Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [7]

Que m’est-il permis de savoir ? – Klemperer et la « Solution finale » (3/3)

Pendant la guerre, la condition même de Klemperer connaît une inflexion décisive : dès 1942, il n’est plus simplement un exilé de l’intérieur, un paria, mais bien un survivant : « Toujours cette seule et unique pensée : ’Il y en a tant qui meurent autour de moi, et moi, je vis encore’ » [1]. Désormais, la survie est vécue et pensée sur un fond qui est bien le projet nazi d’en finir avec les Juifs, dans leur ensemble [2]. Il n’est donc pas surprenant que, dans ces conditions, le nom d’Auschwitz revienne en force : « Aujourd’hui, pour la première fois, avis de décès de deux femmes dans un KZ.

Jusqu’à présent, seuls les hommes y mouraient. Chez l’une de ces femmes on avait trouvé un poisson interdit dans le réfrigérateur, l’autre avait pris le tramway pour aller chez le médecin, alors qu’elle n’avait le droit de le prendre que pour aller au travail. Toutes les deux ont été déportées du camp de femmes du Mecklembourg à Auschwitz, qui semble être un abattoir travaillant vite [ je souligne, A. B.]. Cause de la mort : ’Sénilité et faiblesse cardiaque’. Toutes les deux avaient à peu près la soixantaine, l’une était particulièrement vigoureuse. Récit de Frau Ziegler » [3].

Ici se dévoile une autre facette de la rumeur : non plus tant son placement sous le signe des faits dispersés ou des bribes d’information qui, dans leur caractère épars même, empêche de se faire une idée exacte de l’ensemble, mais tout l’inverse : le régime du « détail », du micro-événement qui conduit au cœur du réel. La liquidation expéditive des deux femmes déportées à Auschwitz pour de ces délits imaginaires que fabriquait à foison l’imagination inépuisable des nazis, c’est là le fil d’Ariane qui conduit Klemperer vers les abysses de la « Solution finale ». Désormais, note celui-ci quelques jours plus tard, « toutes les discussions entre Juifs se terminent presque par ces mots : ’S’ils en ont le temps, ils nous tueront tous avant [la débâcle du régime nazi]’. Quelqu’un a dit hier à Frau Ziegler qu’il se sentait comme un veau à l’abattoir qui voit les autres veaux se faire égorger devant lui, et qui attend son tour. Cet homme a raison » [4].

On pourrait dire que désormais, fin 1942, l’entourage juif de Klemperer à Dresde a en partage la notion de la « Solution finale », mais sans le concept, « à l’état pratique », comme dirait Althusser. Il est à remarquer que l’image qui survient, lorsqu’il s’agit de saisir la figure d’une extermination systématique, à la chaîne, de forme industrielle, soit celle de l’abattoir plutôt que l’usine – l’égorgement en série plutôt que la production de cadavres et leur élimination consécutive. Les chambre à gaz qui sont entrées en service en 1942 demeurent dans l’angle mort, le secret est encore bien gardé. Ici aussi les capacités imaginatives des survivants sont en retard sur les dispositifs réels de l’extermination.

L’abattoir, même s’il est de forme industrielle et intègre les paradigmes de la rationalisation et de la quête de l’efficience maximale, fait ici référence à une économie traditionnelle de la violence et de la mise à mort – le versement du sang de la victime.

Or, précisément, la violence exterminatrice des usines de la mort nazies est placée sous un autre régime – non pas le sang versé, mais la fabrication des cadavres par asphyxie et la réduction des corps en cendres. Les centres d’extermination se tiennent au-delà de toute espèce de dramaturgie de la mort associée au versement du sang. C’est l’enjeu du « sans précédent » dont le propre est de se tenir hors de portée des facultés cognitives et imaginatives des victimes désignées. De la même façon, l’entourage juif de Klemperer envisage ce que serait pour les survivants une conséquence inéluctable d’un effondrement du IIIème Reich : un pogrom ou une Sainte-Barthélémy à l’échelle de l’Allemagne, destinés à les éliminer jusqu’au dernier. Mais précisément, le propre des exterminations industrielles est de constituer, dans l’histoire des persécutions (contre les Juifs, ici), un novum, introduisant dans cette histoire un radical élément d’hétérogénéité et constituant une irréductible singularité.

