Le philosophe Alain Brossat s’apprête à publier Un peuple debout – La Palestine en lutte contre la colonisation israélienne (L’harmattan). Nous en présentons ici quelques « bonnes feuilles » où l’on apprend comment le « terrorisme » est un « vocable pourri » qui sert les fins de l’« opération othering », où la scène primitive de la guerre coloniale reste la Nakba et se fonde sur un « bellum internecinum » (une guerre d’extermination), où l’on déjoue, enfin, certains sophismes pour nous sortir des régimes de terreur.
Extraits
Opération Othering
L’un des moyens de la propagande médiatique en France consiste dans le recours perpétuel aux mots « terrorisme », « terroristes ». Que révèle cette façon univoque de présenter les choses ?
Dans la langue corrompue des élites gouvernantes, des médias et de faiseurs d’opinion de l’Occident global, la qualification de « terrorisme » qui s’est immédiatement imposée en guise de penser/classer de l’action offensive conduite par le Hamas, tout comme les rapprochements avec le 11 septembre, ont une vocation déterminée : il s’agit d’une opération performative d’othering tout à fait exemplaire : seuls des « autres » totalement étrangers à notre monde, celui de la civilisation et de la démocratie, peuvent être les auteurs d’une opération aussi barbare. Il s’agit bien, à cette occasion, de tracer une frontière infranchissable entre ces autres qui osent recourir, en état évident de légitime défense à la violence (Gaza fait l’objet d’un siège et d’un blocus particulièrement draconiens) – et nous-mêmes – l’étiquetage immédiat de l’action conduite par le Hamas comme terroriste trouve donc sa contrepartie naturelle dans l’affichage tout aussi immédiat de la solidarité sans condition des démocraties occidentales avec Israël.
A cette occasion et comme par automatisme, c’est la machine identitaire qui se remet en marche, dans toute son abjection : nous voici tous Israéliens, comme nous fûmes, « tous Américains » au lendemain du 11 septembre, sans exception ni échappatoire. Et ce « nous », c’est le tout de la civilisation, sans reste – ce qui s’en sépare, s’y oppose ou lui résiste, quelles que soient les manières dont ce nous de la total-démocratie blanche impose ses conditions, c’est du terrorisme, de la barbarie, cela s’exclut soi-même du territoire de la vie commune et du monde humain.
On a vu, après le 11 septembre, toutes les beautés de cette relance forcenée du principe d’identité. On va le voir à nouveau dans les temps qui viennent ; il y eut (et il y a encore) Guantanamo, les vols noirs de la CIA, la chasse à l’islamiste tous azimuts ; il y aura désormais ces appels décomplexés à mettre un point final à l’odieuse « question palestinienne » – les virer en masse de leur terre ou bien, les faire crever à petit feu de faim, de soif, d’absence de soins et d’électricité, comme Israël, dès le lendemain de l’opération éclair conduite par le Hamas, a commencé à le faire – ou une combinaison des deux : déportations + assèchement des conditions élémentaires de la survie pour les Palestiniens.
Mais ce qui trouble, bien sûr, c’est la facilité avec laquelle l’opinion moyenne, dans les espaces du Nord global, adopte ce vocable pourri de « terrorisme ». C’est que, pour la classe moyenne blanche en particulier, barricadée dans sa condition immunitaire, le Palestinien qui s’expose à la mort pour la cause de son peuple et pour sa foi ne peut être qu’un autre absolu, un alien d’une très inquiétante étrangeté – son courage, son héroïsme, son sacrifice, la puissance de son geste accuse par plus d’un trait l’inconsistance et l’inanité, la pauvreté de ceux qui, pour rien au monde, n’iraient exposer leur précieux capital humain, individué à mort, pour aucune cause au monde.
La qualification des combattants palestiniens qui ont sacrifié leur vie pour la cause palestinienne, lors de cette opération, comme dans tant d’autres, en tant que « terroriste », cela relève ici d’une pure abréaction d’un monde dont les conditions demeurent envers et contre tout irréductibles au nôtre, d’une hétérotopie inconcevable dans laquelle un chahid est un chahid, avec toute la gloire qui s’attache à son nom. Et derrière tout cela, bien sûr, il y a aussi, la toute-puissante haine de l’islam en tant que cette religion demeure, dirait-on, aujourd’hui, la seule qui soit suffisamment vivante pour soulever, à défaut de pouvoir la renverser pour de bon, la montagne de la machine de guerre israélienne.
