De la fin de la Seconde guerre mondiale à la fin du XXème siècle, le monde a connu deux poussées bien distinctes de « démocratisation », avec toute l’ambiguïté de ce vocable même. Ces mutations ont pris des tournures contrastées, s’étant produites dans des contextes spatio-temporels très différents.
La première poussée, située entre l’immédiate fin de la guerre et le milieu des années 1970, se divise à son tour en deux topoi tout à fait distincts.
D’une part, les principaux pays vaincus lors du conflit mondial, le Japon et l’Allemagne, dans sa partie occidentale, ont connu un processus de conversion à la démocratie intrinsèquement lié aux conditions de leur occupation par les puissances victorieuses, les Etats-Unis au Japon et les Alliés en Allemagne de l’Ouest – des démocraties.
Le cas de l’Italie, autre puissance vaincue, est sensiblement différent – elle n’a pas connu d’occupation durable et la transition du régime fasciste à la démocratie parlementaire a résulté de la combinaison de la progressive retraite vers le Nord de la Wehrmacht, de la débandade de ses séides locaux après le débarquement allié en Sicile, et d’un mouvement populaire insurrectionnel issu de la Résistance animée notamment par les communistes.
La conversion de l’Allemagne occidentale et du Japon au régime démocratique ne se réduit pas à la dimension d’une assimilation ou d’une acculturation politique imposées de vive force par les vainqueurs de la guerre. Elle n’est pas le simple prolongement ou décalque du régime d’occupation. Elle résulte aussi de processus mimétiques, c’est-à-dire de son adoption par les élites politiques et culturelles locales, au fil d’un processus durable d’acculturation politique, mais aussi social, culturel, moral. Bien sûr, au Japon, le proconsul des Etats-Unis, un militaire, guide pas à pas la mise en place d’institutions démocratiques tout en préservant l’institution impériale [1].
Mais cette radicale réorientation de la forme institutionnelle de l’appareil de gouvernement et du régime de la politique, de la forme de gouvernement et de la structure étatique a pour condition le consentement et la collaboration active des élites locales. De la même façon, en Allemagne de l’Ouest, ce sont les puissances occupantes qui tracent la direction et fixent le cadre du rétablissement de la démocratie, qui imposent les conditions de la dénazification, tandis que se pérennise l’occupation militaire jusqu’aux dernières décennies du siècle dernier – les Etats-Unis disposent encore aujourd’hui de la base aérienne de Ramstein, en Westphalie.
Le point décisif ici est la tournure insolite et intrinsèquement paradoxale de cette figure de la « démocratisation » : elle ne résulte pas, dans les pays concernés, de l’enchaînement d’une fondation ou refondation d’un régime démocratique sur un mouvement populaire d’émancipation, sur une résistance ou un soulèvement, sur une aspiration partagée à la démocratie entendue comme régime de liberté, mais au contraire sur une défaite, un alignement, une mise au pas imposée par une puissance étrangère – donc sur un processus au cœur duquel se trouve établie la figure de la soumission et de l’hétéronomie.
Mais s’y ajoute la transposition d’un modèle et les effets mimétiques qui s’y rattachent. Cette figure de la démocratie importée et sous tutelle est une sorte d’oxymore – mais qui a beaucoup prospéré depuis. Le lien entre accession à l’état de majorité (Kant) et démocratie est défait, ou bien, en termes historiques, la filiation entre l’esprit de 1848, du Printemps des Peuples, et l’aspiration ou les promesses de la démocratie. C’est donc dans cette configuration une bien paradoxale démocratie qui s’instaure, celle d’un « gouvernement du peuple » placé sous le régime d’un état de minorité prorogé sous une autre forme – non plus la dictature nazie ou le clan militariste/expansionniste au Japon, mais celle des maîtres et tuteurs, les puissances libérales qui ont gagné la guerre.
La démocratie a, dans ces conditions la couleur de la défaite et la forme d’une copie conforme – un régime empruntant l’essentiel aux systèmes politiques des vainqueurs. Une radicale déliaison s’est opérée ici entre démocratie et aspiration à la condition de majorité, pour ne rien dire de l’esprit du soulèvement contre ce qui tend à maintenir le peuple dans une perpétuelle condition de minorité.
Ceux qui adoptent alors une constitution démocratique vouée à devenir un habitus à l’échelle de la société le font sous l’emprise d’un affect qui n’est pas l’amour de la liberté ou l’esprit d’indépendance, mais plutôt le réalisme dans son sens le plus trivial, ou l’opportunisme.
