La greffe de la démocratie occidentale ne prend guère avant les dernières décennies du XXème siècle en Amérique latine, du fait notamment des constantes et brutales interférences des Etats-Unis portés à soutenir des régimes militaires et des dictatures à leur botte, elle ne prend pas en Afrique subsaharienne où prévalent les conditions imposées par une décolonisation chaotique, elle ne prend pas en Asie du Sud-Est où, à nouveau, la lutte contre le communisme international porte les Etats-Unis et les puissances occidentales à soutenir les régimes les plus corrompus (Philippines), les plus autoritaires (Thaïlande, Birmanie), les plus sanglants (Indonésie), sans oublier leurs fantoches au Sud-Vietnam pendant la seconde guerre d’Indochine.
Mais elle prend au Proche-Orient, sous la forme de l’Etat d’Israël qui, depuis sa fondation en 1948, n’a cessé d’être vanté crescendo, dans le discours occidentalo-centré, comme démocratie modèle, d’autant plus remarquable qu’elle se trouve entourée de régimes autoritaires longtemps acharnés à sa perte – les Etats arabes de la région.
La question n’est pas seulement ici qu’Israël, au fil du temps et des guerres remportées contre les coalitions formées par ses voisins hostiles, est devenu de façon toujours plus évidente un bastion et un verrou de l’Occident au Proche-Orient – position et rôle stratégiques à tous égards, dans un monde où, notamment, l’accès aux ressources pétrolières conditionne le maintien du statu quo issu de la Seconde guerre mondiale et placé sous l’hégémonie des Etats-Unis et de ses alliés occidentaux.
La question est, plus substantiellement, si l’on veut, au-delà des enjeux géopolitiques, géo-stratégiques qui balisent cette période, que les Juifs ne sont devenus aux yeux des Occidentaux et, plus généralement du monde entier, des Blancs à part entière que lorsqu’ils ont accédé à une constitution étatique (Israël entendu comme Etat des Juifs de la planète entière, incluant la diaspora). C’est, bien sûr, et d’une manière infiniment sinistre, le génocide, la Shoah, qui leur a donné accès à cette condition, mais c’est sans doute aussi et avant tout le fait que leur nom d’ « espèce » s’est trouvé, désormais, associé à celui d’un Etat, d’un Etat puissant et, de surcroît, d’une démocratie calquée sur le modèle des démocraties occidentales.
Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, les Juifs en général demeuraient, aux yeux de l’Occident dit chrétien et blanc, une espèce variable, contrastée, mais globalement intermédiaire ou indéterminable, souvent étiquetée comme « orientale » et, plus péjorativement, comme métèque. C’est bien au-delà de la propagande antisémite et de ses effets que s’étendent ces pratiques d’assignation et d’interpellation. Même quand ils sont assimilés de longue date, en Europe, les Juifs ne sont pas, jusqu’à la catastrophe nazie, tout à fait blancs. Même après la Seconde guerre mondiale, et pas seulement dans la Pologne des pogromes post-nazis, persiste un antisémitisme endémique, en France aussi, aux Etats-Unis, qui prospère sur le soupçon d’une altérité, d’une différence (avec l’espèce blanche intrinsèque) fondée tant sur la religion que sur l’inquiétante étrangeté alléguée du (supposé) peuple juif.
En vérité, les Juifs ne sont devenus, dans la discursivité occidentale comme dans les calculs stratégiques de l’hégémonie, tout à fait blancs, c’est-à-dire des membres à part entière de l’espèce blanche, que dans l’époque où s’est imposée, au Proche-Orient et, plus généralement, dans les relations internationales, la puissance d’Israël comme Etat appartenant irréversiblement à l’ensemble « Occident ».
C’est cela qui fait d’Israël une exemplaire démocratie blanche, désormais, c’est-à-dire une enclave d’Occident, un îlot de vie civilisée et immédiatement identifiable par le sujet occidental comme placé sous le même régime que le sien propre – par contraste avec tout ce qui l’entoure et qui, à l’évidence relève d’un autre régime : celui des déchirements, de l’imprévisibilité, des guerres perdues et des guerres civiles, des crises perpétuelles, du mauvais gouvernement et des mœurs douteuses – le Moyen-Orient arabo-musulman, un autre monde, une autre Histoire, une autre espèce. Plus les Juifs et, en particulier, les Israéliens sont inclus dans le champ de l’Histoire et la civilisation blanches, et plus en sont, par contraste, éloignés ceux qui sont en conflit avec eux.