Là aussi, c’est le ressentiment contre ce qui les surplombe, et de très haut, ce qui demeure hors de leur portée, qui anime les interminables cohortes de l’islamophobie consensuelle – une espèce qui ne croit plus à rien qu’à sa petite cuisine du moment et à la dernière en date des innovations en matière de police des mœurs ne saurait avoir la moindre intuition des dispositions dans lesquelles le jeune homme, à peine un adulte, qui part au combat, sachant qu’il n’en reviendra pas, sauf miracle, prend congé de ses proches avant de s’enfoncer dans la nuit, son arme à la main. Il n’existe aucune commune mesure entre ceux qui, tout naturellement, gravent le matricule du terrorisme sur la mémoire de ce brave (au sens où l’étaient les Indiens qui tombaient sous les balles des fusils à répétition des conquérants en tuniques bleues l’étaient) et ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie pour exposer au monde, une fois encore, que les Palestiniens sont un peuple debout.
Quand le colonisé prend les armes
La chose est constante : quand le colonisé prend les armes, ce n’est pas pour conduire une guerre juste et élégante alignée sur la Convention de Genève, c’est pour en finir avec ce qui l’exténue, ce qui commence par l’extermination de toute incarnation de la figure générique du colon et de la colonisation qui lui tombe sous la main. C’est du Fanon de base. Du coup, ceux qui, avec leur cœur gros comme ça, vivent confinés dans l’horizon de la déploration et du blâme, perdent tous leurs repères, ils ne reconnaissent plus dans le barbare (l’esclave révolté) d’aujourd’hui la malheureuse victime d’hier et, dans leur désarroi, leur déception, en viennent rapidement à se retourner contre leurs protégés d’hier – puisque vous voici mués en « terroristes », ne comptez plus sur nous pour vous défendre, tout au contraire : prêts à adhérer à la sainte-alliance contre le terrorisme palestinien et international.
La première des urgences, donc, à l’heure où les dirigeants israéliens proclament que leur aviation s’apprête à faire de Gaza un nouveau Dresde, ce sera d’établir solidement que le Hamas s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité ; qu’il importe que, toutes affaires cessantes, ses dirigeants soient traduits devant une juridiction internationale adéquate, l’État d’Israël s’y présentant dans la position avantageuse du plaignant…
Le défaut de l’armure des humanistes/humanitaires à la Camus ou Victor Serge, ici, c’est Facebook – s’il fallait qu’ils fabriquent un message indigné chaque fois que l’armée israélienne fait une descente dans un camp palestinien, à Jénine ou ailleurs, dans une ville où les Palestiniens sont ghettoïsés et terrorisés par les colons fascistes, comme Jéricho, chaque fois que l’aviation israélienne détruit un immeuble ou deux à Gaza, au prétexte que la famille d’un chef terroriste y vivrait, ils n’en finiraient pas et ils n’ont pas que ça à faire.
Alors, ils laissent tomber, ils font comme tous les autres, ils se soumettent au régime de la normalisation de la terreur et l’attrition exercées par l’État d’Israël contre les Palestiniens. Ils réservent leurs messages indignés pour les grandes occasions – à moins de cent morts, ça demeure de la routine, le business as usual de l’État hébreu dans son traitement énergique de la question palestinienne.
Mais que sur ce fond de soixante-quinze ans de terreur et d’attrition ininterrompus, fasse irruption sur un mode strident cinq minutes, non, deux jours de contre-terreur palestinienne, et voici les messageries qui vrombissent, chauffées à blanc – insupportables actes de barbarie, crimes contre l’humanité, fanatisme sans bornes, etc. C’est ici, au tournant de l’activisme sélectif sur Facebook, que les philistins sont attendus : au fond, ce qu’ils ne supportent pas, mais vraiment pas, c’est que ce soient des Blancs qui meurent – je ne dis pas des Juifs afin d’éviter d’aggraver mon cas, mais aussi parce que ce qui est fondamentalement en jeu ici dans l’indignation collective, c’est bien cela : la solidarité d’espèce. Les autres, quand ils souffrent du fait du colon blanc, on les plaint, un peu ou beaucoup. Mais sans aller jusqu’à désigner le persécuteur comme un ennemi de l’humanité et en tirer les conséquences – il est blanc.
