Le philosophe Emmanuel Kant, 1724-1804, idéaliste bourgeois, est né, a vécu et est mort à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), il a été le premier à proposer une définition des Lumières résumée dans la devise « sapere aude ! », ayez le courage d’utiliser votre intelligence. Sa théorie de la liberté est encore plus profonde. Être libre, au sens kantien, signifie être capable de prendre une distance critique par rapport à ses passions et à ses inclinations, et se demander si celles-ci contribuent à une pensée « éclairée » : à la mise à distance, comme le dit Kant, de « l’immaturité auto-imposée des êtres humains ».
Les Lumières sont basées sur trois maximes fondamentales : pensez par vous-même, pensez à la place de tout le monde et pensez toujours de manière cohérente. Ces maximes, selon lui, pourraient être appliquées par « l’usage public de la raison », un modus operandi fondamentalement différent de l’usage « privé » que les gens en font dans leur profession.
L’application de ces maximes exige toujours un engagement pluraliste, impartial et critique. Il est difficile de comprendre les aspirations de Kant à une époque comme la nôtre, où l’esprit public est constamment menacé par le choc des intérêts privés. Notre façon de communiquer semble plus large et plus inclusive que celle du XVIIIe siècle, mais elle est aussi moins profonde, plus arrogante et fondamentalement moins critique.
La dissidence se manifeste par des actes flagrants d’expression individuelle, de préférence enregistrés sur un smartphone, plutôt que par un engagement critique collectif. Comme nous, Kant a vécu à une époque de crise profonde, marquée par de grands progrès de la science et de la technologie, mais aussi par un effondrement des valeurs traditionnelles. Mais il a su concevoir pour l’usage public de la raison le rôle d’une capacité de communication universelle qui cherche à s’orienter dans une voie de compromis entre scepticisme et dogmatisme, entre ne croire en rien et suivre aveuglément les tendances dominantes. Cette conception de la raison semble plus difficile à faire revivre dans nos sociétés démocratiques, étranglées entre des intérêts privés destructeurs et la personnalisation de l’engagement politique.
Kant est l’auteur de l’un des essais anti-guerre les plus célèbres de l’histoire de la philosophie, De la paix perpétuelle, publié en 1795.
Alors que les conflits destructeurs menacent de s’étendre, de la guerre entre la Russie et l’Ukraine à l’Europe, et de l’affrontement entre Israël et la Palestine au reste du Moyen-Orient, la relecture de Kant est profondément opportune et troublante, mais elle devrait aussi être instructive. Le titre même de l’essai est inspiré de la gravure satirique sur la table d’un aubergiste hollandais où « paix perpétuelle » faisait référence au calme du cimetière. Kant ne pouvait pas connaître, bien sûr, les menaces nucléaires. Mais sa mise en garde contre « une guerre d’extermination dans laquelle l’anéantissement simultané des deux camps ne permettrait à une paix perpétuelle de se réaliser que dans le vaste cimetière de la race humaine » sonne incroyablement opportune.
L’essai lui-même prend la forme d’un traité de paix universel idéal, contenant une série d’articles visant à arriver non seulement à une cessation des hostilités, mais à la fin de la guerre, de l’idée même de guerre, une fois pour toutes. Kant critique la facilité avec laquelle les États contractent des dettes pour financer des guerres (il semble faire référence à la situation italienne actuelle). La dette, affirme-t-il, est légitime pour mener à bien des projets pacifiques, mais lorsqu’il s’agit de conflits internationaux, l’argent a un « pouvoir dangereux » car, « combiné au penchant des politiciens pour la guerre, il facilite les choses ». Les parties les plus connues de l’essai de Kant sur la paix perpétuelle sont celles dans lesquelles il soutient que les droits des nations doivent être basés sur un « fédéralisme entre États libres ».
Le philosophe allemand insistait pour que les catégories classiques du droit privé, public et international soient complétées par une nouvelle catégorie plus importante, qu’il appelait « droit cosmopolite ». Basé sur la possession collective originelle de la terre entre les êtres humains, le cosmopolitisme de Kant implique la reconnaissance d’un droit d’aller n’importe où (même d’émigrer ou simplement de voyager pour élargir ses connaissances), sans être traité avec hostilité. Il précise également que, puisque l’interaction mondiale a maintenant atteint le point où « une violation de la loi en un endroit sur terre a des répercussions partout », le concept de cosmopolitisme n’est pas une question d’éthique mais de politique. Le droit privé, le droit public, le droit international et le droit cosmopolite étant interdépendants, lorsque l’un d’eux est contesté, les autres s’effondrent également.