Le cinéma de Rainer Werner Fassbinder explore avec férocité les arcanes de ces stratégies et tactiques de l’imitation, l’adaptation et des petits et grands profits qui peuvent en être tirés [2]. La démocratie, s’établissant dans ces conditions s’associe plutôt aux passions basses qu’à la conversion sincère à une forme de gouvernement et un mode de vie inspirés par des valeurs et des idéaux élevés.
Avec son côté « culte du cargo » (le côté « magique » de l’emprunt des recettes qui ont profité au vainqueur), elle conclut un pacte avec l’alignement – une forme atténuée de soumission, mais établie assurément du côté de l’hétéronomie – en politique internationale, dès les années 1950, le Japon et l’Allemagne deviennent plus royalistes que le roi, plus alignés sur les Etats-Unis que tous les autres Etats dépendants et clients de la puissance américaine, des bastions avancés de l’Occident face à l’autre camp durant la Guerre froide (la RFA Frontstaat face au bloc soviétique et le Japon prestataire de services et de bases militaires durant la guerre de Corée puis la guerre du Vietnam).
Davantage que des alliés fidèles, ce sont des alignés et des suivistes, des convertis de fraîche date rivalisant de zèle dans l’adoption des façons de voir et de faire, des intérêts de la puissance hégémonique à laquelle ils se sont ralliés sous l’effet de circonstances écrasantes. Cette figure de la démocratie conformiste et alignée débouche tout naturellement sur l’établissement durable d’un conservatisme politique et culturel aux traits marqués dans ces deux pays (incarné, dans l’ordre de la politique institutionnelle, par le PLD au Japon, aux affaires pratiquement sans interruption depuis que le Japon a retrouvé sa souveraineté, et CDU/CSU en Allemagne de l’Ouest puis réunifiée).
Le maintien des bases militaires américaines est la marque symbolique de l’introjection par les élites dominantes de ces pays de la subalternité associée à la démocratie. Bien sûr, ces lignes de force de l’histoire de l’Allemagne et du Japon après la Seconde guerre mondiale vont tendre à être moins visibles lorsque ces deux pays, devenant des puissances économiques de premier plan, vont entrer en concurrence avec les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale. Mais jamais cette concurrence économique qui, aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, donna lieu, à la fin du siècle dernier, à quelque accès de fièvre anti-japonaise ravivant le spectre du « péril jaune » transféré de la sphère démographique à la sphère économique [3], n’alla jusqu’à remettre en question l’alignement systémique du Japon et de l’Allemagne sur les Etats-Unis et le bloc occidental, leur territorialisation dans cet espace – l’Occident global indissociable de ses racines blanches.
Le Japon, c’est de plus en plus évident aujourd’hui, est devenu la pièce maîtresse du bloc occidental en Asie orientale, face à la puissance montante de la Chine, le Frontstaat de l’Occident face à ce grand Autre dans la région, appelé à être épaulé dans un futur proche, selon les vœux de Washington, par la Corée du sud, Taïwan et les Philippines ; l’Australie constitue le grand arrière de cet arc ou première barrière du « monde libre » relooké en démocratie globale face à la Chine, puissance continentale avant tout, en mal de déploiement de son grand espace maritime [4]. De la même façon, l’Allemagne, c’est, aux yeux de Washington, le centre de gravité et la pièce maîtresse de l’OTAN, bien davantage que la France, réputée velléitaire et imprévisible. On a, avec ces deux pays, deux verrous de la total-démocratie face à ce qui lui résiste encore, deux verrous de la « civilisation occidentale » entendue globalement dans une perspective qui assume pleinement la tonalité guerrière et offensive du « choc des civilisations ».
Plus les choses « avancent » (dans le sens de l’affrontement), plus le bloc hégémonique se relance dans une perspective de contain and roll back, c’est-à-dire de reconquête, et plus le spectre de la guerre des races et des espèces revient hanter le théâtre de la méga-altercation annoncée [5]. Il faut, en la matière, apprendre à appeler un chat un chat, aussi accablants que soient ici les diagnostics découlant d’une analyse dégrisée des conditions du présent.
