Une forte odeur de guerre des mondes

Je voudrais suggérer quelques pistes de réflexions à propos de « la guerre qui vient », en m’inspirant du livre de Christopher Clark, historien australien établi en Grande-Bretagne, intitulé Les Somnambules (The Sleepwalkers), livre publié en 2012 (2013 en France), livre consacré à l’enchaînement des circonstances conduisant au déclenchement de la Première guerre mondiale. Il y a quelques années, j’avais déjà présenté, à Hsinchu, Taïwan, un exposé qui portait ce titre, The War That Comes, mais j’y insistais sur le fait que, parfois, « la guerre qui vient », celle que tout le monde attend, ne vient pas – en référence, bien sûr, aux différentes crises qui ont scandé la Guerre froide, à la très inquiétante course aux armements des années 1980 mais qui, en fin de compte, n’ont pas débouché sur la Troisième guerre mondiale, plutôt sur l’effondrement de l’Empire soviétique.

Aujourd’hui, je serais beaucoup moins prudent. Toutes les conditions me semblent en effet maintenant réunies pour qu’éclate (selon les échéances qui, bien sûr, demeurent indéterminables), un conflit local appelé à se transformer en affrontement global mettant aux prises les principales puissances en présence, la Chine, la Russie, les Etats-Unis avec ses alliés occidentaux et autres. C’est ici que la lecture du livre de Clark est particulièrement stimulante, avec les parentés frappantes qui y apparaissent entre la situation actuelle et celle qui a conduit à la déflagration d’août 1914, après l’attentat de Sarajevo.

Pour ce qui concerne les références théoriques, je suis notamment Clark lorsqu’il insiste, à la fin de son livre, sur le fait que le genre de situation complexe à laquelle on a affaire aussi bien dans le contexte de la rivalité entre les puissances européennes qui conduit à la crise de Sarajevo que dans celui notamment des tensions grandissantes autour de Taïwan et de la mer de Chine méridionale, ce genre de configuration et des dangers de guerre qu’elle recèle en appelle à une approche assez radicalement anti-clausewitzienne (dans le sens courant du terme) de la guerre.

Je cite Clark : « La guerre de 1914-18 est la négation absolue de ce que Clausewitz représentait et défendait, mais, dans ses subtiles analyses de la notion de conflit, il décrivait la guerre comme un instrument éminemment politique dont l’emploi – en dernier recours – devait toujours être subordonné à des objectifs politiques. A l’inverse [je souligne], le langage des décideurs français et russes reflète le présupposé que la guerre et la paix sont des alternatives essentielles » [1].

Dans une perspective clausewitzienne, la guerre s’inscrit dans le prolongement de la politique dont le milieu est le monde en paix, à l’inverse, pour les décideurs étatiques qui entrent en guerre en août 1914, il existe un radical hiatus entre paix en guerre, ce sont deux mondes ou deux états des choses qui s’opposent radicalement.

Ce dont la guerre de 14-18 est la négation absolue, selon Clark, c’est, pour aller à l’essentiel et simplifier un peu, l’idée que la guerre serait un moyen en vue d’une fin, un moyen violent, un recours à la force vive en vue de réaliser une fin politique. C’est cette forme d’enchaînement de la guerre sur la politique que récuse le scénario d’août 1914 et ses suites – la guerre survient non pas tant comme la conséquence de décisions, de calculs et choix rationnels, que comme le résultat d’enchaînements de circonstances qui, de tous côtés, débordent les intentions des supposés décideurs – les hommes d’Etat, les souverains du moment, les stratèges militaires, etc.

Un peu plus loin dans le livre, Clark ajoute : « La complexité de la crise de Sarajevo (…) provient de comportements que l’on constate encore de nos jours [je souligne] sur la scène politique (…) Personne ne souhaitait que cela arrive, mais au-delà de cet intérêt commun, chacun défendait des intérêts particuliers et contradictoires » [2]. Il invoque alors les « interactions et ripostes extrêmement rapides entre différents centres de pouvoir autonomes, lourdement armés, confrontés à des menaces différentes et fluctuantes, opérant dans un environnement à haut risque et extrêmement opaque ». C’est, pour lui comme pour nous, ce fait l’actualité de son livre, dans le sens plein du terme – c’est un livre qui nous parle des problèmes que nous avons à affronter dans notre présent, avec notre présent.

La conclusion du livre est sans appel : « Les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde » [3]. La suggestion de Clark est que nous sommes, face aux dangers de guerre globale aujourd’hui logés à la même enseigne. Et, ajoutons, plus d’une décennie après la publication du livre, plus que jamais.

Deux mots de commentaire sur la dernière citation. Le motif du somnambulisme est d’une portée générale, bien au-delà du contexte particulier évoqué par Clark, lorsqu’il s’agit de la guerre. D’une façon générale, nous résistons de toutes nos forces à l’idée que le monde en paix dans lequel nous pensons vivre (et qui est un monde de non-guerre plutôt qu’un monde en paix à proprement parler) pourrait être impermanent et céder la place à des conditions de guerre. Nous sommes constamment portés à détourner les yeux de la possibilité pour nous de nous retrouver plongés dans des conditions de guerre. C’est à la fois une question de volonté de non-savoir (pour savoir, encore faut-il qu’un désir soutienne la possibilité même de savoir) et aussi de carence de l’imagination ou des facultés intuitives – pour effectuer, en pensée, ce saut dans l’inconnu qu’est, pour un sujet humain établi dans un monde « en paix », l’anticipation d’une situation où il.elle serait plongé.e dans un état de guerre, il faut une très solide imagination appuyée sur une inébranlable volonté de savoir – ce qui demeure, pour nous, l’exception plutôt que la règle.