Auschwitz est devenu, pour les survivants provisoires, le nom propre ou la métonymie de l’extermination systématique, ceci dès avant la fin de l’année 1942 : « Un journal trouvé chez soi suffit pour Auschwitz », note lapidairement Klemperer [5]. Les contours du dispositif général de l’extermination se précisent : à Theresienstadt, on meurt beaucoup, d’Auschwitz, on ne revient pas [6].

Désormais, chaque cas rapporté, chaque rencontre placée sous le signe des déportations, chaque nouveau témoignage vient compléter le tableau de l’entreprise criminelle dont on a déjà percé à jour le secret. Ce qui s’y ajoute, c’est ce l’on pourrait appeler, au risque du cliché, l’horreur du vécu et des détails qui le peuplent : « Frau Eger est venue chez nous pour nous demander une étoile juive. Il s’agissait de la coudre sur une veste qu’elle voulait donner à son mari contre le froid. Elle a appris (elle a un frère chez les SS [7]) qu’il allait être déporté demain dans un KZ [8] . C’est la dernière chose qu’elle puisse faire pour lui, nous a-t-elle dit ; elle voulait aussi lui donner un bonnet avec des mots d’adieu cousus dans la doublure. Mais va-t-il trouver mon billet ? Elle n’a aucun espoir de revoir son mari » [9].

Désormais, le processus des déportations fait l’objet d’une connaissance partagée, ce qui accroît le désespoir des proches : « Elle nous a expliqué que le transport pouvait durer huit jours. Que les gens étaient regroupés dans différentes villes (Leipzig, Chemnitz, etc.), qu’ils passaient la nuit dans les prisons locales, que des groupes importants arrivaient alors en une seule fois dans les camps. Et qu’au bout de ce voyage, c’est la mort qui attend les déportés juifs » [10].

Face à la connaissance désormais assurée que cette femme manifeste de l’issue réglée des déportations, Klemperer renoue avec sa vocation spontanée de consolateur : « J’ai essayé de réconforter Frau Eger. Je lui ai dit que le revirement arriverait peut-être d’un jour à l’autre, que son mari serait peut-être encore en vie – mais je n’ai pas le moindre espoir que cet homme soit sauvé [je souligne, A. B.]. Frau Eger était décomposée, blême de peur » [11].

La situation de cette femme affecte d’autant plus les Klemperer que leur propre condition de couple mixte s’apparente très précisément à celle du couple Eger. Eva, note-t-il, est hantée par la crainte que le même sort lui soit réservé, quant à lui, sa seule ressource, c’est de « travailler, [s]e soûler de travail ! » [12]. Le travail comme seul moyen de conjurer « la peur permanente, atroce, d’Auschwitz » [13].

En janvier 1943, à l’occasion d’une rencontre avec un ancien détenu de Buchenwald, juif aussi (il y a été déporté en 1938 dans le contexte du regain de persécutions antisémites qui ont fait suite à l’affaire Grynspan), Klemperer note : « A l’époque, je n’avais pas été touché par toute cette misère ; le nom de Buchenwald, je ne l’avais entendu pour la première fois que peu de temps auparavant, à Berlin (…) ». Et d’ajouter : « Buchenwald sera d’écrit par d’autres : moi, je ne veux m’en tenir qu’à ce que je vis » [14].