Quand je lis dans Taipei Times, l’organe local des supplétifs de l’hégémonisme états-unien, que « la revitalisation de la civilisation occidentale passe par Taïwan » (3/06/2023), j’entends distinctement l’écho d’une guerre des civilisations inlassablement attisée par les croisés de la démocratie impérialiste/universaliste et dont l’immémorial persiste à être la guerre des races et/ou des couleurs. L’(à peine) implicite de cette forte parole est en effet dépourvu d’ambiguïté : Taiwan (comme puissance étatique réelle et nation supposée) est exhortée à franchir le cap qui l’éloignera définitivement du monde chinois et la fera passer de l’autre côté du color divide dans cette guerre des espèces et des civilisations.
Au fil de ce processus, les Taïwanais deviendront des Blancs d’adoption, comme le deviennent ou le devenaient encore récemment ces enfants abandonnés de Corée du sud faisant l’objet d’un juteux trafic organisé par certaines Eglises chrétiennes, les conduisant à être adoptés par des familles blanches en Amérique du Nord ou en Europe occidentale. La voie que dessine ici l’organe de la collaboration taïwano-américaine a la tournure d’un reenactment du processus par lequel le Japon, après la Seconde guerre mondiale, a été globalement « occidentalisé » et a trouvé sa place dans le bloc hégémonique, tout en relançant, face à la Chine, un nationalisme revanchard en prise directe sur l’idéologie qui, dans les années 1930 et 40, inspira la marche vers l’abîme du Japon militariste et expansionniste.
C’est sur ce type d’agencements parfois vertigineux que prospère la Nouvelle Alliance occidentalo-centrée placée sous le signe de l’Annonciation de la Démocratie universelle. Il s’agit désormais d’un système intégré, doté d’une certaine flexibilité, tolérant les variations, aussi longtemps que la Démocratie en demeure le signifiant maître ; ceci, par contraste avec la tournure que présentait le bloc désigné comme « monde libre » dans la configuration générale de la première Guerre froide.
Celui-ci constituait un camp soudé par des alliances et des formes de dépendance, placé sous la houlette des Etats-Unis, la forme des régimes (démocraties, régimes autoritaires, tyrannies, dictatures militaires...) important peu, l’allégeance et les alliances militaires en définissant la fonctionnalité. Dans la configuration présente, les facteurs d’intégration, les formes de dépendance, les systèmes d’alliance sont devenus inséparables des enjeux discursifs et de ce qui s’affiche comme combat culturel et moral : la promotion de la Démocratie comme vecteur de la Civilisation – l’unique incarnation de la Raison et du Progrès dans l’époque présente.
On le voit donc : cette première ligne de force de la « démocratisation » du monde après la Seconde guerre mondiale est placée sous le signe d’une constante équivoque. Celle-ci rend des plus douteuses les noces expéditivement célébrées de l’expansion de la démocratie (comme politeia et forme de vie) et de l’Universel, soit encore ce qui peut se désigner couramment comme processus d’ « universalisation » de la démocratie.
Ainsi, le caractère fondamentalement mimétique, guidé – si ce n’est contraint – de cette réorientation ou bifurcation (vers la démocratie) du Japon et de l’Allemagne occidentale induit l’apparition d’une forme tant soit peu impensable de démocratie, car fondée sur l’annulation du pacte qui, principiellement, lie celle-ci à l’autonomie et à l’émancipation. Ce qui se trouve territorialisé dans cet avènement, c’est en premier lieu la dépendance, l’inscription dans l’espace d’une « partie » (le camp occidental) qui échoue sans relâche à se faire passer pour le tout (de l’humanité « civilisée »).
Dans les termes archaïques de la guerre des races qui constitue le grand arrière de la lutte perpétuelle de l’Occident avec les autres mondes, la démocratisation de l’Allemagne occidentale et du Japon consécutive à leur défaite ne s’effectue pas tant dans l’horizon de l’universalité ou l’universalisation que dans celui de leur blanchissement en forme de ralliement au grand modèle de l’Américan way of life et de la démocratie libérale. A cette occasion, les Allemands cessent d’être des Huns (Boches, en américain) et les Japonais des singes (décrits comme tels par la propagande américaine pendant la guerre du Pacifique) pour redevenir des Blancs normaux, pour les premiers, et des quasi-Blancs, des Blancs par assimilation pour les seconds qui, en manière de réciprocité, font entrer des milliers de termes empruntés à l’anglais (l’américain) dans la langue japonaise, après la Seconde guerre mondiale, au temps de l’Occupation et après.
Il est donc bien établi que la conversion de ces deux pays à la démocratie, enchaînant sur la défaite, n’a pas débouché sur une relance, un rajeunissement, une réinvention du régime et du mode de vie démocratiques, mais plutôt sur l’institutionnalisation d’une forme figée de plouto-démocratie, d’une démocratie froide où les relations entre gouvernants et gouvernés sont médiées par de puissants appareils de pouvoir, ce qui, au Japon, trouve son débouché dans des formes de citoyenneté exemplairement passives, si l’on peut dire (la participation aux élections y est généralement faible).
