Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [10]

Ecrire jusqu’au bout de ses forces (2/2)

La capacité autoréflexive est indissociable de l’écriture, de la prise de notes de (sur)vie (à la différence des notes de lecture). Mais cette activité même tend vers sa disparition lorsque ce que le scripteur consigne est, précisément, une disparition collective. La pensée se rétrécit, se replie sur elle-même lorsque le diariste en vient à écrire : « Toujours cette seule et unique pensée : ’il y en a tant qui meurent autour de moi, et moi, je vis encore’ » [1]. La réflexion sur soi touche ici sa limite lorsqu’elle se trouve réduite à l’idée fixe de sa propre survie – « moi, je vis encore ». Aussitôt, cependant la machine projective se relance, par-delà le pur solipsisme du survivant – « Peut-être me sera-t-il bel et bien donné de survivre et de porter témoignage » [2]. La survie cesse dès lors d’être cette pure singularité qui s’oppose à la règle générale (la mort des autres), pour (re)devenir un but en vue d’une fin – le témoignage, entendu comme ce qui projette celui qui le porte par-delà le temps du désastre.

Le paradoxe de l’écriture du désastre tient tout entier ici dans cette notion : tant que l’on conserve la capacité de s’observer soi-même dans le flux du désastre, celui-ci ne l’a pas pleinement emporté : « On devient effectivement apathique et docile, on ne veut plus qu’une chose : sauver sa peau », note Klemperer le 13 novembre 1942 [3]. L’écriture du désastre est celle du reste infime – mais qui change tout : ce n’est pas seulement que le témoignage est encore là, avec ces quelques mots, le témoignage entendu comme processus continu (si ce n’est régulier) ; c’est surtout que ces mots persistent à être ce qui s’interpose entre le projet de mise à mort du groupe humain auquel appartient le persécuté et la réalisation effective de cette entreprise.

Ces mots, pour autant qu’ils sont ceux de la lucidité et de la capacité d’auto-observation maintenue jusqu’au bout, ne sont pas solubles dans la « Solution finale ». Des auteurs concentrationnaires comme Antelme et Chalamov mettent l’accent sur la résistance des corps – le vivant humain entendu comme matériau ultime de la résistance à l’entreprise de destruction conduite par l’appareil de terreur – l’homme, animal plus résistant que le cheval, dans les conditions climatiques extrêmes évoquées dans les Récits de la Kolyma [4]. Dans le Journal de Klemperer, le motif de l’usure du (des) corps est omniprésent, avec l’évocation des privations, de la faim, du dénuement, de la clochardisation progressive des persécutés raciaux et, surtout, de la maladie et du vieillissement – avec les symptômes de ce qu’il n’en finit pas, dès avant la guerre, de considérer comme sa mort proche, imminente... [5]

Mais le cœur du Journal (et c’est ce qui en fait toute la différence avec la littérature concentrationnaire), ce n’est pas cela : c’est la résistance des mots. Non pas seulement la résistance par les mots, au sens de la production d’énoncés, celle d’un discours qui, objectivement, prend un tour de résistance à la persécution, quand bien même il se contenterait de tenir la chronique des événements courants, sous le IIIème Reich, dans l’entourage immédiat du scribe... Non, ce que fait miroiter le Journal, c’est une propriété résistante des mots plus élémentaire, brute, primitive, si l’on veut : le simple fait que des mots soient disposés sur des feuilles de papier par celui qui est désigné pour être broyé par la machine de terreur, la simple existence de ces mots qui consignent, sous la forme la plus dépouillée, l’essentiel de la condition subjective du survivant – « on ne veut qu’une seule chose : sauver sa peau ». Cela signifie bien que quelque chose subsiste en excédent de la « peau » du survivant – une subjectivité, une intelligence qui perçoit ce qu’il en est de sa condition résiduelle – qui sait d’un savoir sûr à quoi elle est désormais réduite. C’est, dans ces conditions extrêmes, ce que Antelme désignerait sans hésiter comme la victoire du survivant sur son persécuteur. Et, dans le cas particulier de Klemperer (une exception, malheureusement, parmi ceux de sa condition, à Dresde), le message tant soit peu sulpicien d’Antelme, trouve sa justification et sa portée : les mots de la fin (on ne pense qu’à sauver sa peau) que consigne le diariste ont, au bout du compte, la peau plus dure que les persécuteurs – ils leur survivent, ils atteignent ceux d’après et ils vont soutenir le jugement que la postérité porte sur les crimes nazis.