Cependant, que le colonisé se saisisse de ce qu’il a sous la main, le couteau ou l’équivalent, qu’il commence à égorger ce qui a le visage de l’ennemi, et le voici exclu à jamais des rangs de l’humanité. La façon dont le grand juge blanc évalue les crimes des uns et des autres obéit à une logique spécique, raciale – la raison, d’ailleurs, pour laquelle la colonisation est rarement associée par les juristes et les professeurs de sciences politiques blancs au génocide. Et pourtant : les nazis préparaient leurs exterminations en secret, les Israéliens, eux, sont tellement assurés de leur bon droit et de leur impunité qu’ils proclament à l’avance qu’ils vont transformer en désert inhabitable, à la romaine ou à la grecque, la moitié de la Bande de Gaza – ils auraient tort de s’en priver, d’ailleurs, les gouvernements occidentaux observent un silence équivalant au consentement. Pour un peu, on considérerait l’« ordre » intimé par les autorités israéliennes à la population de Gaza d’évacuer la ville comme un geste humanitaire. Mais non : c’est le supplément cynique et nihiliste d’un crime innommable qui se prépare et se conduira en toute impunité.
bellum internecinum
Ce qu’ont oublié (sciemment ou par absence de réflexion) la très grande majorité des commentateurs de l’opération conduite par le Hamas, constamment portés à tonner contre la barbarie du massacre indiscriminé des civils, c’est que les règles de la guerre coloniale, c’est le plus fort, le colonisateur, qui les fixe. Le colonisé ne fait, en matière de violence destinée à terroriser, que se régler sur son exemple. Ce qui est tout particulièrement le cas dans l’épisode qui nous occupe ici. La scène primitive de la guerre coloniale dans le contexte de laquelle la population civile est frappée de façon massive, systématique et indiscriminée, avec son cortège de massacres, d’expulsions et de déportations (autant de violences destinées à inspirer la terreur à ceux qui les subissent), c’est la guerre qui conduit à l’établissement de l’État d’Israël, et dont la Naqba est partie intégrante. De ce point de vue, on est fondé à dire que la violence coloniale, la guerre perpétuelle faite au colonisé, c’est une chose qu’Israël, comme État et puissance, a dans le sang…
Dans l’histoire de la colonisation européenne, occidentale, on a vu parfois s’imposer dans les pays colonisés, un certain ordre colonial, c’est-à-dire une certaine stabilité qui, même si l’existence de la colonie, sous quelque forme que ce soit, suppose la permanence d’un certain état d’exception, pour les colonisés, pouvait créer l’illusion que l’état de guerre entre colonisateurs et colonisés était suspendu. En Israël/Palestine, une telle illusion n’a jamais pu prendre racine, les Palestiniens n’ont jamais accepté la dépossession dont ils ont été victimes et les Israéliens n’ont jamais entrepris la moindre démarche en vue de réduire l’acuité du différend qui les oppose à ceux qu’ils persistent à appeler, avec mépris, « les Arabes ». Non seulement ils n’ont pas accepté de discuter de la question des réfugiés et de leur retour, mais ils ont au contraire constamment poussé les Palestiniens à choisir le chemin de l’exil, par des moyens violents ou par ruse, par des pratiques d’attrition sans cesse renouvelées, en même temps qu’ils poursuivaient, inlassablement, leur Drang nach Osten en Cisjordanie, dans la perspective de l’établissement du « Grand Israël » [1] . Ils n’ont pas fait preuve de loyauté lors de l’épisode des Accords d’Oslo, profitant alors de l’amateurisme des négociateurs palestiniens pour assurer la poursuite de leur mainmise sur les territoires occupés [2] . Leur mentalité coloniale, avec ce mélange d’arrogance et de mépris pour le colonisé qui la caractérise (fondée ici sur la plus fragile des constructions identitaires, sur le plus imaginaire des préjugés raciaux), ne s’est jamais démentie.
Dans ce contexte, ce qui s’est sédimenté, dans la relation entre Israël comme puissance, incluant les Israéliens comme population, et les Palestiniens comme peuple, peuple national et corps collectif vivant, c’est une véritable guerre des espèces. L’affect qui circule ici d’une « espèce » à l’autre, l’affect en partage, la seule chose en partage, peut-être, c’est la haine. Il suffit, pour s’en convaincre, d’entendre la façon dont chacune des parties en présence, dans l’ordinaire de sa condition, prononce le nom de l’autre, l’intonation qu’elle y met. De cette situation, le colonisateur (et son idéologie mortifère, le sionisme) porte la responsabilité pleine et entière.