C’est l’une des raisons, majeure, pour lesquelles ce que nous avons le plus couramment en partage, face aux nuages noirs de la guerre qui s’accumulent sur la ligne d’horizon (Jaurès...), c’est l’inattention, la dissipation (nous sommes ici face au présent-de-guerre comme nos élèves dans nos cours), le réflexe de tourner la tête dans une autre direction plutôt qu’affronter le regard de la Gorgone. Ce qui définit le paradoxe de notre condition occidentale, démocratique, blanche, nord globale, c’est entre autres choses cela : nous sommes parfaitement habitués aux bruits de guerre, tout autour de nous, nous avons appris la plus parfaite impassibilité dans cet environnement plus ou moins strident – tout ceci à la condition expresse que la guerre cela demeure ce qui arrive aux autres. Et, en contrepartie de cette familiarité blasée, nous sommes massivement et collectivement étrangers à toute intuition de ce que pourraient être des conditions de guerre dans lesquelles nous serions plongés. Et pourtant, au cours des quatre dernières décennies, ce ne sont pas les occasions qui nous ont manqué de nous familiariser avec une telle possibilité – la guerre n’a cessé de se rapprocher de nous en revenant sur le territoire européen, en ex-Yougoslavie, d’abord, et maintenant en Ukraine…

D’autre part, ce qui fait que le livre de Clark n’est pas simplement une monographie de plus sur le déclenchement de la guerre de 14-18, c’est, je l’ai dit, ce qu’on peut appeler son double fond : son idée force, c’est bien que la structure ou la configuration générale du conflit, les jeux de forces et d’interactions qui sont à l’œuvre lors du déclenchement des hostilités, cet ensemble qu’il envisage sous l’angle du complexe – tout ceci demeure situé pour nous sous le signe de l’actuel. Un siècle plus tard (ne pas oublier que la publication de Les Somnambules s’inscrit dans la constellation des commémorations du centenaire du déclenchement de la Première guerre mondiale), à la lumière de la guerre en ex-Yougoslavie et du retour de Sarajevo au centre de l’actualité, à l’heure où se dessine la montée des tensions en Asie orientale dans le contexte de la rivalité entre Etats-Unis et Chine, Clark identifie toutes sortes de parentés structurelles, voire d’invariants entre les deux configurations générales de début de siècle, au centre desquelles se discerne une figure du conflit dont le régime est la multipolarité.

C’est là le point capital, puisque la complexité des interactions, le grand nombre des protagonistes engagés dans le conflit, la variabilité des situations, la multitude des facteurs hétérogènes à prendre en compte pour tenter de comprendre la dynamique du conflits – c’est cela même qui fait que l’on doit renoncer à une approche globalement clausewitzienne ; c’est-à-dire à l’idée que le fond de l’affaire, ce sont des stratégies qui entrent en conflit, des calculs rationnels d’intérêt à court, moyen et long terme qui entrent en collision. Pour cette raison, que, quand on entreprend de démêler les fils embrouillés de cette « intrigue » qui conduit à l’explosion d’août 1914, alors mieux vaut renoncer d’emblée aux pourquoi et se contenter d’essayer de comprendre comment les choses ont pu conduire à cette catastrophe, assuré que l’on peut être que, même en se cantonnant à ce seul niveau de l’explication, on demeurera bien en deçà d’une reconstitution synthétique et exhaustive de ce qui s’est passé.

La distinction essentielle dont il faut partir, pour comprendre comment se déclenche une guerre vouée à se généraliser à partir d’un point de contention localisé, comme celle de 1914-18 ou comme celle que nous avons devant nous, est la suivante : il est certain que les différentes parties engagées dans le conflit poursuivent des buts particuliers – les Serbes sont animés par le rêve d’une Grande Serbie regroupant tous les Serbes et assimilés, l’Empire austro-hongrois veut renforcer ses positions dans les Balkans, les Français veulent consolider leur alliance avec la Russie en vue d’isoler l’Allemagne, la Grande-Bretagne est bien décidée à combattre toute coalition susceptible de mettre à mal leur hégémonie, etc. Idem, dans le contexte présent, les Chinois veulent consolider le glacis qu’ils ont commencé à établir en mer de Chine du Sud, les Etats-Unis veulent faire de Taïwan un bastion de première ligne face à la Chine, les Japonais veulent redevenir une puissance militaire de premier plan dans la région, alliée aux Etats-Unis, les Vietnamiens veulent éviter d’être embarqués dans les conflits entre grandes puissances dans la région tout en assurant leur sécurité face à la Chine, etc.

Mais le fait que toutes ces parties en présence dans ce qui constitue la configuration ou la combinatoire générale du conflit en devenir, en évolution constante poursuivent toutes des objectifs particuliers, avec plus ou moins de constance, d’ailleurs, cela ne veut pas dire du tout que ces puissances savent ce qu’elles font, à proprement parler. Au contraire, elles sont prises sans cesse dans des jeux d’interactions si complexes et si variables qu’on pourrait dire au contraire que, d’une façon générale, les conséquences de leurs actions, décisions, initiatives leur échappent en partie ou totalement. Les gouvernants serbes qui, au début de l’été 1914 sont plus ou moins au courant des préparatifs de l’attentat de Sarajevo contre l’archiduc autrichien et qui laissent faire, adoptent cette attitude en se fondant sur des desseins particuliers, bien sûr, mais ils n’ont pas dans l’idée pour autant de déclencher une guerre contre l’Autriche et moins encore une guerre mondiale.