Le Journal n’a pas l’ambition d’écrire une histoire de la terreur nazie, des persécutions raciales, de l’extermination, en général. C’est une chronique agencée autour de l’expérience d’un personnage qui en assume le caractère partiel et subjectif. Il prend on compte en tout premier lieu ce qui l’affecte, personnellement et qui concerne son sort et celui d’Eva. Très souvent, ce motif de l’indifférence au destin des autres, même proches (dans la maison des Juifs, notamment) revient dans le Journal, même s’il est en quelque sorte tempéré ou compliqué par ce qu’il relate aussi des « visites de consolation » qu’il effectue. En tout cas, Klemperer tient, ici comme dans d’autres passages, à assigner ses limites au Journal : celui-ci n’est pas une chronique des années brunes placée sous le signe d’une quelconque objectivité de forme, disons, journalistique.

Le témoin prend en charge toute la partialité de son témoignage. Il décrit et consigne un parcours d’épreuves avant tout. Ce qui le conduit à en confesser, lorsque l’observation scrupuleuse de lui-même l’y conduit, ses propres manques, défaillances et faiblesses – ici : en 1938, alors que les persécutions antisémites faisaient rage, il est passé à côté de Buchenwald. Ailleurs, il confesse (et c’est bien de cela qu’il s’agit : le Journal, entendu en ce sens, c’est bien toujours par quelques biais, un confessionnal – d’où la fibre commune, envers et contre tout, avec Rousseau) que lorsqu’un voisin (à la maison des Juifs) part en déportation, il éprouve moins de compassion pour celui-ci que de crainte pour lui-même – aveu des plus lourds et qui requiert un vrai courage, quand bien même le diariste doute qu’il soit jamais relevé par un lecteur, le Journal étant probablement voué à être enseveli sous les ruines et les cendres du IIIème Reich…

Le Journal, par conséquent, n’est pas une chronique d’en bas, par en bas, de l’extermination des Juifs d’Allemagne, il est bien davantage la consignation rigoureuse et détaillée des étapes par lesquelles une singularité juive, dans les circonstances tout à fait particulières où elle se trouve placée, reçoit des « impressions », des messages tronqués ou difficiles à déchiffrer, rassemble les pièces éparses d’un puzzle pour parvenir, envers et contre tout, à forger une connaissance de ce qui est en train de lui arriver dans le contexte général de ce qui arrive aux Juifs (d’Allemagne et d’ailleurs) et, plus généralement encore, de ce qui est arrivé à l’Allemagne, à l’Europe et au monde, avec l’accession au pouvoir des nazis. Car c’est bien d’une connaissance qu’il s’agit, quand bien même celle-ci serait encore et toujours véhiculée par la rumeur (le seul canal d’information dont disposent les Klemperer dont le poste de radio a été confisqué de longue date), lorsque, dans le Journal, surgit cette notation où la substance même de la « Solution finale » est saisie : « Il n’est plus possible maintenant de supposer qu’un seul Juif revienne vivant de Pologne. On les tuera avant de vider le camp.

On raconte d’ailleurs depuis longtemps que nombre d’évacués [de déportés ou transportés] n’arrivent même pas vivants en Pologne. On dit qu’ils sont gazés dans des wagons à bestiaux pendant le transport, que le wagon s’arrête pendant le trajet près des fosses communes creusées à l’avance » [15].

Ce qui importe ici, ce n’est évidemment pas l’approximation concernant les conditions de l’administration de la mort en masse par le gaz (un souvenir des camions dans lesquels étaient gazés les supposés déficients mentaux, lors de l’opération T4, 1939-41), mais la connaissance du procédé de l’extermination par le gaz. Les chambres à gaz, entendues comme le secret le mieux gardé des exterminateurs, échappent encore ici à la connaissance de la victime désignée, recluse dans son micro-ghetto, en Allemagne orientale, à des centaines de kilomètres des lieux du crime (Auschwitz-Birkenau, Belzec, etc.). Mais pas le gaz lui-même, ce qui est l’élément premier.