Ce ne sont pas des ennemis d’un jour, d’un temps, d’un chapitre d’histoire qui s’affrontent ici, comme dans les guerres nationales intra-européennes aux XIXe et Xxe siècles – des ennemis avec lesquels on est voué à se réconcilier au chapitre suivant de l’histoire du continent. Le poison colonial a infecté les formes même de l’hostilité et secrété de l’immémorial. D’où les déchaînements de haine, avec les conduites hyperviolentes et massacrantes qui les accompagnent, quand la marmite explose. Ce n’est pas une guerre de faible intensité, et qui, à ce titre, serait en fin de compte sous contrôle, comme l’imaginaient les aveugles et les complaisants qui, jusqu’aux événements récents, considéraient la question palestinienne comme « réglée » – au profit d’Israël et de l’Occident tout entier, bien sûr. C’est au contraire une bellum internecinum (une guerre d’extermination) qui, parfois, se repose. La situation coloniale crée des conditions qui se comparent à celles d’une zone sismique ou volcanique : on ne sait pas quand la terre tremblera, quand le volcan entrera en éruption – mais cela arrivera un jour ou l’autre, c’est l’irrémissible, l’insurmontable – la violence, les morts et les décombres en forme de destin annoncé, l’horizon indépassable de la situation coloniale.
Dans un contexte de guerre coloniale, un colon n’a pas le même statut de « civil » que dans une guerre opposant des peuples de même condition, des États-nations. Les colons sont souvent armés, ils forment fréquemment des milices, montent des expéditions punitives contre les colonisés (les « indigènes ») lorsque ceux-ci deviennent indociles – c’est le cas, par exemple, à Sétif, Guelma et Kherrata, lors des événements de Mai 1945 [3] , comme c’est le cas, fréquemment, en Cisjordanie occupée où les colons armés se livrent périodiquement à des exactions contre les Palestiniens, sous la protection de l’armée. Dans un contexte de guerre coloniale, la distinction entre civils et militaires tend souvent à devenir floue. En Israël, à l’origine, les kibbutzim sont autant des postes militaires que des lieux utopiques d’expérimentation de nouvelles formes de vie collective – voir, à ce propos le roman sioniste d’Arthur Koestler [4] , La tour d’Ezra. Ils n’ont pas cessé de l’être après la fondation de l’État d’Israël. Les innombrables réservistes ont, dans cette stratocratie exemplaire, un statut mi-civil, mi-militaire.
D’autre part, une des caractéristiques essentielles de la guerre coloniale est celle-ci : pour le colonisateur, le colonisé qui se soulève est ce qu’était pour les Romains l’esclave révolté – aucun droit, aucune protection légale ne s’appliquent à lui, lorsqu’il prend les armes, ses combattants sont considérés par le colonisateur non pas comme une armée régulière mais comme des bandes de rebelles – pendant la guerre d’Algérie, cette désignation (les « rebelles ») faisait autorité, du côté de l’autorité et de la presse française – donc des irréguliers, des « bandits » qu’aucune loi de la guerre, aucune convention ne protège. Il en découle que les blessés et les prisonniers peuvent être torturés et abattus sans autre forme de procès, qu’ils peuvent disparaître sans laisser de traces. Ces pratiques étaient de règle pendant la guerre d’Algérie, tout comme, dans un contexte différent, elles sont routinières dans les territoires occupés par Israël – les combattants armés sont ciblés, traqués, abattus comme des criminels et des nuisibles. À Gaza, les chefs des mouvements résistants armés, le Hamas et le Djihad islamique, font l’objet de tous les soins du repérage par les moyens électroniques les plus sophistiqués, en vue de leur assassinat au moyen de missiles et maintenant de drones – généralement, au passage, leurs familles et le voisinage ne sont pas épargnés par ces frappes – mais qu’importent ces détails : les enfants et les voisins d’un chef rebelle peuvent-ils sérieusement prétendre au statut de « civils » ? [5]
Du régime de terreur
Le régime de terreur, c’est celui qui consiste très précisément à exercer des représailles sur les populations, à les massacrer et terroriser en les soumettant à des bombardements massifs, au prétexte de traquer des terroristes utilisant lâchement ces populations comme « boucliers humains ». Mais ce que montrent les bombardements massifs destinés à faire table rase de Gaza, c’est bien que leur cible effective, c’est la masse humaine elle-même, qu’il s’agit de réduire, en l’exténuant et en la décimant, à une pure condition de survie, prélude à une purification ethnique. Sous la traque aux « terroristes », c’est la guerre de conquête qui se poursuit, et qui, plus que jamais, bat son plein. Ce qui est en cours à Gaza actuellement, c’est la dernière (provisoirement) des guerres de conquête coloniale conduite par une puissance blanche, celle qui est censée venger, enfin, la perte des empires et de plus récentes déroutes (en Afghanistan, dans le Sahel…).