De la même façon, quand l’Administration états-unienne donne le feu vert à la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des Représentants, à Taïwan, elle adopte cette attitude sur la base de calculs, mais ce qui se tient naturellement tout à fait hors de sa portée, c’est tout ce qui relève du domaine des interactions et des enchaînements – la façon dont la Chine réagira et les éventuelles conséquences en chaîne que cela peut entraîner, en tout premier lieu.

Il y a donc bien des intérêts globaux qui s’opposent, des stratégies et des calculs à long terme qui en découlent et qui entrent en conflit, se disséminant sous la forme de micro-affrontements localisés dans le temps et dans l’espace ; les Etats-Unis sentent leur hégémonie mondiale, telle qu’elle s’est mise en place après la Seconde guerre mondiale et consolidée après la chute de l’URSS, remise en question par la montée en puissance de la Chine. A l’instar des Britanniques au temps où ils étaient les maîtres des mers sur tout le pourtour de la planète, ils se refusent absolument à envisager que cette situation change, la raison pour laquelle ils l’appellent « ordre global » fondé sur la loi internationale. Le maintien de ce statu quo dessine une ligne d’horizon historique et elle fixe le cadre général de la poursuite d’un intérêt qui, sur le fond, ne varie pas. Mais cela ne suffit pas, loin de là, à faire de ceux qui sont censés incarner la puissance poursuivant cet intérêt des acteurs rationnels et constants, cohérents dans leurs calculs et leurs actions, placés au service du même objectif. Leur changement de pied qui n’a fait que s’afficher au cour des dernières années, sur la question du statut international de Taïwan, est une des manifestations les plus tangibles (et les plus sensibles) de cette variabilité (instabilité) des intentions des acteurs du conflit – ici, par le moindre d’entre eux.

Lorsqu’on regarde les choses d’un peu près, et sur la durée, la notion qui s’impose se situerait plutôt à l’opposé : fondamentalement, ces gens (les décideurs, comme les appelle Clark) sont perpétuellement embarqués sur un engin, quel qu’il soit, qu’ils ne pilotent qu’en apparence. En réalité, l’engin en question, doté d’une puissance qui est sans commune mesure avec les moyens d’intellection et d’anticipation de ces supposés décideurs est une force qui va, qui fonce de l’avant, à l’aveugle. C’est au point que parfois nous reviennent des images de films d’anticipation, celles d’un engin spatial dont l’équipage a perdu le contrôle et s’enfonçant, droit devant lui, dans la nuit interstellaire. Les décideurs ne sont que des acteurs – ils miment les gestes de la réflexion, de la délibération, de la décision, du commandement – mais c’est une blague – ou un film : ce qui décide vraiment, c’est la force qui les meut et dont ils ignorent au fond de quoi elle est faite – tout à coup, l’Ukraine qui n’était hier qu’un grenier à blé mal gouverné pour toutes les chancelleries occidentales devient leur Alsace-Lorraine, les « décideurs » occidentaux sont prêts à la défendre jusqu’à la dernière goutte de sang – des autres, naturellement. Idem pour Taïwan, naguère encore régulièrement confondue en Occident avec la Thaïlande et qui, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, est devenue le Fort Apache de l’Occident en mer de Chine... On peut bien énumérer quelques « raisons » à ces engouements, mais leur intensité et surtout ce qu’ils mettent en jeu est sans commune mesure avec les risques de déflagration qui y sont associés.

Et c’est ainsi, précisément, lorsque le vent de ces forces obscures se met peu à peu à souffler en tempête, sans qu’on l’ait vraiment voulu mais parce qu’on a bel et bien fait apparaître un point de contention susceptible de se transformer en terrain d’affrontement, que l’on passe d’un monde en paix, ou du moins en état de non-guerre ouverte, à un état de guerre. Bien sûr, à un moment donné, il y aura bien eu quelque chose comme une décision qui aura mis le feu aux poudres, qui produira de l’irréversible – mais ce sera, pour l’essentiel, un faux-semblant : ce qui aura été à l’œuvre, ce ne sera pas un calcul rationnel d’intérêt, une option stratégique et tactique transportée dans le champ de l’action ; ce sera, avant tout, l’effet des forces obscures, ce qu’on appelle désormais couramment l’hybris des uns et des autres, ce qui ne veut pas dire que celle-ci est également partagée dans tous les cas. L’événement, alors (l’entrée en guerre) n’a pas le statut de ce qui découle d’une action planifiée (comme la prise du Palais d’Hiver à Petersbourg en octobre 1917), mais bien de quelque chose qui nous arrive, comme un désastre environnemental, plutôt qu’une « catastrophe naturelle » – dans le désastre environnemental, la « main de l’homme » est immédiatement identifiable – mais c’est encore une approximation – la main de l’homme d’Etat, ce n’est pas celle de l’homme ordinaire qui est tout sauf un « décideur ».