Et l’on est en droit de supposer ici que ce secret, en tant qu’il est parvenu à la connaissance de ce réprouvé mis au ban de la société allemande, était alors suffisamment ein offenes Geheimnis pour être partagé, dans l’Allemagne du début de l’année 1943, par qui voulait bien le connaître. On dira que les Juifs, étant concernés au premier chef par ces « nouvelles », avaient leurs propres canaux d’information, aussi précaires ceux-ci aient-ils été. Mais les autres, les non-Juifs, avaient, inversement, accès à d’autres canaux (les permissionnaires notamment et éventuellement les radios étrangères) dont les Juifs étaient privés. Les moyens de la connaissance ne sont pas tout – encore faut-il que s’y ajoute la volonté (ou le désir) de savoir. En incluant les gazages dans le champ de sa réflexion, maillon essentiel dans la prise de connaissance de la « Solution finale », Klemperer dompte l’inconcevable et le sans précédent. Cette percée est d’autant plus remarquable qu’il a mentionné précédemment sa propension, comme d’autres victimes désignées (et non moins que ceux qui occupent, dans cette configuration, le rôle des « spectateurs » entendus ici comme bystanders), à pratiquer l’évitement (face à l’objet dont la présence transit), la « distraction » qui perpétuent le non-savoir – à propos de Buchenwald, en 1938.

Ce qu’il importe aussi de souligner, c’est que la connaissance générale des dispositifs d’extermination relève d’un partage des informations. Klemperer parvient à produire dans le Journal l’énoncé pertinent que l’on vient de découvrir parce que tout un réseau d’informateurs et de porteurs de « nouvelles » s’est formé, dont il est partie prenante. Ce dont l’effet est que la rédaction de ce passage évoquant les gazages est placée sous le régime à la fois de la rumeur et de la certitude – « on dit... », mais d’un autre côté, on ne peut plus douter du fait que la machine à exterminer n’épargne plus personne, en Pologne. La rumeur s’est consolidée en certitude.

A partir de cette date, au début de l’année 1943, l’essentiel est acquis pour ce qui concerne la connaissance par les victimes désignées du sort qui les attend ou, en termes objectifs, de la « Solution finale ». Lorsque la formation d’un nouveau convoi (transport) est annoncée, Klemperer note : « Le convoi partira demain matin, tout le camp juif avec ceux qui y ont été ajoutés, venant de Halle et d’Erfurt. Il n’est guère probable [je souligne, A.B.] que nous en revoyions un seul de toute cette foule. Il ne reste que ceux qui sont protégés par un mariage mixte » [16]. La quintessence de l’extermination est ici saisie dans l’expression « un seul » – pas un seul ne doit survivre, selon les ingénieurs de ce crime.

Klemperer tient le compte précis de la dynamique de l’opération liquidatrice : « Le 1er mars, il y avait encore en Allemagne 43 000 Juifs. Le 1er avril il n’y en avait plus que 31 000 ». La ligne d’horizon, c’est bien la disparition, jusqu’au dernier, des Juifs d’Allemagne. Un projet que, désormais, Klemperer associe directement à sa propre condition – chaque jour le rapproche de l’échéance fatale : « Ça peut tomber sur moi à toute heure. Puis se retrouver dans une cellule, à attendre le bourreau de minute en minute, peut-être un jour, peut-être une semaine, et peut-être d’ailleurs que personne ne m’étranglera ici (’je ne me pendrai pas’) mais que je mourrai sur le chemin du KZ (’abattu lors d’une tentative de fuite’) ou à Auschwitz même d’une ’insuffisance cardiaque’. C’est tellement horrible de se figurer la chose dans tous ses détails, pour moi, pour Eva. Je refoule ces images à chaque fois, je veux profiter de chaque jour, de chaque heure. Peut-être qu’au bout du compte j’arriverai à survivre » [17].