Le Journal de Klemperer est une sorte de traité de la résistance des mots, en deçà de la résistance par les mots et les phrases. Les mots, bien sûr, peuvent être embrigadés, corrompus et servir la cause de l’oppression – c’est ce que s’attache à montrer LTI – mais si l’on passe du plan analytique, démonstratif, didactique, qui est celui des Notes du philologue, à celui de l’écriture entendue comme activité graphique, inscription et consignation – alors, ce qui émerge, c’est la consistance quasi-minérale des mots en tant qu’ils ne se laissent pas dissoudre dans l’acide de l’attrition perpétuelle à laquelle est soumise celui qui ne lâche pas la plume ou demeure, aussi longtemps qu’il peut, arrimé au clavier de sa machine à écrire. Les mots résistent, dès lors qu’ils sont inscrits sur un feuillet volant ou dans un cahier.

Mais d’une certaine façon, l’écriture ne fait ici que prolonger ce qui est en jeu avec les mots qui volent de bouche en bouche (et dont le scribe tient la chronique méticuleuse) et qui indiquent suffisamment que toute rétivité populaire n’est pas éteinte, même au plus fort de la terreur nazie. Ce n’est pas pour rien que l’épilogue de LTI (qui est au fond la reprise « conscientisée » du Journal) s’intitule « Pour des mots », en référence à un témoignage recueilli par Klemperer au cours de son Odyssée à travers la Haute-Bavière après le bombardement de Dresde, « Wejen Ausdrücken », prononcé avec l’accent berlinois par une réfugiée évoquant son récent emprisonnement d’un an. Comme Klemperer lui en demandait le motif, elle répondit simplement : « Wejen Ausdrücken, pour des mots – et tout fut dit – pour avoir prononcé imprudemment des mots qui offensaient le Führer, les institutions, les symboles et les institutions » [6].

Sous le IIIème Reich, tout était en fin de compte question de mots – les mots qui ne se pliaient pas à l’exigence de la mobilisation totale du langage devenant, de ce fait même, des mots de la résistance à l’oppression. Le Journal est, au sens le plus fort du terme, un document attestant la force d’inertie des mots, leur pesanteur, leur capacité de contrarier l’oppression, même quand ils ne sont pas mobilisés comme puissance active, tournés contre celle-ci. Ils ont cette propriété de se mettre en travers de l’oppression du simple fait qu’ils surgissent, dans certaines conditions, dans une conversation ou griffonnés sur un morceau de papier. On voit bien, à l’exemple de cette femme jetée en prison « pour des mots », qu’en situation totalitaire, l’opposition classique entre les paroles qui s’envolent et les écrits qui restent est toute relative. Certains mots prononcés au détour d’une conversation ou dans une queue devant une boutique se fichent dans la chair du persécuteur, tout comme ceux qui sont inscrits à la hâte par le diariste gardent la trace des crimes du régime nazi. Les mots, dans les deux cas, aussi fragiles soient-ils, dressent des barrières entre les crimes et leur oubli. Ils sont comme des encoches faites sur une surface d’inscription, quelle qu’elle soit – ils consignent : quelque chose a eu lieu, qui ne saurait être abandonné à l’oubli.

Les mots tracés sur le papier ont valeur d’attestation : quelque chose subsiste, irréductible à la pure et simple vie nue se défendant contre la mort – ce dont est fait un sujet humain, une personne vivante, et non pas un simple corps. Celui qui continue d’écrire envers et contre tout, proclame : je suis un homme (humain) et non pas un simple survivant, ce déchet d’humanité que voudraient que je sois devenu mes persécuteurs. J’écris, j’existe (sur le modèle de : cogito, sum).

Ce qui s’affirme à travers l’ écriture, c’est la qualité humaine, l’irréductibilité de l’écrivant à la vie nue. C’est la raison pour laquelle le geste ou la procédure de l’écriture revêtent dans ce contexte la tournure d’un combat, comme chez Kafka. Mais il ne s’agit pas d’un combat de forme classique, où il est question de vaincre ou d’être vaincu. C’est qu’il n’est pas question de vaincre, en aucun cas, tant les forces en présence sont disproportionnées – ce n’est pas le Journal de Klemperer qui renversera le IIIème Reich. La seule victoire envisageable, accessible, ce n’est pas celle qui renverse la force de l’adversaire, c’est la survie. Et ce n’est pas une vraie victoire au sens où elle ne sauvera ni ne relèvera tous les autres – ceux qui ont succombé à la terreur, ceux qui ne reviendront pas. C’est une victoire dans laquelle la part du symbolique est déterminante : la survie de l’écrivant venge les morts, elle s’associe à la mort de la bête immonde, au démenti infligé au fantasme d’éternité que celle-ci nourrissait ; elle est la revanche de l’infime, du démuni, du sans-pouvoir sur la force brute et sûre d’elle-même.