Tous les jours que Dieu fait, quand je vais jeter un coup d’œil sur la une de Taipei Times, je tombe infailliblement sur la dernière en date des informations concernant l’approvisionnement de l’île en armements de toutes sortes, par les Etats-Unis essentiellement. On touche du doigt ici typiquement l’un de ces facteurs (essentiels, en l’occurrence) qui échappent totalement aux calculs rationnels d’intérêt des uns et des autres – la course aux armements, cet engrenage fatal qui entraîne chacune des parties en présence dans le conflit à monter en puissance dans la militarisation de l’Etat et de la société, à augmenter ses stocks d’armes au fur et à mesure qu’elle voit ou soupçonne celle qui lui fait face d’en faire autant. C’est ce que Clark, après d’autres, appelle le « dilemme sécuritaire » : toute décision prise par un Etat pour renforcer sa sécurité « augmente le sentiment d’insécurité des autres Etats, les forçant à se préparer au pire ». C’est ainsi que la montée en puissance des mobilisations militaires (de différentes formes de mobilisations partielles à la mobilisation générale) a joué un rôle déterminant dans l’aggravation des tensions puis l’éclatement du conflit, chaque partie étant automatiquement portée à accroître son niveau de mobilisation au fur et à mesure qu’elle voit celle qui lui fait face prendre des décisions allant dans cette direction.

C’est la psychose généralisée du temps de retard anticipé comme fatal par la puissance qui n’y prendrait pas garde. Or, on a là exactement le type d’automatisme allant dans le sens de l’éclatement du conflit et qui échappe rigoureusement à la volonté et aux calculs des protagonistes du conflit ; et c’est exactement le type de dynamique qui est en cours actuellement et depuis un bon moment déjà en mer de Chine, autour de Taïwan et, plus largement dans cette région, entre terre et mer. Ici, le global vient s’emboutir sans coup férir dans le local. Pour vous en donner une idée, il suffit de mentionner que la Marine nationale française justifie désormais le passage de navires de guerre dans le détroit de Taïwan et son association à des manœuvres militaires conjointes avec les Etats-Unis et de nombreuses autres puissances « amies » dans cette partie du Pacifique en invoquant ses intérêts stratégiques dans la région – l’existence, notamment, d’un territoire français en Nouvelle-Calédonie, notamment – à des milliers de kilomètres de Taïwan.

Citant au début de son livre un historien des années 1920 qui avait réalisé, après la Grande guerre, des entretiens avec un certain nombre de dirigeants politiques européens aux affaires pendant celle-ci, Clark relève chez eux ce trait commun : leur « totale imperméabilité à toute forme de remise en question ». En d’autres termes, ils éludent la question de leur responsabilité, ils ne voient pas ce qu’ils auraient pu « faire de mal » parce que le cours des événements leur est passé au-dessus de la tête, ils ont été emportés par l’enchaînement des circonstances. Bref, la conflagration d’août 14, avec ce qui suit, quatre années de guerre et dix millions de morts, c’est quelque chose qui leur est arrivé, comme à tous les autres.

De ce point de vue, leur condition n’est pas tellement différente de celle de l’homme ordinaire, la guerre qu’ils ont, au demeurant, bel et bien contribué à provoquer et faire durer interminablement est non pas la continuation de la politique par d’autres moyens, plus violents, mais fondamentalement un cataclysme imprévisible et sans commune mesure dans ses effets et conséquence avec toutes leurs capacités de calcul et leur ambitions stratégiques.

Après la Première guerre mondiale, le débat public à propos de celle-ci, en Europe et au-delà, s’est largement focalisé sur la question des responsabilités – à qui la faute, principalement ou partiellement – l’activisme violent des irrédentistes serbes, l’arrogance de de la double monarchie austro-hongroise dans ses rapports avec les petits peuples, notamment slaves, en Europe centrale et méridionale, les rêves de grandeur et les foucades de l’imprévisible Guillaume II, les menées sournoises de la France, soutenant en sous-main le nationalisme serbe en vue d’affaiblir l’Autriche-Hongrie et, du même coup, l’Allemagne, l’expansionnisme de l’empire tsariste jouant sur la fibre de la solidarité panslave, etc. La liste n’est pas exhaustive, et sa longueur suffit à rappeler la structure exceptionnellement complexe de la crise qui touche à son paroxysme en août 1914.

Mais au fond, dit Clark, toutes ces énumérations qui mettent l’accent sur les facteurs subjectifs, ceux des doctrines, orientations, calculs débouchant, dans le domaine de l’action, sur des conduites et des actions, c’est quand même un peu l’arbre qui cache la forêt. Dans une configuration générale à la fois morcelée et intégrée où tout le monde a ses raisons et chaque puissance les siennes, également impérieuses (la Raison d’Etat), ce qui prend peu à peu corps, c’est une structure ou une combinatoire dont le principe ou le moteur (la matrice) est la multiplication des litiges et le durcissement des facteurs antagoniques. Le paradoxe est là : à part, peut-être, quelques têtes brûlées ultra-nationalistes ou autres promoteurs de quelque grande cause sacrée, personne, et notamment parmi les « décideurs » ne veut la guerre, dans les années qui précèdent l’éclatement de celle-ci.

Mais la matrice est plus forte que les dispositions partagées des uns et des autres et qui les portent à préférer une paix, même armée, à la guerre. Personne ne voulait la guerre, mais la guerre a bel et bien eu lieu – c’est sur cet énoncé qu’il nous faut revenir inlassablement non pas seulement pour tenter d’avoir prise sur cet événement majeur de notre histoire, mais surtout sur ce qui se tient devant nous.

Voici ce que Clark écrit à propos des Balkans dans ces années-là : « La politique de cette région est d’une telle complexité qu’il ne suffit pas de maintenir de bonnes relations entre les grandes puissances rivales pour assurer la tranquillité ».

