Les événements à Gaza sont marqués dès le début par l'élément de l'étrangeté. Les choses ont commencé avec l'incursion de l'armée du Hamas dans la zone sous contrôle d'Israël et le fait que ce dernier ait mis un temps très long à répondre. Elles se sont poursuivies avec le type de réponse engagée dans la suite par le gouvernement israélien : les bombardements massifs sur des parties habitées de Gaza, avec tout ce que cela implique de morts parmi les civils palestiniens, sans que le "monde civilisé" ne bronche.
Le besoin d'éradiquer le mouvement "terroriste" que serait Hamas a donné et continue de donner carte blanche pour commettre des massacres à grande échelle. L'émoi que cela provoque au niveau de l'opinion internationale, y compris dans les pays occidentaux, n'a pas fait changer les gouvernements dans leur position de soutenir Israël dans son prétendu "droit de se défendre"…
Un troisième élément d'étrangeté renvoie à la passivité des pays arabes. En fait, c'est un sujet de dépit récurrent à chaque fois que les Palestiniens sont pris à partie par Israël à travers des actions de punition collective : "Où est la solidarité entre nations arabes ?" se demande l'homme de la rue. Et la réponse à la question arrive, de manière tout aussi récurrente, sous sa double forme : "Les pays arabes sont impuissants, sur les plans aussi bien économique que militaire" et "Les dirigeants arabes sont à la solde de l'étranger : ils ne portent pas les espoirs et les attentes des peuples qu'ils gouvernent et ne peuvent donc pas courir à la rescousse d'un des peuples arabes frères qu'un ennemi malmène... A supposer qu'ils le veuillent, cela ne leur serait pas permis par leurs "tuteurs" qui les ont placés là où ils sont aujourd'hui".
Quelle est la part de vérité dans ce discours que dicte l'amertume ? Sans doute qu'elle n'est pas entière. Est-elle nulle pour autant ? Sans doute pas non plus. Mais ce qui constitue l'élément d'étrangeté cette fois, c'est que cette passivité des pays arabes se laisse assimiler par de plus en plus d'analystes à une complicité dissimulée. En d'autres termes, et aussi hardie que puisse paraître l'hypothèse, nombre de pays arabes seraient intéressés par l'option de la liquidation de la question palestinienne.
Laquelle liquidation équivaudrait à l'entrée des pays arabes dans la sphère économique et culturelle de l'Occident... Laquelle liquidation signifierait que les pays arabes pourraient enfin bénéficier des mêmes progrès dont a bénéficié Israël en tant qu'allié de l'Occident et accéder ainsi à des paliers nouveaux de développement... Or la question palestinienne est perçue comme un obstacle qui fragilise le processus, qui l'expose à des risques de recul incessants. C'est un obstacle face auquel, se disent-ils, toutes les approches ont échoué et pour lequel il ne reste plus que la solution radicale de l'éradication de Hamas, en tant que structure qui incarne aujourd'hui la dernière forme de résistance palestinienne...
Mais comme ils ne peuvent bien sûr pas s'acquitter eux-mêmes de cette mission, ils en confient le soin à Israël, qui aura d'autant moins de scrupules à s'en acquitter qu'il a lui-même des intérêts à se débarrasser d'un ennemi gênant qui le menace de ses roquettes et dont l'élimination ouvre par ailleurs de nouvelles possibilités d'extension territoriale... Bref, tout le monde y trouve son compte, selon une certaine conception des priorités.
Que signifie cette hypothèse hardie qui n'est qu'une hypothèse ? Elle signifie que la conception de la paix dans la région du Moyen-Orient, à long terme, ne passe plus dans la tête des dirigeants arabes par un règlement du problème palestinien, mais bien par une liquidation de ce problème. Et par une liquidation qui adopte les éléments de raisonnement qui sont ceux du plan de Trump à travers les Accords d'Abraham.
Si cette hypothèse se confirmait, ce serait bien sûr l'occasion d'un énième cri à la trahison. Mais les cris à la trahison ont-ils jamais apporté une réponse aux situations dramatiques que nous connaissons ? Pas que je sache. Mieux que les cris à la trahison, il y a la méditation autour de la défection de l'intellectuel arabe qui ne parvient pas à apercevoir des issues aux crises... Ou disons plutôt qu'il ne parvient pas à faire de la situation de crise que nous traversons l'occasion d'émerger comme acteur de la scène politique capable de dégager des issues originales et audacieuses, là où les politiques ne sont capables, au nom d'un certain pragmatisme, que d'adopter et de mettre en œuvre les solutions imaginées et mises au point par d'autres et sous d'autres cieux.
La trahison, c'est aussi celle de l'intellectuel qui, quand il se contente de crier à la trahison, se réserve le droit de se mettre dans le rôle du spectateur dépité mais désengagé... C'est parce qu'il laisse devant lui un désert d'idées que le politique en vient à se mettre au service des idées d'autrui.