Il est intéressant que ce motif de la persévérance, de l’affirmation, même, de la qualité humaine à travers l’écriture, Klemperer le place sous le signe de l’honneur – la poursuite de l’écriture, le combat tout symbolique consistant à aligner les soldats de papier comme point d’honneur : « Je veux mettre désormais un point d’honneur à utiliser mon temps au mieux et à poursuivre mon travail – mes soldats de papier – envers et contre tout » [7]. Le combat poursuivi à travers l’écriture est un combat pour l’honneur, ce qui veut bien dire livré jusqu’au bout, dans la défaite même. Il est intéressant que l’affirmation jusqu’au bout de la qualité humaine (la vie qualifiée qui ne renonce pas à s’affirmer) se formule dans les termes du code guerrier et aristocratique – le combat pour l’honneur conduit par un représentant de la plèbe déshumanisée, un professeur titulaire entièrement « prolétarisé », comme il le dit, clochardisée, en vérité, et mise au ban de la société allemande comme subhumaine – un Juif dégradé en Untermensch.

Le point d’honneur est ici la petite flamme qui ravive l’esprit du combat dans le cœur de celui-là même auquel les persécuteurs dénient toute dignité ou distinction – toute qualité à être sensible à l’honneur, précisément. Le sentiment de l’honneur renaît, il revient par le bas, par les tréfonds où les persécuteurs ont précipité le Juif : il anime et relance celui qui a été abaissé au point d’être réduit à la condition de déchet de l’humanité ; il refleurit sur le fumier de la plus infâme des discriminations. Ce retour de l’honneur parmi ceux que la brutalité du pouvoir et la force du préjugé ont réduits à la condition d’hommes infâmes est une figure récurrente. Elle accompagne souvent les soulèvements de la plèbe, les révoltes d’esclaves, les insurrections désespérées de ceux d’en bas lorsque le fardeau de l’oppression se fait insupportable. C’est la raison pour laquelle le Journal de Klemperer est un document qui trouve sa place dans cette histoire des hommes infâmes à laquelle songeait Foucault. La mention du point d’honneur survient sur cette ligne de crète où la stigmatisation, la persécution, l’attrition subie par celui auquel a été déniée toute qualité humaine produit ce retournement : en poursuivant le combat jusqu’au bout, « pour l’honneur », celui-ci montre que, même vaincu, il n’a pas plié devant les conditions du vainqueur – s’il succombe, c’est « en homme » et non pas comme un esclave ou une bête traquée – la preuve : il écrit sa mort programmée.

L’écriture dessine donc bien une ligne de partage entre monde de la vie qualifiée se défendant dans ses derniers retranchements et vie nue – la pure survie d’un corps dans l’attente de sa suppression imminente. En juillet 1944, alors que l’Allemagne est assaillie de toute parts et que la défaite apparaît inéluctable, Klemperer note : « (…) Je m’attends à la catastrophe. Elle est inévitable, mais quand, demain, dans un an. Dieu seul le sait. Et, en arrière-fond, toujours cette angoisse : que vais-je devenir ensuite ? Vais-je encore pouvoir écrire [c’est moi qui souligne, A.B.] ? Etc. » [8].

La catastrophe, pour Klemperer, plutôt que la défaite finale et la chute du Reich, c’est, bien sûr, la déportation qui les précède. Mais il est frappant que, dans ce passage, l’impossibilité d’écrire se présente comme la métonymie de l’envoi en camp – le camp de concentration (ou pire), défini comme le lieu où l’on ne peut plus écrire. On n’aura jamais dit, sans doute, de manière plus exacte et littérale, c’est-à-dire moins « littéraire » ou rhétorique que l’écriture, c’est la vie.

Cette vérité s’exprime ici, en situation, de la manière la moins emphatique qui soit – l’avenir proche, imminent, menaçant, le plus obscur, le plus obstrué, terminal – c’est le temps où je ne pourrai plus écrire. Klemperer, c’est l’homme-écriture du XXème siècle, celui qui écrit et dont la vie est pleinement assignée à l’écriture, elle-même placée sous le régime (le signe) du désastre, de l’extermination ; comme Balzac est l’homme-écriture du XIXème siècle – le forçat de La comédie humaine (ou, aussi bien, Zola – le stakhanoviste des Rougon-Macquart), une écriture entièrement placée sous le signe de la littérature, de l’œuvre littéraire (et de la fama qui va avec).