C’est l’image devenue courante du baril de poudre sur lequel sont assis les négociateurs et ambassadeurs de la paix. C’est la raison pour laquelle, il ne faut accorder aucun crédit particulier aux photos vous montrant périodiquement Anthony Blinken serrant la main à son équivalent chinois, à l’occasion d’un déplacement à Pékin ou d’un rassemblement des grands de ce monde à Singapour ou ailleurs, et nous assurant qu’en dépit des divergences et des tensions, tout est « sous contrôle », la diplomatie demeurant au poste de commande. C’est un show pourvoyeur d’illusion et il vous suffira alors de vous reporter au Taipei Times du jour et d’y lire la prose d’un des innombrables agitateurs déguisés en experts et chercheurs états-uniens qui y sévissent, en pilotage automatique, pour opérer le plus brutal des retours au réel. Je cite quelques extraits d’un article publié par un certain Richard D. Fisher, Jr, sous le titre « Deterrence is fading » : « On a political level the CCP now supports the destruction of Israel. A future Chinese-dominated security structure in the Middle East might include Chinese or North-Korean-assisted nuclear missile proliferation to both Iran and Saudi Arabia, and see China leading joint Iranian, Arab, and Russian wars against Israel ». Il cite ensuite un militaire états-unien de haut rang qui, en 2021, déclarait : « We are witnessing a strategic breakout by China... The explosive growth in their nuclear and conventional forces can only be what I described as breathtaking ». Et, en conclusion de son papier, cette envolée : « A new Biden or a succeeding Trump Administration should pursue a crash program to build thousands of theater nuclear weapons, to include medium and intermediate range nuclear armed missiles, nuclear armed cruise missiles, and nuclear artillery shells. Only when Xi Jinping, Vladimir Putin, Kim Jong Un, and the Iranian Mullahs understand that their invasion armies and invasion navies can be obliterated immediately will they think about starting new wars. When they do, deterrence will stop fading and become strong again » [4].

Taipei Times, 24/06/2024

C’est le genre de prose que l’on retrouve assez régulièrement dans les colonnes de ce journal qui est l’organe officieux, en anglais, des gens qui sont actuellement aux affaires à Taipei. On peut lire ce type de morceau de bravoure sous deux angles très différents, opposés, même : on peut mettre l’accent sur le facteur subjectif, c’est-à-dire sur le fait qu’on a affaire ici à quelqu’un qui, de façon concertée, développe une agitation belliciste et en vue de mettre en condition l’opinion occidentale et taïwano-américaine, dans la perspective d’une guerre d’anéantissement conduite par les Etats-Unis et ses alliés et clients contre la Chine et éventuellement la Corée du Nord et l’Iran (condition assumée d’un changement de régime politique dans ces pays). Si l’on prend les choses sous l’angle moral, celui de la responsabilité, on dira que ce genre d’agitation présente bien un caractère distinctement criminel. Je vous rappelle en passant que les dignitaires nazis qui ont été jugés à Nuremberg l’ont été pour « crimes contre la paix » en premier lieu, les exterminations raciales demeurant au second plan.

Mais si l’on reste inscrit dans la perspective tracée par Clark, on dira surtout qu’ici, c’est surtout la machine de guerre ventriloque qui parle ; là, c’est Fisher, demain ce sera un autre, ces agités du bocal sont permutables, ; ce qui se donne à entendre ici c’est bien sûr la mise en intrigue d’une position ou d’une perspective belliciste – celle des partisans d’une guerre préventive conduite contre la Chine avant qu’il soit trop tard, et dont le but ultime serait de faire tomber le régime communiste, pas seulement de réaffirmer qui est le maître en Asie orientale et dans le Pacifique.

Mais c’est tout autant une sorte de feedback, d’effet-retour généré automatiquement par la montée en puissance économique et politique de la Chine et la quête de « grand espace » qui en découle. C’est la situation conflictuelle toujours plus tendue, attisée par l’ascension de la Chine laquelle, objectivement, déstabilise l’hégémonie des Etats-Unis, qui suscite ce genre de discours du côté des ultras de la défense de l’Occident. Mais ce qui est premier ici, ce n’est pas la stratégie, ce ne sont pas les calculs et les intentions, ce sont les interactions, les boucles – tout le discours belliciste de Fisher, c’est du réactif, porté par une vision fantasmatique du conflit qui a pris forme. Fisher délire (« La Chine veut détruire Israël »), mais, dans son délire émerge un élément de vérité essentiel : il nous montre bien que la cote d’alerte est atteinte puisque sa proposition première est qu’il faut se hâter de mettre l’adversaire hors d’état de nuire avant qu’il ne nous anéantisse. Ce qui serait probablement l’antichambre de la guerre totale.

Fisher parle encore de dissuasion, mais tout le monde comprend que ce qu’il a en vue est autre chose : il faut installer des armes nucléaires de tous types à Taïwan et dans la région en vue de se préparer à une guerre totale contre la Chine. C’est ce que met parfaitement en lumière l’engrenage qui conduit au déclenchement des hostilités en août 1914 : une fois que les « décideurs » se sont convaincus qu’existe une menace vitale, danger imminent que l’adversaire prenne l’initiative en vue de nous anéantir, alors l’urgence absolue est de le précéder avant qu’il ne prenne l’ascendant. C’est ce scénario que propagent Fisher et consorts et peu importe ici qu’ils y « croient » vraiment ou pas – l’essentiel est que ce récit circule dans les hautes sphères comme dans les opinions publiques et prenne racine un jour dans les têtes des « décideurs » – il y a urgence vitale à y aller avant que les autres y aillent – le reste, ça n’est qu’une question de détail : susciter ou laisser venir l’ « incident » destiné à être lancé en pâture aux opinions occidentales en vue de les convaincre que, dans ce cas comme toujours, le camp du Bien et du Droit agit en état de légitime défense.

