Dans le récit que les Israéliens se font de la naissance d'Israël, il y a le vote de l'ONU en novembre 1947 qui porte sur un plan de partage et puis il y a la période des guerres à la faveur de laquelle Israël va étendre son territoire. Les victoires remportées doivent beaucoup à une faiblesse constitutive des armées arabes de l'époque, mais aussi au soutien dont bénéficie Israël de la part des pays occidentaux. Les historiens nous diront un jour quels étaient les ressorts plus ou moins secrets de ce soutien, parmi lesquels il existe bien sûr le sentiment de culpabilité par rapport au traitement subi par les Juifs en Europe lors de la seconde guerre mondiale mais également pendant toute la période qui précède... Il y a aussi la puissance financière acquise par certaines familles de confession juive qui ont su se rendre politiquement très influentes au sein des pays occidentaux les plus dominants sur la scène internationale.
Mais, quelle que soit la nature précise de ces ressorts et quelles que soient également les raisons de l'infériorité arabe malgré l'avantage numérique, les succès militaires d'Israël ont fait basculer le récit des événements du plan du droit international à celui de l'épopée : d'une épopée qui plonge ses racines dans le passé biblique. On parle bien sûr du point de vue de la représentation juive des choses.
Il y a, dans tout un pan de la société israélienne, l'idée qu'au-delà de l'ONU et de ses décisions, il y a une volonté divine d'octroyer la terre de Palestine au peuple juif, de la même manière que cette volonté s'est manifestée dès l'époque de Moïse, après la sortie d'Egypte qui peut d'ailleurs correspondre aujourd'hui à l'ensemble des pays où les Juifs ont subi l'humiliation et la mort, Allemagne en tête... Soit dit en passant, si on reproche au Hamas de s'appuyer sur une raison théologique pour conférer de la force et de la persévérance à son action de résistance, il faut savoir que les Israéliens font de même, bien que de manière plus discrète pour ne pas effaroucher les esprits laïcs de leurs alliés.
L'épopée biblique se répète : voilà ce que disent tout haut beaucoup d'Israéliens et voilà aussi ce que se disent plus bas beaucoup d'autres Israéliens, à qui leur culture rationaliste interdit de parler plus fort sur ce sujet.
Cette conception épique d'Israël et de ses victoires sur les Arabes a été confortée par les gouvernants israéliens et elle n'a pas été dénoncée comme anachronique par les alliés d'Israël : on y voit un ciment précieux capable d'assurer le maintien, voire le renforcement d'une position stratégique au sein du Moyen-Orient.
Or ce qui est perçu sans doute comme un des moyens de la guerre, dans sa dimension psychologique, peut revêtir une dimension autre. En ce sens que le conflit israélo-arabe migre sur le terrain théologique et engage les représentants des autres familles de la tradition monothéiste à prendre position sur la prétention selon laquelle Dieu voudrait redonner la Palestine aux Juifs.
Pour l'islam, cette prétention sonne clairement comme un désaveu par rapport à une histoire qui fait de Jérusalem, d'Al Qods, un lieu saint et de la terre de Palestine une terre musulmane. En outre, mettre les musulmans palestiniens dans le rôle des anciens polythéistes cananéens n'est rien d'autre qu'une injure inacceptable...
Mais pour le christianisme aussi, cette volonté divine vient démentir un certain cours de l'histoire sainte en vertu duquel Dieu s'est incarné en la personne de Jésus-Christ et a ouvert l'Alliance au vaste monde : cette répétition du passé, de son point de vue, n'a pas de sens. Elle détruit ce qui est venu après.
Il semble en tout cas qu'à la faveur de ce retour juif en terre de Palestine, un conflit de nature essentiellement théologique soit relancé, qui tourne autour de la juste façon de porter l'héritage d'Abraham. Ce qui veut dire que le combat des Palestiniens pour la restitution de leurs terres ne fait que cacher un conflit plus vaste, qui est de nature herméneutique, et qui est engagé, désormais irréversiblement.