Klemperer, c’est non pas l’écrivain mais le scribe, homo scribens, entendu comme le greffier et le témoin des derniers jours de l’humanité (Karl Kraus), pour autant que le IIIème Reich, sa vie et son œuvre de mort est bien à tous égards une sorte de fin du monde. L’entièreté de son existence est absorbée par cette fonction qu’il magnifie lui-même comme « vocation ». Ce personnage de l’homme-écriture du désastre est tout à la fois un héros de l’écriture, une victime absolue (un survivant de la pire des persécutions), un héros-victime, une victime-héros, donc, plutôt qu’une simple figure hybride, une composition impensable, un centaure inconcevable qui déborde et rend illisible tant la figure du héros que celle de la victime – qui ne coïncide avec rien, qui brouille toutes les pistes. Ce n’est pas l’écriture qui a sauvé Klemperer de la catastrophe, tout au contraire, elle a, tout au long de sa traversée du IIIème Reich, alourdi sa charge de victime désignée, avec ces cahiers et ces manuscrits constituant autant de documents susceptibles de le transformer de coupable objectif (en tant que Juif) en coupable avéré et conscient (en tant que rédacteur de toutes ces horreurs).

Mais c’est l’écriture qui l’a projeté en majesté et gloire dans le monde d’après, comme témoin du désastre échu et comme victime survivante et renaissante, ayant, symboliquement, terrassé le dragon par le moyen de l’écriture. Ce qui fait que Klemperer est irréductible à la condition toujours un peu suspecte de la victime embarquée de gré ou de force dans les grandes manœuvres du victimisme, c’est sa stature de forçat-héros de l’écriture du désastre. Il ne s’est pas contenté de subir, il a sans relâche fait face au Béhémoth nazi, armé de ses seuls et pauvres outils de scribe – un stylo, du papier, de l’encre, une machine à écrire aux meilleurs jours... Il est à ce titre l’homme-emblème d’un siècle qui, à défaut d’avoir su se défendre contre le désastre (les désastres en série, plutôt), a inventé une nouvelle modalité de la consignation du mal que l’humanité s’inflige à elle-même ou, plutôt, que certaines catégories humaines infligent à d’autres – l’écriture du désastre.

Durant les semaines de son périple à travers l’Allemagne, après l’anéantissement de Dresde, Klemperer poursuit le Journal dans les conditions les plus précaires, si bien que le 8 mai, date de capitulation de l’Allemagne nazie, y passe inaperçu – à cette date y sont consignés une panne générale d’électricité et les problèmes de santé d’Eva... La continuité de l’écriture affiche ici souverainement (ou burlesquement, si l’on préfère) sa prééminence sur la grande Histoire. Au cours de ces journées « historiques » (la preuve : le 8 Mai demeure jour férié sous nos latitudes), Klemperer est surtout hanté par la crainte d’une disparition définitive de tous ses manuscrits, trente ans de recherches et de travaux d’écriture. Tout ce qui se trouvait à Dresde est évidemment perdu et s’il se trouvait qu’une bombe soit tombé sur l’hôpital de Pirna... : « Depuis que nous sommes arrivés ici [à Falkenstein, en Bavière], mes chances de survie doivent avoir atteint 50%. Mais mes manuscrits de Pirna dont il n’existe plus aucune copie et qui rassemblent tout mon travail et tous mes journaux, je ne leur donne que tout au plus 10% de chance » [9]. Cauchemar récurrent : plusieurs mois avant la destruction de Dresde, on relève déjà dans le Journal : « tous mes manuscrits qui se trouvent dans le même coffre, seraient détruits d’un seul coup » [10].

Ce qui fascine, dans la première occurrence, c’est la mise en regard des ratios : 50% de chances de survie pour le scribe, 10% pour les manuscrits, la commune mesure établie par les pourcentages… Formulée dans ces termes, l’évaluation laisse clairement entendre que la survivance des manuscrits n’importe pas moins que celle du rescapé… C’est qu’ils sont bien aussi, à leur manière, des personnages, des formes de vie dont la survie vaut bien celle de l’historiographe de la catastrophe exténué.


Notes
[1] Ibid., p. 241-42, 9/10/1942.
[2] Ibid., même page, même jour.
[3] Ibid., p. 258.
[4] Varlam Chalamov : Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Verdier, 2003.
[5] C’est une sorte de ritournelle, tout au long du journal : ayant passé en revue tous ses travaux en cours ou projetés et leurs développement possibles, Klemperer s’interrompt, comme s’il se réveillait en sursaut : mais non, rien de tout cela ne verra le jour, « Je succomberai soit à l’angor pectoris soit à la Gestapo », Je veux témoigner… op. cit., p. 76, 3/05/1942. [6] LTI, op. cit., p. 507.
[7] Ibid., p. 345, 3/05/1943.
[8] Ibid., p. 510, 17 juillet 1944.
[9] Op. cit., p. 647, 7/03/1945.
[10] Op. cit., p. 536.

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