Ce qui assombrit encore ce scénario, en comparaison de la Première guerre mondiale, c’est que la guerre qui se déclencherait alors serait, à tous égards, une guerre des mondes, avec une dimension culturelle et raciale plus ou moins importante, une guerre des civilisations plus ou moins assumée. Par contraste, la Première guerre mondiale fut à tous égards une guerre entre proches, entre Etats-nations et peuples européens, entre Blancs et, à certains égards, une guerre entre cousins – la plupart des régimes politiques alors établis en Europe sont des monarchies et les rois et empereurs en place sont tous plus ou moins cousins ; retenez simplement que quand Guillaume II, l’Empereur d’Allemagne et son cousin Nicolas II, tsar de toutes les Russies, s’écrivent des petits mots affectueux jusqu’à la veille de la guerre, ils le font en anglais et signent respectivement « Willy » et « Nicky »…

Une guerre toute entière agencée autour de la confrontation armée entre les Etats-Unis et la Chine serait, par le plus grands des contrastes avec la Grande guerre européenne, en dépit de l’exacerbation des nationalisme chauffés à blanc qui s’y est manifestée, quelque chose d’intermédiaire entre cette guerre des races placée pour cette raison notamment sous le signe de l’extermination, que fut la guerre dans le Pacifique (John Dower – War Without Mercy) et le stade suprême du choc des civilisations imaginé par Samuel Huntington. Ce trait de guerre des mondes ne peut, bien sûr, que doper le potentiel exterminationniste d’une telle confrontation. On a vu, lors de la pandémie covidienne comment, dans le monde blanc, en Occident et particulièrement en Amérique du nord, la phobie antiasiatique (le péril jaune) était facile à réveiller.

On peut opposer une objection majeure aux rapprochements que j’effectue ici entre la Première guerre mondiale (les conditions de son déclenchement en tout premier lieu) et la situation présente où s’accumulent les signes précurseurs d’un conflit global : le trait premier de l’exceptionnelle complexité de la configuration en place en 1914, c’est le nombre important de puissances en présence, de grandeur et force comparable – les empires centraux, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, à quoi s’ajoutent des protagonistes de moindre force mais dont l’activisme contribue à compliquer encore le jeu – la Serbie, l’Italie avec ses ambitions africaines, la Bulgarie, la Roumanie, sans oublier, légèrement en retrait, mais nullement négligeable, l’empire ottoman sur le déclin.

La complexité est ici agencée autour de la multiplicité des acteurs, de premier et de second plan, et donc des interactions qui sont un milieu perpétuellement mouvant et placé sous le signe de l’imprévisibilité. Dans ce contexte général, l’attentat de Sarajevo n’est pas une cause mais un facteur déclenchant, un détonateur, comme on l’a dit mille fois.

Par contraste, le conflit en cours aujourd’hui, « la guerre qui vient », est entièrement surdéterminé par la rivalité de deux puissances qui s’élèvent au-dessus des autres – les Etats-Unis et la Chine, même si la multiplicité des facteurs de tension fait aussi partie du tableau, par exemple entre la Chine et le Japon, la guerre gelée mais qui ne demande qu’à se réveiller entre les deux Corées, les escarmouches perpétuelles entre la marine de guerre chinoise et les garde-côtes philippins autour des récifs disputés en mer de Chine du Sud – pour ne parler que de la région Asie-Pacifique (voir aussi, comme signe de la complexité des tensions susceptibles de s’envenimer autour de ces îlots le nombre impressionnant des Etats qui les revendiquent). Tout récemment, le Japon et les Philippines ont signé un traité d’assistance militaire mutuelle – ce qui suffit à donner une idée de la densité du réseau des jeux de forces et contre-forces dans cette partie du monde.

Mais il n’empêche : le conflit qui monte est structuré autour non pas tant d’une lutte pour l’hégémonie – la Chine ne vise pas à « prendre la place » des Etats-Unis, les choses sont infiniment plus compliquées – mais de la crise de la configuration hégémonique qui s’est mise en place après la défaite de l’Allemagne et du Japon, centrée autour des Etats-Unis. La Chine n’est pas la puissance qui veut supplanter les Etats-Unis dans un monde où elle aurait établi une hégémonie calquée sur celle qui s’est mise en place après la fin de la Seconde guerre mondiale, elle est la puissance dont la montée n’en finit pas d’accélérer le déclin de l’empire « américain », d’en élargir les brèches, de montrer à la face du monde que « le roi est nu ».

La Chine ne peut pas grandir, accroître sa puissance, tant dans le domaine économique que politique, voire culturel sans que cette expansion ne remette en question les formes de l’hégémonie instituée (« ordre mondial », « la loi internationale »…). La Chine ne peut continuer à se développer sans dessiner, découper son propre grand espace (Grossraum, Carl Schmitt) – or ce processus d’augmentation de la puissance, objectivement, suscite de plus en plus l’apparition de zones de friction, de tension avec le grand espace états-unien et occidental, lequel est la matérialisation de la structure hégémonique établie.