Dans ces démocraties du public, une distance abyssale sépare les élites gouvernantes et les dirigeants de l’économie des gens d’en-bas – ce sont donc des « jeunes » démocraties qui sont nées vieilles et qui le sont restées, percluses par tous les maux qui affectent les démocraties libérales aujourd’hui. Il n’y a pas eu refondation de la démocratie sous ces latitudes, plutôt une forme de clonage qui a, à l’échelle globale, eu pour conséquence première un renforcement décisif (vu le poids des deux pays concernés) de l’hégémonie occidentlo-centrique dont la couleur de fond persiste à être le blanc.
Ce qui s’est donc trouvé renforcé au fil de ce processus d’adoption du Japon et de l’Allemagne par la « famille » de la démocratie occidentale, ce n’est pas le pacte de cette dernière avec l’Universel, mais bien au contraire la provincialité de cette formation à vocation hégémonique. Une famille blanche qui adopte un enfant venu d’ailleurs demeure, dans ses fondements, une famille blanche. Le mélange des espèces est, ici, un pur artéfact pourvoyeur de la plus faible des illusions.
La seconde ligne de force de l’expansion du paradigme démocratique après la Seconde guerre mondiale est associée à l’accession à l’indépendance de la plupart des pays colonisés par les puissances européennes, principalement, dans les années 1960-70. Dans cette configuration, les nouvelles indépendances se présentent a priori comme le creuset d’une relance, voire d’une réinvention de la démocratie dans les conditions spécifiques de ce que l’on appelle aujourd’hui le Sud global. L’instauration de régimes démocratiques enchaîne directement sur des luttes souvent tumultueuses, interminables, acharnées, pour l’indépendance.
Ce sont des démocraties populaires, c’est-à-dire issues de la mobilisation et des sacrifices consentis par les peuples dans ces luttes qui sont supposés résulter de cet élan ; des démocraties portées par le sentiment national et la fierté partagée d’en avoir fini avec la colonisation. C’est donc un processus de rajeunissement de la démocratie qui est alors escompté, dans les métropoles impérialistes comme dans les pays anciennement colonisés, découlant de la mise en place d’institutions démocratiques tirant leur légitimité de la lutte pour l’indépendance et la dignité retrouvée du colonisé.
Or, ce printemps post-colonial de la démocratie n’a pas eu lieu, pas davantage que l’instauration des « démocraties populaires » en Europe de l’Est, au temps de la Guerre froide n’a su refonder le régime démocratique – tout au contraire, lesdites démocraties populaires sont rapidement apparues comme des « démocraties » par antiphrase. Dans les anciens pays colonisés se sont mises en place des pseudo-démocraties sous tutelle demeurant dans la dépendance de l’ancien colonisateur (comme dans toutes les anciennes colonies françaises en Afrique subsaharienne, à l’exception de la Guinée), soit des démocraties radicales, socialistes, dirigées par d’anciens leaders de la lutte anti-coloniale, des démocraties penchant du côté du bloc socialiste et souvent déchirées par des guerres civiles.
Dans tous les cas, le vernis démocratique de ces régimes post-coloniaux n’a pas été long à s’écailler : en peu d’années se substituent le plus souvent à ces démocraties fragiles ou de circonstance des régimes autoritaires, des dictatures plus ou moins sanglantes instaurées consécutivement à des coups d’Etat militaires, des autocraties, des tyrannies de tout poil.
La faillite des néo-démocraties dans le monde post-colonial, davantage encore que la farce des « démocraties populaires », a eu pour conséquence assurément funeste un vigoureux recentrement de la normativité démocratique sur le Nord global et le monde blanc, une réintensification de l’occidentalocentrisme de la démocratie. Pour cette sorte de philosophie de l’Histoire simplette et expéditive qui s’est mise à prospérer dans les années Reagan-Thatcher, ces échecs ont tendu à renforcer la notion d’une harmonie naturelle entre démocratie, occidentalité et monde blanc. Dès lors, la démocratie n’était plus universalisable que dans la forme, infiniment douteuse, de l’exportation d’une denrée occidentale, blanche. L’insurmontable aporie est là : c’est dans le temps même où s’affiche la provincialité de la démocratie en tant que « chose » occidentale et blanche que s’intensifie la fièvre galopante portant ses nouveaux missionnaires à en exporter les formes et les bienfaits aux quatre coins de la planète.
