la nouvelle loi fondamentale encourageant la colonisation alors que celle-ci, par ses larges emprises en Cisjordanie, l’a déjà rendu impossible.
Israël qui annexe par ailleurs des territoires en Syrie et en occupe au Liban, n’a toujours pas défini lui-même ses limites territoriales. Pour quelles limites territoriales Israël peut donc exiger la sécurité à ses partenaires arabes? Où s’arrête Israël, est une question que se pose le Monde arabe alors que la référence à un Israël biblique est largement partagée par la classe politique et la société israélienne et qu’au moment de la création du foyer national juif, le mouvement sioniste a officiellement revendiqué un territoire qui déborde au moins sur le Liban, la Syrie et la Jordanie.
Cet appétit territorial qui suscite une appréhension même chez ceux reconnaissant Israël et qui renforce la défiance des autres, en légitimant la colonisation, en a infusé dans la société israélienne les valeurs de domination et de ségrégation qu’elle implique fatalement, menaçant et érodant déjà la laïcité et la démocratie, cette plus-value dont se prévaut Israël
Si de larges pans de la société israélienne se battent contre cette dérive autocratique et autoritaire, ils ne font toujours pas le lien avec la colonisation et se effets-retour de régression sur la société israélienne. La colonisation reste l’angle mort.
Toute domination se retourne contre le dominant. Il n’y a pas de domination sans abomination.