La lutte à mort, entendue comme guerre des espèces, qui oppose l’Etat d’Israël expansionniste et suprémaciste aux Palestiniens résistant à leur réduction à une condition résiduelle, se place ici sous le signe distinct du partage entre Occident et Orient, Blancs et non-Blancs. L’efficience (l’efficace) maintenue de ce partage ne saute jamais aux yeux autant que dans les conditions où c’est l’apartheid qui en est le marqueur et l’opérateur. A Hebron et Jenine, la guerre des races est à nu – et la démocratie blanche y est mêlée jusqu’au cou : les militaires israéliens qui y font la chasse aux militants palestiniens sont des citoyens de l’exemplaire démocratie israélienne, appelés à participer à des élections libres avec la même constance et régularité qu’ils sont conduits à tirer à vue sur tout ce qui bouge dans les villes, villages et camps de réfugiés en Cisjordanie occupée.
S’il est une région du monde où, de façon persistante, la séparation entre régimes démocratiques, ordre démocratique, civilisation démocratique et ce qui en serait l’opposé et l’antagonique a une couleur avérée (aussi fantasmatique et résistible soit-elle), c’est bien le Proche-Orient ; ce qui, ipso facto, revient à renvoyer les Arabes et les musulmans, et pas seulement ceux de cette région, de l’autre côté du color divide, de l’irréversible non-blancheur.
L’imaginaire de la couleur vient ici s’amalgamer avec un autre registre fantasmagorique – celui de la religion. Les Arabes ne sauraient être des Blancs pour autant qu’en tant que musulmans (de tout poil ou assimilés), ils ne sont pas compatibles avec la démocratie à l’occidentale. Répétitivement, toutes les tentatives de « démocratisation » de ces sociétés (encore tout récemment : la Tunisie) se brise(rait) sur l’écueil de leur altérité inquiétante et rogue.
Décidément, le transport de la démocratie qui s’envisage désormais comme l’unique constitution politique civilisée vers ces ailleurs s’avère mission impossible – on ne ménage pas les efforts pour leur exporter de la démocratie – et voyez ce qu’ils en font... (l’Irak, après les deux guerres américaines). La misère de l’universalisme en lambeaux qui soutient ce type de raisonnement et la philosophie de l’Histoire qui va avec est ici criante – et si ce n’étaient pas les « autres » qui ne passaient pas le test de l’adoption des normes (et des mœurs) démocratiques mais plutôt la démocratie à l’occidentale figée dans ses usages et ses présomptions qui échouait régulièrement à soutenir l’épreuve de sa transposition dans d’autres mondes, d’autres espaces culturels, d’autres milieux historiques ?
On le voit donc : la Démocratie majuscule et idéalité, tout comme la démocratie comme puissance ne parvient à se redéployer et reterritorialiser qu’en se re-séparant, en redessinant ses frontières et en rehaussant les barrières qui la séparent du « reste » – en inventant sans cesse de nouvelles lignes de séparation et de partage, des fractures et des oppositions – de rigoureuses conditions d’incompatibilité. La fabrique des nouveaux Blancs fonctionne tout autant et davantage même comme fabrique de non-Blancs.
Le processus de globalisation de la démocratie comme norme générale et forme réputée universelle, horizon indépassable de notre temps, est ce qui définit la singularité de notre présent. Mais cela ne signifie en rien qu’il en serait l’indiscutable vérité. C’est qu’en effet cette supposée universalité s’affirme au fil d’interactions le plus souvent conflictuelles et qui mettent en jeu des rapports de force et des relations de pouvoir en forme d’oppositions.
La globalisation démocratique (la « démocratisation du monde ») n’est pas aujourd’hui placée sous le signe de l’unanimité, de l’accord généralisé, mais bien de l’accumulation des litiges, des torts infligés et subis – du différend. Elle ne prend pas la forme de l’expansion naturelle d’un principe rationnel et moral placé sous le signe du progrès, mais bien davantage d’un affrontement et d’une conquête.
Il s’agit fondamentalement de faire bouger les frontières entre des mondes et de conquérir de nouveaux territoires. On l’a bien vu, au début de la guerre en Ukraine, lorsque s’est imposée dans le discours public occidental le syntagme « frontières de l’OTAN », trouvant sa place dans une chaîne d’équivalences tant approximative que péremptoire (décisionniste) où entrent en composition des mots clés comme « démocratie », « Occident », « Europe », « civilisation », etc.