Ici encore, il est très difficile de faire la part de ce qui relève de desseins étatiques déterminés, de l’action concertée d’une souveraineté considérée comme un sujet historique opérant des choix stratégiques supposant des projections de long terme sur l’avenir, et, à l’opposé, ce qui relève des effets directs et indirects de l’accroissement de la puissance. La Chine, à partir du moment où son appareil productif a atteint un certain palier a un besoin vital d’exporter ses produits. D’où les Routes de la soie, d’où l’arrivée massive des voitures chinoises sur le marché européen, d’où les imprécations de Trump contre le supposé dumping pratiqué par la Chine en vue d’accroître ses parts de marché aux Etats-Unis et d’y déverser sa camelote en tous genres, d’où le nouveau protectionnisme qui impose ses conditions dans l’Europe communautaire face à l’accroissement du volume des exportations chinoises.

De la même façon, pour tenir ce qu’elle considère désormais comme son rang (le premier) dans les affaires internationales, la Chine a besoin de devenir une grande puissance maritime, ce que, traditionnellement, elle n’a jamais été. D’où les tensions multiples dans le Pacifique que les Etats-Unis considèrent peu ou prou comme leur mare nostrum, notamment dans toute la zone où ils ont affronté le Japon sur la mer. Et du coup, on assiste à une sorte de remake de la rivalité sur les mers entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne, au tournant du XIXème siècle et au début du Xxème et dont on a beaucoup dit qu’elle fut l’une des prémisses de la Première guerre mondiale.

On voit bien ici comment les tensions qui montent relèvent d’un amalgame assez compact de jeux de forces élémentaires, suscitant comme par automatisme l’exacerbation des antagonismes entre deux puissances que la dynamique des évolutions en cours dresse l’une contre l’autre, d’une part, et, de l’autre, de décisions et d’actions découlant de doctrines, stratégies et calculs d’intérêts. Au fond, même si les dirigeants chinois apparaissent, en première analyse, beaucoup plus assurés, rationnels, froids calculateurs et à ce titre, incarnation d’une solide Raison d’Etat, que leur contrepartie du côté de la puissance dominante en déclin (le cinglé et le gâteux), il n’est pas sûr qu’ils assurent la conduite du navire d’une main aussi ferme qu’il y paraît – ils ne sont animés par aucun désir de guerre, mais tout les entraîne dans cette direction, en conséquence de quoi il faut bien qu’ils s’y préparent – ils sont aux commandes d’un engin surpuissant mais qui, notamment, présente ce défaut majeur de n’être pas équipé d’une marche arrière et qui est à peu près aussi difficile à manœuvrer qu’un porte-avion géant. Ou bien, pour compliquer un peu l’image du Titanic : on a là deux Titanic dotés d’une très grande force d’inertie qui se dirigent inexorablement dans le brouillard l’un vers l’autre et dont les commandants et les équipages, malgré toutes leurs présomptions, apparaissent plus ou moins distinctement dépassés par la situation. Ces deux navires sont équipés du dernier cri de la modernité technologique et dégagent une formidable impression de puissance – mais ce n’est pas là le point décisif – le point déterminant est que les facteurs multiples qui tendent à rendre la collision probable l’emportent de loin sur les capacités de commandement de ceux qui sont censés les piloter.

Il faudrait maintenant que je songe à m’acheminer vers une conclusion. Une chose est sûre : chaque fois que j’ai mentionné Clausewitz dans cet exposé, c’est en le réduisant à des énoncés qui ne rendent pas justice à la complexité et la richesse de sa pensée. Souvent, quand les choses « se compliquent » au fil de ses réflexions, cela va dans le sens de ce que j’ai essayé de mettre en avant dans cet exposé – que plus les guerres sont « modernes », plus elles impliquent un grand nombre de protagonistes, plus elles mettent en jeu une multitude de facteurs hétérogènes, plus elles sont technologiques aussi, ce que je n’ai pas suffisamment souligné, et plus elles s’éloignent du schéma clausewitzien classique ou, si l’on veut, napoléonien, plus, donc, elles échappent aux intentions des supposés décideurs, plus elles se présentent comme un enchevêtrement d’enchaînements de circonstances, plus elles ressemblent à des automates, des machines sans maîtres, des méga-Golems.

Par exemple, c’est bien Clausewitz qui fait cette remarque toute simple mais en fait d’une grande portée : l’une des raisons, majeures, pour lesquelles l’art de la guerre ne saurait être une science, c’est que quand vous faites la guerre, vous dépendez toujours d’un adversaire, vous êtes toujours tributaire de ses intentions, ses dispositions, ses calculs, ses volte-face – de son imprévisibilité. Il n’y a pas de lois de la guerre, le hasard et les contingences y jouent toujours un rôle majeur, il n’y a que des principes et des méthodes proposées par la théorie, mais ceci ne donne pas lieu à des prescriptions absolues et nécessaires ; la conduite de la guerre laisse toujours une place déterminante à l’improvisation et à l’imagination – c’est bien Clausewitz qui dit tout cela, en référence notamment au génie militaire de Napoléon.