Kant était un pacifiste, mais il n’était en aucun cas naïf. Dans un essai de 1943 intitulé L’avenir du pacifisme, le philosophe britannique Bertrand Russell a distingué la version absolue et la version relative de sa position. D’une part, la première, a déclaré Russell, est basée sur la thèse selon laquelle « en toutes circonstances, il est mal de prendre la vie d’un être humain » ; la seconde, en revanche, était liée à l’idée que « les maux de la guerre sont presque toujours plus grands qu’ils ne le paraissent aux populations exaltées au moment où un conflit éclate » ; et que si certaines guerres valent la peine d’être menées, dans des cas comme celui de la Première Guerre mondiale, les « maux qui en ont résulté » étaient plus grands que ceux causés par les concessions
Le système de Kant résiste à ce genre de calculs : son pacifisme se préoccupe davantage des principes que des conséquences. Cependant, pour Kant et Russell, le pacifisme n’est en aucun cas équivalent à la position de « tendre l’autre joue » adoptée par les premiers pères de l’Église, en réaction à laquelle est née la tradition de la « guerre juste ».
Pour les défenseurs de la guerre juste, tendre l’autre joue n’avait de sens que dans les cas de violence contre un seul individu, et non d’attaque contre un groupe entier de personnes innocentes. Comme l’a dit Augustin, l’un de ses premiers champions, « c’est l’injustice du parti adverse qui impose au sage le devoir de mener une guerre juste ». Cette position était aussi importante parmi les juristes du XVIIIe siècle qu’elle semble l’être parmi les politiciens libéraux aujourd’hui.
En réponse à cette tendance, le type de pacifisme proposé par Kant (et qui a inspiré Russell) faisait partie d’un discours politique. Les pacifistes sont pleinement conscients de l’ampleur et de la manière dont une position pacifiste risque d’encourager de nouvelles agressions. Ce qu’ils essaient de mettre en évidence, c’est le danger d’escalade et la rareté historique des guerres qui se terminent par une victoire totale pour un camp. L’essai de Kant sur la paix perpétuelle est souvent cité comme une source d’inspiration pour l’Union européenne : un projet né des cendres de la Seconde Guerre mondiale qui a vu les ennemis mortels d’antan s’unir dans un effort commun pour créer des institutions pacifiques.
Malgré toutes ses limites, il a été crucial, pendant plus de soixante-dix ans, pour éloigner l’Europe occidentale de la politique du nationalisme fratricide. Ces derniers temps, l’Europe est devenue un lieu où l’affrontement entre le bien et le mal est régulièrement, mais à tort, invoqué pour justifier des actes de brutalité irresponsable, et où les « tambours de guerre » se font entendre de plus en plus fort.
Alors que les gouvernements du monde entier sont à nouveau engagés dans la course aux armements, les parts de marché de l’industrie militaire montent en flèche. L’alarmisme irrationnel émerge encore et encore lorsque ceux qui cherchent des ennemis à l’intérieur des frontières de l’Europe et agitent le spectre d’une attaque contre les valeurs traditionnelles constituées par les migrants, appelant ouvertement à l’expulsion extraterritoriale des demandeurs d’asile. D’autres envisagent la possibilité d’avoir des ennemis extérieurs et nous invitent à nous « préparer mentalement » à l’idée que nous vivons dans une « ère d’avant-guerre », comme l’a récemment déclaré le Premier ministre polonais Donald Tusk.
En revanche, ceux qui proposent à juste titre le compromis et la nécessité de tenir compte des nuances s’exposent, si ça se passe bien, au ridicule et aux insultes sur internet, si ça va mal à la censure.
Rien n’est plus éloigné de l’esprit de Kant que la manière actuelle absolument dogmatique et irrationnelle dont on nous demande d’accepter la guerre et, en même temps, l’usage de la force, sous toutes ses formes : politique, sociale, culturelle. Ils nous convainquent par une propagande continue en martelant que le bien et le mal sont inévitables, que la guerre, dans ses variantes, dans le monde des idées, en politique, à nos frontières, au front, est la seule voie à suivre.
Kant, au contraire, croyait que les controverses dans lesquelles nous devions descendre ne sont que celles de la raison, il s’obstine à dire que, dans la Paix perpétuelle, même parmi les pires excès, nous devons maintenir la confiance dans l’humanité de l’ennemi. Ce que Kant a encore incontestablement à nous apprendre trois cents ans après sa naissance, c’est que la quête de la victoire totale risque de conduire à l’extinction totale, la course aux armements ne mènera qu’au désastre.