Puisqu’aucune durée n’est assurée, il faut s’efforcer de vivre pleinement dans un temps fractionné, peuplé d’instants, et tenter de profiter pleinement de l’instant présent. C’est une sagesse, et qui, dans ces conditions, porte la marque du sublime. Mais elle a une ennemie mortelle : l’angoisse qui, elle, n’oublie pas que la survie est placée sous un signe de mort.

La connaissance, toujours plus précise, du dispositif d’extermination est inséparable de l’épreuve personnelle, chaque jour rapproche le narrateur de l’épreuve de sa disparition – là où la chronique s’arrêtera net. Mais ce rapprochement aussi inexorable soit-il, ne suffit pas à liquider l’espérance – l’attente messianique du retournement, contre toute attente : « peut-être qu’au bout du compte... ». De ce point de vue, il existe bien une continuité rigoureuse dans le parcours que consigne le Journal : en restant en Allemagne, les Klemperer ont bien fait le pari qu’ils pourraient, envers et contre tout, passer entre les gouttes de la terreur nazie et survivre au IIIème Reich. Plus cette terreur s’étend, plus les contours de la « Solution finale » se précisent, et plus ce pari apparaît insensé aux yeux même de ceux qui s’y sont risqués. Cependant, il est remarquable que dans le temps même où le professeur fait face au risque de la mort imminente, le parti de l’espérance qui a inspiré le pari ne se trouve jamais entièrement défait.

La possibilité de la survie, aussi fragile et improbable soit-elle, n’est jamais entièrement écartée. Le messianisme est une flammèche qui jamais ne s’éteint. De la même façon que Klemperer sait l’essentiel de ce que recouvre le mot « Auschwitz », il n’ignore rien, des crimes qui scandent l’histoire massacrante de ces années de guerre – ce qui vient en surcroît de la guerre précisément : Katyn [18], le soulèvement et la destruction du ghetto de Varsovie [19] – une fois encore, il faut bien renverser, purement et simplement, la ritournelle « on ne savait rien » en : « tout se savait », tout de l’essentiel de ce qui a scandé l’histoire criminelle de ces années. Tout : même, et c’est essentiel, la différence entre le camp de concentration d’Auschwitz et le centre d’extermination attenant : « Depuis une quinzaine de jours, pas de nouvelle arrestation, pas de nouveau cas de décès – même Leipziger, à ce qu’on dit, a ’seulement’ été déporté au camp de travail d’Auschwitz – et déjà la grande peur est oubliée » [20].

On ne peut pas survivre, dans la condition de victime désignée, en ayant constamment présente à l’esprit la connaissance, désormais assurée, de l’engrenage dans lequel on est pris. Alors, il suffit que la pression se relâche tout provisoirement pour que l’on « oublie » ce que l’on sait d’un savoir sûr. L’oubli est ici vital – aussi bien, qu’on le conserve en tête ou pas, c’est le destin qui s’accomplit : « Rien qu’à Dresde, il y a encore 60 Juifs sur une population de 600 000 personnes » [21].

Klemperer, lui, n’est pas dupe de ces rémissions. Il sait que la machine à exterminer tournera jusqu’au bout – jusqu’à la chute du Reich. Tout au long de l’année 1944, il tient la chronique de la mise en œuvre de la « Solution finale » qui se poursuit : les déportations en masse de Juifs hongrois suivies de leur extermination immédiate [22]. Avec le chaos qui accompagne les déboires de la Wehrmacht à l’Est, le régime de la rumeur revient en force : « Deux rumeurs juives : des massacres auraient eu lieu en Pologne au cours du repli des troupes. En Hongrie, en revanche, des Juifs auraient été relâchés après un accord hongrois avec les Etats-Unis » [23]. « J’ai appris qu’il y a quelque temps un grand nombre de Juifs âgés (trois cents ? Trois mille ?) ont été retirés de Theresienstadt, et qu’ensuite la radio anglaise aurait annoncé le « gazage » de ce convoi. Vérité ? Forse che si, forse che no. – » [24].