Cependant, toutes ces remarques destinées à « compliquer » l’approche de la conduite de la guerre par les « décideurs » assimilés ici aux stratèges (sur le terrain, c’est bien plus compliqué – il y aurait tout un chapitre à écrire sur les relations entre politiques et militaires, dans un tel contexte) demeurent compatibles avec la matrice originelle – l’approche de la guerre comme un moyen en vue d’une fin. Or, l’effort d’imagination auquel je vous convie, c’est celui qui seul peut nous permettre de concevoir que, dans notre époque, si cette matrice demeure en apparence intacte, elle ne persiste en réalité qu’à l’état flottant, à l’état de spectre et elle a cessé d’être le principe efficient, le moteur des guerres qui ont lieu et surtout de celle qui vient, en tant que celle-ci serait à la fois totale et globale – « mondiale » dans ce double registre.

Bien sûr, si les Etats-Unis, avec leurs alliés et clients, optent pour une confrontation militaire avec la Chine, partant de l’idée qu’il ne s’agirait que d’une confrontation limitée destinée à remettre les pendules à l’heure et à montrer qui est le maître, on serait bien en apparence encore et toujours dans la configuration classique où un but politique (faire la démonstration que les règles fondatrices de l’hégémonie sont encore et toujours en vigueur) détermine le recours à la violence armée. Mais il est facile de comprendre que, dans l’actuelle configuration des choses, tout « incident » ou toute cristallisation des tensions autour d’un point de contention particulier est susceptible de devenir un super-Sarajevo. Ceci notamment dans un contexte où l’instance internationale supposément gardienne de la paix, l’ONU, n’en finit pas de faire la démonstration de son impuissance à modérer les conflits armés et où, par contraste, les machines de guerre héritées de la Guerre froide et du temps des « blocs », à commencer par l’OTAN, sont en plein boom, avec, notamment, la guerre en Ukraine. C’est un signe pronostique tout à fait alarmant que l’OTAN, désormais, se projette sur le théâtre des hostilités en puissance en Asie orientale et dans le Pacifique, ce qui suscite, inévitablement, des contre-mesures de la part de la Chine.

L’effort d’imagination auquel nous sommes conviés, c’est celui qui doit nous permettre de concevoir que la guerre peut un jour être là, et nous embarquer non plus en spectateurs mais en otages et acteurs à notre corps défendant, sans qu’à proprement parler cette plongée dans un inconnu potentiellement apocalyptique ait résulté de quelque plan concerté que ce soit. Que la guerre soit là, tout simplement, comme événement catastrophique désormais irréversible, état des choses à durée indéterminable (comme la guerre en Ukraine) parce que quelqu’un, aura merdé quelque part entre Kinmen et Xiamen, ou bien que les choses sont allées trop vite, ici ou ailleurs, ou bien qu’on ne s’est pas compris ou bien qu’un traducteur malveillant a substitué le mot « missiles » au mot « ballons » dans une traduction du chinois vers l’anglais, comme c’est arrivé récemment à Taïwan…

Or, spontanément, ce n’est pas vers ce type d’effort d’attention que nous nous dirigeons, plutôt l’inverse – ce que nous cultivons avec le plus d’assiduité, c’est l’insouciance – nous sommes tous, de ce point de vue, devenus un peu des Taïwanais, lesquels, à force d’entendre que les Chinois vont les envahir le lendemain matin, ont depuis belle lurette oublié d’en perdre l’appétit et de goûter aux petits plaisirs de la vie, sur Internet, dans la bulle plutôt que dans l’environnement géo-politique réellement très inflammable où ils se trouvent confinés. Nous sommes un peu comme eux, nous nous sommes habitués à « vivre avec ». Tant que c’est à Gaza, cela reste une horrible tempête avec naufrage (Lucrèce, Blumenberg), et qui nous nous affecte plus ou moins vivement. Mais un jour, Gaza, cela pourra être partout, à défaut de l’être vraiment, de façon homogène.

Je vous rappelle que la France est une puissance nucléaire, ce qui la désigne automatiquement pour être une cible en cas de confrontation impliquant l’usage d’armements nucléaires, « tactiques » ou non. « Tactique », cela veut dire ici une ville de la taille de Clermont-Ferrand ou Saint-Etienne rayée de la carte, rien que ça. Il en faut, de l’imagination, pour prendre de tels images au sérieux. Mais si l’on est un tant soit peu deleuzien, on se dira que faire le job et le taf de la philosophie, c’est justement s’évertuer de transformer ce genre d’image en concept. Plus facile à dire qu’à faire, évidemment, mais nous n’avons pas vraiment le choix.


Notes
[1] Op. cit. p. 552.
[2] Ibid. p. 625.
[3] Ibid. p. 634.
[4] « La dissuasion s’affaiblit. Au niveau politique, le Parti communiste chinois est désormais partisan de la destruction d’Israël. Un système de sécurité dominé par la Chine au Moyen-Orient serait susceptible de rendre possible la mise à disposition de missiles nucléaires par la Chine et la Corée du Nord à l’Iran et l’Arabie saoudite et voir la Chine prendre la tête de guerres contre Israël conduites par une coalition irano-arabo-russe… Nous assistons à une percée stratégique de la Chine… La croissance explosive de leurs forces (militaires) conventionnelles et nucléaires est stupéfiante… Que ce soit sous Biden ou, à nouveau, sous Trump, il serait urgent que la nouvelle Administration américaine lance un programme intensif en vue de produire des milliers de missiles nucléaires de toutes espèces… Ce n’est que quand Xi Jinping, Vladimir Poutine, Kim Jong Un et les mollahs iraniens auront compris que leurs armées et leurs marines d’invasion peuvent être anéanties sur le champ qu’ils réfléchiront à deux fois avant de se lancer dans de nouvelles guerres ».

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