La guerre en Ukraine, c’est le débouché naturel d’une poussée durable et tenace en vue de repousser les frontières de la démocratie globale aux confins de l’Europe, c’est la poursuite du Drang nach Osten [1] de l’Occident comme puissance intégrée, entamé dès le premier instant suivant l’effondrement de l’Union soviétique. L’horizon de cette guerre, pour les chancelleries et les élites occidentales, c’est l’annexion de nouveaux territoires acquis au vrai monde blanc, celui qui se place sous le signe de la démocratie globale. Le moteur de l’expansion de la démocratie blanche, ce n’est pas la mise en œuvre de principes, de valeurs, d’idéaux et de promesses, c’est : faites comme nous, soyez comme nous, ralliez-vous à notre panache blanc – et nous vous inclurons, nous porterons garants de votre sécurité, autant que faire se peut.
C’est un principe sécuritaire, immunitaire et mimétique que tout éloigne de tout horizon d’universalité. L’alignement, la normalisation, l’homogénéisation et non pas le partage des principes et des idéaux y jouent le rôle premier. Les organisations supra-étatiques veillent au grain, édictant les règles générales de bonne gouvernance étatique et économique et sanctionnant les écarts.
En conséquence, la démocratie globale d’aujourd’hui n’est plus tout à fait un bloc politico-militaire formé en vue d’un affrontement (possible sinon probable) avec l’autre camp, comme au temps de la première Guerre froide, mais plutôt un agencement plastique et variable en vue de perpétuer et renforcer un dispositif hégémonique. L’horizon ainsi dessiné est autant celui des batailles culturelles et des affrontements discursifs que celui des rapports de force militaires.
Il s’agit bien encore et toujours, en promouvant la démocratie globale, de réitérer inlassablement l’opération du partage entre amis et ennemis : lorsque Joe Biden, à peine entré en fonction après sa tumultueuse victoire sur Trump, organise un grand raout des supposées démocraties du monde, c’est bien de cela qu’il s’agit : autant d’exclure, de tracer des frontières, de dessiner des lignes de partage que de rassembler et communier. Pourquoi, si l’on se réfère à des principes et des normes, Bolsonaro est-il in, a-t-il son couvert mis au banquet de la démocratie globale et le Philippin Duterte non ? – mystère... Ce n’est assurément pas, en la matière, le critère de la bonne ou la mauvaise gouvernance qui tranche, mais bien plutôt l’archaïque et increvable ligne de partage ami/ennemi, le tort de l’imprévisible dirigeant philippin étant d’avoir eu dans le passé des mots peu aimables pour Obama, alors en charge, et d’avoir été tenté de se tenir sur une ligne médiane entre Pékin et Washington... contrairement à son successeur, Marcos Jr, héritier d’un dictateur corrompu mais allié déclaré des Etats-Unis.
C’est bien toujours à une machine de guerre que l’on a affaire, mais celle-ci a gagné en souplesse – on le voit bien aujourd’hui, avec la formation, rendue possible par un concours de circonstances électorales favorables, de cet arc continu tendu tout autour de la façade maritime de la Chine, de la Corée du sud aux Philippines – un dispositif dont les relais sont des régimes amis et clients des Etats-Unis et dont la vocation première est de renforcer, à l’échelle de la région Pacifique/Asie orientale/méridionale, le dispositif hégémonique global en formant un cordon sanitaire autour de la Chine. Mais, quelle que soit la diversité culturelle, ethnique et politique de ses composantes, cette machine de guerre a une couleur distincte qui en transcende les hétérogénéités – elle est blanche, car tout entière articulée sur le dispositif hégémonique occidentalocentré et blancocentrique de la démocratie globale.
Il n’existe, dans cet agencement général, aucune espèce de polycentrisme ou de délocalisation des pouvoirs, de multiplication des foyers de décision – en fin de compte, le fondement effectif de la puissance, c’est en termes de manœuvres militaires conjointes, de bases militaires, de ventes d’armes, de déploiement de forces navales, terrestres, aériennes – le tout constamment placé sous la houlette de l’hegemon – qu’il s’affiche. Dans cette région du monde, le vrai visage de la démocratie globale est terriblement martial : c’est un appareil militaire aux couleurs « américaines », une machine de guerre blanche en tenue camouflée.