Dans la phase antérieure, pendant la Guerre froide, les régents de l’hégémonie occidentale s’accommodaient parfaitement d’avoir à composer avec toutes sortes de dictateurs patibulaires et d’autocraties obscurantistes, pour peu que ceux-ci jouent le jeu de l’alignement ou la soumission. Ce qui est nouveau, à partir des années Reagan-Thatcher, c’est la globalisation du paradigme démocratique, en forme de promotion tous azimuts du discours des Droits de l’Homme ; le passage d’un régime de la lutte idéologique (là où, encore, comme l’indique le mot « idéologie », est en jeu une guerre des idées, quelle que soit la qualité de celles-ci) à un autre où prévalent les enjeux discursifs, où tout se joue dans le formatage des discours, la discipline à laquelle ceux-ci sont soumis, la production et la mise en circulation des « éléments de langage » entrant en composition dans les récits autorisés (légitimés) du présent.
Sous ce nouveau régime qui surplombe l’époque, celle qui est et demeure la nôtre, la démocratie cesse d’être en premier lieu une politeia, un régime de la politique et de la vie commune, pour devenir avant tout un signifiant maître, la clé de voûte de l’ordre des discours promus par les gouvernants et les dominants. Or, bien sûr, ces maîtres du récit du présent ou narrateurs souverains de l’époque sont, plus que jamais, des récitants blancs, rigoureusement recentrés sur des récits dont la matrice est la notion d’une affinité native et élective entre démocratie et culture occidentale, monde blanc. Dans le prolongement de cette vision, la démocratisation du monde, confondue avec l’universalisation du paradigme démocratique, ne peut que prendre la forme d’une transplantation (de la démocratie accommodée aux conditions des autres mondes) supportée par toutes les formes de pédagogie adéquates.
La relation entre maître(s) et élèves(s) se remet impitoyablement en place lorsque les instances supra-nationales aux mains des puissances occidentales blanches sont appelées à statuer sur la bonne ou la mauvaise gouvernance pratiquée par les dirigeants des démocraties balbutiantes ou des non-démocraties des autres mondes.
Dans la phase consécutive à l’accession des pays anciennement colonisés à l’indépendance, la greffe de la démocratie sur cet autre monde (que l’on nomme « Tiers », à l’époque) échoue, globalement, de même que cette alternative à la démocratie libérale, interne à la démocratie, qu’aurait été la « démocratie populaire » (et socialiste) s’avère, dans la même chronologie, n’être qu’une farce – ces deux facteurs combinés, dans leur portée historique, tendent de manière décisive à renforcer le providentialisme de la démocratie blanche occidentalocentrée. Cette double faillite conforte celle-ci dans la vocation qu’elle s’arroge à réaliser cette opération intrinsèquement inconséquente : « universaliser » la démocratie en l’exportant – deux opérations en une, deux opérations qui, précisément, dans leur principe même, s’excluent : c’est en effet que ce qui s’exporte garde par définition la marque du particulier, sa « marque d’origine », comme on dit dans le commerce.
Ainsi se dessine cette figure sous le régime de laquelle les pays d’Occident, le Nord global blanc retrouvent leur vocation à instruire et édifier les autres mondes en leur injectant de la démocratie, Tout se passerait en effet que leur chute, à l’étape précédente, dans les affres du mauvais gouvernement sous toutes ses formes (la dictature, l’autocratie sanglante, l’anarchie, l’autoritarisme, le totalitarisme) avait démontré leur inaptitude à accéder aux Champs Elysées de la démocratie et donc, la nécessité impérieuse pour les démocraties légitimées de leur en ouvrir la voie, d’exercer la tutelle salutaire qui leur permettra d’y accéder.
C’est la raison pour laquelle, à partir des années 1980, après la chute de l’Empire soviétique et avec la remise en question, aussi bien en Afrique, en Amérique latine qu’en Asie orientale et Asie du Sud-est, des régimes autoritaires et des dictatures militaires, la seconde poussée de « démocratisation » prend fondamentalement la forme d’une nouvelle colonisation, subreptice, celle-ci, en forme d’exportation/importation de la démocratie impulsée tant par les démocraties blanches du Nord global que par les institutions supra-étatiques contrôlées par ces puissances mêmes.