La notion de rumeur juive que Klemperer met ici en circulation doit être relevée : elle montre que les Juifs survivants en Allemagne ont leurs propres circuits et réseaux d’information plus ou moins flottants et surtout que leur attention, contrairement à la masse de la population allemande, est focalisée sur la mise en œuvre des exterminations raciales. La connaissance suppose l’intérêt et c’est ici ce qui tranche. Et l’intérêt, au sens, ici, de ce qui associe indissolublement la connaissance générale au souci de son propre destin (l’intérêt pour sa propre survie), reconduit inexorablement de la rumeur vers le réel : « Chacun se demande combien de Juifs peuvent être encore en vie en Pologne » [25].

Plus semble inéluctable la défaite militaire du IIIème Reich, avec la rapide progression de l’Armée soviétique à l’Est, plus prennent consistance les images apocalyptiques de la catastrophe finale : Dresde écrasée sous les bombes alliées, « puis la ville sera évacuée, les ménages mixtes séparés, et les conjoints juifs gazés, on ne sait où ; puis mes manuscrits à Pirna, fruits de tant d’années, seront brûlés... Voilà les atrocités (LTI) que mon imagination me suggère depuis hier sans accumuler trop d’invraisemblances » [26]. Et, pour compléter le tableau : « Chez les Winde, il a de nouveau été question d’un récit de permissionnaire : épouvantables massacres de Juifs à l’Est. On a dû distribuer une ration de gnôle à la troupe » [27]. La « rumeur juive » a ses canaux propres, la rumeur non-juive (« aryenne ») a les siens – les permissionnaires en sont un des vecteurs privilégiés [28]. La population non-juive sait aussi, si elle veut savoir (ou plutôt ne pas ignorer) à quoi s’en tenir sur les massacres et exterminations en cours à l’Est. De cela, poursuit Klemperer, « Il a été trop souvent question et de manière trop concordante de diverses sources aryennes [je souligne, AB] pour que cela puisse être une légende . Et ça correspond d’ailleurs tout à fait à ce que nous vivons ici » [29].

A force de véhiculer des messages convergents, la rumeur (la « légende », ici) se cristallise en certitude : les massacres et les exterminations à l’Est cessent d’être des bruits qui courent » pour devenir des faits – corroborés par le caractère systématique des déportations et des liquidations en Allemagne même.
Deux semaines avant le bombardement de Dresde qui y scelle, sur un mode apocalyptique, la fin de la terreur nazie, le Journal évoque les propos tenus par un des derniers Juifs y survivant encore : les Russes se rapprochent, l’effondrement du Reich est imminent. Thomas Mann, dans une de ses allocutions adressées aux Allemands, depuis les Etats-Unis où il est réfugié, est revenu sur les exterminations à l’Est : « A l’en croire, les Allemands auraient gazé un million et demi et quelques centaines de milliers de Juifs, chiffre précis jusqu’à l’unité, auraient moulu leurs os pour en faire de l’engrais. On doit, paraît-il, ce chiffre exact à la méticulosité allemande, chaque Juif liquidé étant comptabilisé, et les Russes, dans une attaque surprise, ont découvert les registres » [30].

Peu importe que la précision des informations rapportées par Thomas Mann relève amplement du faux-semblant (Klemperer n’en est pas dupe, d’où les précautions avec lesquelles il rapporte ses propos) ; ce qui compte davantage ici, c’est l’autorité du grand témoin (du narrateur) qui atteste la réalité du génocide. Mais, sur ce point, l’auteur du Journal sait amplement à quoi s’en tenir.