La guerre contre le terrorisme, cela reste, en général, le masque et l’alibi de la défense et la promotion par l’Occident global de ses « grands espaces » et chasses gardées : le Moyen-Orient et ses réserves pétrolières (entre autres), la Françafrique sahélienne jusqu’aux récentes déconvenues, la péninsule coréenne et le Japon ami placés sous la menace du « terrorisme nucléaire » nord-coréen, etc.
Le nuage de poussière, particulièrement dense en ce moment, déployé dans l’Occident global autour du terrorisme, a pour vocation de rendre indiscernable une vérité tant massive qu’élémentaire : la terreur a toujours fait partie des moyens de la politique, entendue ici dans son sens le plus extensif, et pour autant notamment que le domaine politique n’est jamais entièrement séparé de celui de la guerre. Les proliférations discursives dont nous sommes aujourd’hui les témoins et les otages ont cette fonction très distincte : nous faire oublier la persistance de cet usage du terrible-terrifiant-terrorisant, dans la politique des États et des puissances légitimées ; la terreur, cela doit demeurer toujours le fait de l’autre et sa marque d’infamie, ce qui le définit non pas seulement comme ennemi du moment, mais, structurellement, comme ennemi de la civilisation. Derrière les proliférations discursives autour des mots-qui-font-peur (terrorisme, terroriste), se profilent toujours la guerre des civilisations.
Le terroriste appartient à une espèce, il s’identifie à un faciès – voyez les séries américaines à ce propos. Cette espèce porte tous les signes d’une altérité radicale qui en fait l’antagonique même de la civilisation blanche ; elle entretient de solides affinités électives avec la violence et le fanatisme – d’où, la facilité avec laquelle, dans les démocraties libérales du Nord global la figure du Palestinien peut être superposée à celle du terroriste. D’où l’infinie tolérance des opinions occidentales à l’endroit de ce qui s’affiche comme contre-terrorisme : la destruction du peuple palestinien par l’appareil de terreur de l’État israélien.
Jadis et naguère, en Occident, la terreur comme moyen d’affirmation de la puissance, comme figure de la souveraineté, s’associait à des régimes ou des personnages extrêmes, elle était constamment alliée à l’exception – la Terreur sous la Révolution française (ou la dictature bolchévik), les régimes fascistes, notamment italien et allemand… Aujourd’hui, la terreur s’est trouvée intégrée, au cœur de la police de l’hégémonie, aux dispositifs « normaux » mis en œuvre par les démocraties occidentales pour combattre ce qui fait obstacle à l’expansion de leur puissance,c’est-à-dire à la « total-démocratisation » du monde qui constitue la ligne d’horizon des stratèges du bloc hégémonique. Plus la terreur pratiquée par les États (les démocraties du Nord global en particulier) est technologique, bureaucratique, associée à la notion du maintien de l’ordre global, et plus elle est normalisée aux yeux des opinions occidentales, vertueuse, presque ; inattaquable sur le fond, ses exactions trop visibles tombant régulièrement dans la catégorie des bavures, des accidents et des dommages collatéraux.
Plus, du même coup, les actions « mineures » de contre-terreur pratiquées par les damnés de l’hégémonie (ici, les Palestiniens non pas seulement comme peuple puni mais comme peuple auquel le droit à l’existence même est dénié) heurtent la sensibilité des habitants desgated communitiesmentales du monde occidental blanc – comme si le guerrier qui tue artisanalement à l’arme blanche incarnait une figure de la barbarie infiniment plus abjecte que le pilote de F17 qui lâche sa cargaison de missiles sur un quartier surpeuplé, dans un camp à ciel ouvert où est captive une population de réfugiés. « Terrorisme » est le mot qui, dans ce contexte, sert à désigner le régime de violence « intempestif », archaïque, auquel a recours, par la force des choses, l’opprimé qui n’a pas les moyens de recourir à la terreur industrielle et technologique.
C’est cette pauvreté en moyens qui, aux yeux des opinions occidentales enfermées dans leurs bulles immunitaires, le désigne comme un fanatique et un barbare.
Alain Brossat
Notes
[1] Voir, pour un exemple probant de ces techniques…
[2] Voir sur ce point le témoignage et les analyses…
[3] Voir sur ce point : Jean-Louis Planche, Sétif 1945 :…
[4] La tour d’Ezra, 1946…
[5] On s’étonne, dans nos chaumières, de la férocité avec…