Dans un bloc comme l’Axe, pendant la Seconde guerre mondiale, ce sont des forces distinctes qui sont rassemblées par des intérêts communs limités, circonstanciés et qui n’abolissent en rien les différences existant entre les uns et les autres. Dans la formation hégémonique dont la mise en œuvre surdétermine tous les autres jeux de forces aujourd’hui (au point de définir la singularité même de l’époque) tout est agencé autour d’un foyer de la puissance, sa matrice, son centre de gravité.
Ce qui produit l’illusion de la diversité, voire de l’hétéroclite est en vérité placé sous un régime distinct qui est celui de la procuration – les proxies dont la marge d’autonomie se réduit en vérité à rien – que resterait-il des rodomontades de Zelensky en l’absence du soutien politico-militaire fourni par la coalition occidentale, qu’en serait-il demain des chances de Taïwan à l’occasion d’un affrontement armé avec la Chine, en dehors des garanties fournies par les moyens militaires du dispositif hégémonique intégré, solidement implantés dans la région ?
D’un point de vue dynamique, celui de l’avenir du conflit promis et annoncé dans cette région du monde (comme en Ukraine), le problème est que la puissance hégémonique a tout intérêt à attiser sans relâche la guerre des mondes, car celle-ci seule est en mesure de maintenir la cohésion, voire renforcer la cohésion d’une formation par définition composite, et fragile à ce titre. Seul un tel mouvement vers l’avant (vers l’abîme, en vérité) peut produire, au rebours de tant de choses, un phénomène comme le récent et spectaculaire rapprochement diplomatique entre le Japon et la Corée du sud traditionnellement séparés par l’héritage empoisonné de l’histoire coloniale. Ce qui permet, provisoirement, de surmonter la mésentente, c’est l’intensification de l’hostilité partagée à l’égard de la Chine et son alliée La Corée du Nord.
Ce qui est appelé à relativiser ou mettre en suspens le passé qui ne passe pas, dans les relations entre le Japon et la Corée (du sud), c’est le retour d’une forme de guerre des espèces superficiellement travestie – celle qui est destinée à opposer tout ce qui s’agrège autour du signifiant aversif « Chine » et celle qui se rassemble autour du signifiant « démocratie ». Mais ce n’est, quel que soit le bariolage de ce qui s’agrège autour de ce dernier, jamais qu’un hâtif rhabillage de l’immémoriale guerre des espèces. Japonais et Coréens (du sud) ne sont, dans cette configuration, que des proxies, des « délégués » de la puissance réelle – celle qui ne se sentira assurée de l’avoir emporté dans la guerre des mondes que le jour où elle aura renversé la puissance héritière de la Révolution chinoise, comme elle a pensé avoir effacé les traces de la Révolution russe après la chute du pouvoir soviétique (la suite et le présent montrent que les choses ne sont jamais aussi simples que le pensent les faiseurs de Restaurations).
Nombreux furent ceux qui, sous les deux mandatures d’Obama, crurent pouvoir prédire le déclin irréversible (demise) de l’empire américain (états-unien), attesté à leurs yeux par d’innombrables signes convergents, tant dans l’ordre géo-stratégique que dans les formes de vie ; l’un des plus probants de ces signes était alors, à leurs yeux, le retrait spectaculaire de l’interventionnisme traditionnel des Etats-Unis dans les affaires du Moyen-Orient ou bien encore en Asie orientale, face à la montée de la Chine – sans oublier le retrait sans gloire d’Afghanistan.
Ce qui apparaît d’une manière toujours plus claire aujourd’hui, c’est que cette apparent renoncement à la position de gendarme du monde occupée depuis la fin de la Seconde guerre mondiale par les Etats-Unis (et dont les interventions en Irak et en Afghanistan furent les dernières en date des manifestations de grande ampleur) était plutôt le masque d’un redéploiement, d’un changement de pied et peut-être de régime dans l’exercice de l’hégémonie et les pratiques visant à conserver l’initiative et la suprématie. Ce sont avant tout les tactiques, les façons de faire qui changent, avec le passage d’un paradigme de la plus grande des visibilités destinées à exhiber la suprématie et la position dominante de la manière la plus spectaculaire et impressionnante qui soit (le paradigme de la conquête de l’Irak, de la destruction de l’Etat, de l’économie et des infrastructures du pays, donc) à un autre placé sous le double signe de la délégation et de la discrétion, voire de l’invisibilité.