Dans cette configuration, les démocraties blanches et occidentalocentrées font figures de guides et d’initiatrices, selon des modalités et sous un régime certes bien différents de celui de la colonisation classique, placé, lui, sous le signe explicite de la supériorité de la race blanche sur toutes les autres ; mais la matrice hégémoniste et suprémaciste demeure fondamentalement la même – celle du providentialisme historique et culturel occidental équipé par le Destin de sa vocation à assurer la conduite des peuples du monde.
C’est désormais la Démocratie, idéalité majuscule, concept des concepts qui était cette présomption, comme c’était, aux XIXème siècle et dans la première partie du XXème, la notion de la supériorité de la race blanche. Deux époques, deux présomptions, deux configurations et deux opérations distinctes, mais dont la source demeure inchangée – la vocation institutrice et instructrice de l’Occident à civiliser les autres mondes, les autres peuples. Cette vocation a une couleur, le jeu consistant aujourd’hui d’une manière toujours plus marquée à faire en sorte que les ensembles humains en cours d’inclusion dans les nouveaux territoires de la démocratie globale se subjectivent et voient le monde sous le régime des évidences et selon les catégories structurantes dans le monde blanc. Il faut blanchir leurs pensées, leurs émotions, leurs langues, leurs discours, leurs façons de faire. Il faut faire du blanc avec toutes sortes de couleurs, de gammes et de variations chromatiques.
La société des Etats-Unis est le laboratoire et la pointe avancée de cette opération qui ne porte le nom de métissage que sur le mode le plus illusoire qui soit – il s’agit non pas de placer l’ordre social et la composition des populations sous le signe d’une fusion, d’une synthèse ou d’une synergie des cultures et des couleurs, mais sous celui de l’assimilation des élites issues des autres mondes à la matrice blanche. C’est ainsi que la machine à intégrer et promouvoir fabrique, aux Etats-Unis (et au Canada), des Blancs plus blancs que blanc en recyclant, promouvant et récompensant des Asiatiques, des Africains, des Afro-Américains, des Arabo-musulmans, même, soigneusement sélectionnés – ceci par le moyen d’un rigoureux formatage aux conditions de la domination blanche et de la culture de la domination en vigueur dans les territoires de l’hégémonisme occidental.
Il suffit d’ouvrir les journaux, de regarder la télé pour les voir ou les entendre dans toute la majesté de leur nouvelle condition, de leur transfiguration.
Les mêmes processus sont en cours dans toutes les sociétés du Nord global. La fabrique des Blancs d’adoption, Blancs d’honneur, Blancs par assimilation y tourne à plein régime.
Mais ces processus d’assimilation et de recyclage ont leur contrepartie obscure – le rejet toujours plus impitoyable, dans ces métropoles du monde blanc, de la plèbe colorée à laquelle n’est donnée aucune chance de franchir le color divide : plus sont nombreux aux Etats-Unis les caciques de la politique institutionnelle portant des noms à consonance hispanique, et plus hauts sont les murs et barrière érigés entre l’Amérique blanche et sa contrepartie latino – à la frontière avec le Mexique. En France, ce sera un jour ou l’autre un ministre de l’Intérieur d’origine africaine sub-saharienne ou maghrébine qui présidera au refoulement massif des derniers arrivants en provenance des autres mondes, indésirables et dépourvus des titres de séjour adéquats... On a bien, déjà, et comme pour accompagner ce processus d’un long éclat de rire, Rachida Dati au ministère de la Culture…
À suivre…
Notes
[1] Voir sur ce point le livre de référence de John W. Dower : Embracing Defeat – Japan in the Wake of WWII ; Norton & Company, 1999.
[2] Voir notamment sa trilogie allemande composée des films : Le mariage de Maria Braun (1979), Lola, une femme allemande (1981) et Le secret de Veronica Voss (1982).
[3] On se rappellera ici utilement la sortie de Edith Cresson, alors Premier ministre de François Mitterrand, contre les « fourmis » japonaises.
[4] Voir sur ce point l’article de Philippe Pons : « Débat au Japon à propos de l’alignement sur la stratégie américaine », Le Monde du 11/08/2023.
[5] Prenant acte du retour de l’enjeu racial dans la guerre des mondes en cours, le ministre des Affaires étrangères chinois, Wang Yi, adressait cette admonestation à ses interlocuteurs japonais et coréens début juillet 2023 : « Peu importe vous vous teigniez cheveux en blond, que vous vous fassiez refaire le nez, vous ne pourrez jamais être un Européen ou un Américain, vous ne pourrez jamais devenir un Occidental ».