Désormais, écrit-il, les quelques dizaines de Juifs survivant à Dresde sont habités par des « sentiments mêlés » : la crainte d’être embarqués dans le dernier convoi en direction de la Pologne, celle des excès et désordres qui, inévitablement, accompagneront l’arrivée de l’armée soviétique, sans oublier la perspective des bombardements alliés, d’un côté. Et, de l’autre, ces nouvelles épreuves entendues comme l’inévitable chemin de la libération. Entre l’après-midi du 13 et le 22 février, s’ouvre, dans le Journal, comme un espace béant – celui d’une interruption cataclysmique d’un désastre sans fin – la terreur nazie. En milieu de page et en grosses lettres figure la simple mention :

« L’anéantissement de Dresde. Mardi 13 et mercredi 14 février 1945 ».


Notes

[1] Ibid. p. 243, 14/10/1942.

[2] « Quelle détresse sans nom s’est abattue sur nous au cours de cette année. Tout ce qui a précédé semble léger en comparaison. - Et Stalingrad est sur le point de tomber, et en octobre, il y aura davantage de pain : le gouvernement va donc pouvoir se maintenir au-delà de l’hiver ; ce qui lui donnera le temps d’exterminer tous les Juifs [je souligne, A. B.], ibid. p. 234, 19/09/1942.

[3] Ibid. p. 245, 17/10/1942.

[4] Ibid. p. 246, 23/10/1942.

[5] Ibid. p. 255, 4/11/1942.

[6] « [Bernstein] m’a dit qu’il savait de source sûre qu’à Theresienstadt, il y avait déjà eu beaucoup de décès », op. cit. p. 254, 30/10/1942.

[7] Ce qui veut donc dire qu’il s’agit d’un mariage mixte : le mari est juif, la femme « aryenne », (A.B).

[8] Cet homme est emprisonné depuis six semaines, dans l’attente de sa déportation.

[9] Ibid. p. 268, 29/11/1942.

[10] Ibid., même page, même date.

[11] Ibid., même page, même date.

[12] Ibid. même date, même page.

[13] Ibid. p. 294, 14/01/1943. Parmi les Juifs survivants à Dresde, seuls ceux de la Communauté continuent de relayer la propagande nazie à propos des camps : « Les gens de la Communauté semblent s’être donné le mot, semblent être – LTI ! - une communauté de conjurés, ils s’entendent tous pour présenter la vie du camp sous un jour indulgent : ils disent que c’est supportable, que quelques-uns s’en accommodent plus vite, d’autres plus lentement. On dirait presque que les mécontents sont des êtres gâtés et ingrats ». Ibid. p. 268, 1/12/1942. Mots terribles, et qui méritent d’être médités.

[14] Ibid. p. 296, 18/01/1943.

[15] Ibid. p. 314, 18/02/1943.

[16] Ibid. p. 317, 2/03/1943.

[17] Ibid. p. 333, 25/04/1943, « dimanche de Pâques ».

[18] Ibid. p. 346, 5/05/1943.

[19] Ibid., p. 361, 1/06/1943.

[20] Ibid. p. 363, 5/06/1943.

[21] Ibid. p. 368, 12/06/1943.

[22] « Pendant la garde de jeudi, Rieger m’a lu un article (sic) selon lequel en Hongrie 300 000 Juifs auraient été expropriés et internés. Il était comme toujours terriblement pessimiste : nous allons sûrement être passés par les armes et gazés », op. cit. p. 473, 29/04/1944. Même euphémisé, le destin des Juifs hongrois dessine un horizon bouché, sinistre.

[23] Un écho approximatif des échanges négociés par l’avocat juif Reszö Kaszner ?

[24] Ibid. p. 528, 20/08/1944.

[25] Ibid. p. 547, 15/09/1944.

[26] Ibid. p. 566, 17/10/1944.

[27] Ibid. p. 576, 26/11/1944.

[28] Voir sur ce point les recherches de Raul Hilberg : Exécuteurs, victimes, témoins, Folio , 2014 (1994) et Christopher Browning : Des hommes ordinaires, Les Belles-Lettres, 1994.

[29] Je veux témoigner… pp. 576-77, 26/11/1944.

[30] Ibid. p. 607, 29/01/1945.

Victor Klemperer

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