Au Moyen-Orient, le gendarme mondial s’en remet de façon croissante à son clone israélien pour maintenir le désordre institué (le « chaos organisé ») à l’échelle de la région entière, pour endiguer les ambitions de l’Iran, notamment. Sur le front ukrainien, les forces locales sont placées sous perfusion permanente en termes d’équipement militaire comme de fourniture de moyens de renseignement, d’ « intelligence » et du dernier cri des moyens de guerre – mais cette omniprésence états-unienne et occidentale, aussi décisive soit-elle, est rendue aussi furtive que possible – ce n’est pas demain que les Russes captureront un officier de renseignement ou un conseiller militaire américain sur la ligne de front…
A Taïwan, il en va de même : les équipements militaires en tous genre fournis par les Etats-Unis affluent, les conseillers militaires sont à pied d’œuvre, la présence militaire dans la région et tout particulièrement en mer de Chine ne cesse de se renforcer – mais tout ceci sous le label rassurant, destiné à endormir l’opinion mondiale, du business as usual, des missions de routine, du bon usage, légal et légitime, de la « liberté des mers », etc.
On est entré dans le temps de l’hégémonie furtive, déguisée en défense du statu quo, de la stabilité et de la paix dans un monde dont les équilibres vitaux et bénéfiques seraient mis en péril par les nouveaux adeptes du droit de conquête, Poutine, hériter de la Horde d’or, Xi nouvel empereur de Chine en proie à son rêve de transformation de l’Empire du Milieu en puissance mondiale ayant éliminé tous ses rivaux.
Mais ce n’est là qu’un narratif low cost qui n’entretient que d’aléatoires relations avec la réalité du présent – aux dernières nouvelles, ce ne sont pas des navires de guerre chinois qui patrouillent entre la Floride et Cuba ou qui s’aventurent dans la Manche, mais bien des destroyers, des porte-avions, des sous-marins occidentaux – et jusqu’à, tout récemment un garde-côtes, (décidément bien éloigné de ses côtes) états-unien qui veillent à la « liberté des mers » dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine ; aux plus récentes nouvelles encore, c’est jusqu’à un bâtiment de la marine de guerre italienne qui vient de s’aventurer dans ces parades, histoire de montrer, si besoin était, la détermination accrue de la Sainte-Alliance occidentale à imposer ses conditions dans cette région du monde.
Ce qui est en jeu, tant dans ces gestes pratiques que dans les productions d’éléments de langage qui vont avec, c’est la productions d’images destinées à étayer une pratique de l’hostilité désormais élevée au rang de « systémique » ; ces jeux de langage et les gesticulations qui vont avec ne visent au fond qu’à mettre en circulation une nouvelle version du syntagme de l’ « ennemi héréditaire », mais étendue, cette fois-ci à l’échelle-monde ; non plus la fabrication d’un ennemi réputé immémorial de la nation, mais de l’humanité toute entière – donc une concaténation de l’ « ennemi héréditaire » du temps des guerres entre Etats-nations et de l’ « ennemi du genre humain » de la philosophie politique classique, des révolutions modernes ; autant dire, avec une telle charge en intensités superposées, l’ennemi des ennemis, celui que seule une guerre totale permettrait de terrasser.
Autrement dit : l’ennemi rêvé, taillé sur mesure aux dimensions de la crise sans issue dans laquelle se trouve enlisée aujourd’hui le vieux monde. Contrairement à ce qu’imaginent tant Popper que Rancière, ce qui fait que « la démocratie » a tant d’ennemis, ce qui lui assure sa ration d’hostilité, ce n’est pas son intolérable pacte avec la liberté ou l’égalité, c’est plus trivialement qu’en tant que vecteur de la civilisation blanche et de la disposition suprémaciste qui va avec, elle ne saurait se passer d’ennemis [2]. Quand elle n’en a pas de déclarés, elle les fabrique et c’est en ce sens qu’elle est une machine de guerre qui ne connaît aucun répit.
(À suivre…)
Notes
[1] « Poussée vers l’Est » (Nde)
[2] Karl Popper : La société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979 (1945). Jacques Rancière : La haine de la démocratie, La fabrique, 2005.