De l’âge des idéologies à celui du gaslighting [1/3]

In memoriam
Michel Bélis,
militant inlassable de la cause palestinienne
Musicien, musicologue
Spécialiste (amoureux) de l’avant-garde des années 1920 de langue allemande

Gaslighting est une notion qui, au fil des dernières décennies, a conquis ses titres de noblesse, au-delà même du monde anglo-saxon, au-delà des frontières de la psychologie et la sociologie – en témoigne l’article que lui consacre Wikipédia en français – sous ce titre même, réputé intraduisible.

Récemment, rendant compte d’un ouvrage intitulé On Gaslighting, une chroniqueuse de la London Review of Books mentionnait sans hésiter « the concept of gaslighting » [1]. C’est dire si la notion est non seulement entrée dans les mœurs mais désormais associée à toutes sortes d’enjeux théoriques et, je vais tenter de le montrer, politiques.

Si le terme Gaslighting peut être, dans l’acception dont il est ici question, réputé intraduisible, c’est pour une raison tout à fait singulière, inhabituelle – il dérive directement du titre d’un film noir de George Cukor intitulé Gaslight (1944) avec Ingrid Bergman, Charles Boyer et Joseph Cotten en vedettes, un titre qui, littéralement, veut dire tout simplement « éclairage au gaz ».

Ce titre découle d’un élément clé de l’intrigue du film – la baisse d’intensité de l’éclairage au gaz dans un appartement londonien de la fin du XIXème siècle où vient de s’installer un jeune couple récemment marié, lorsque le mari, la nuit, allume la lumière au grenier alors même qu’il est censé être parti au travail, dans un studio qu’il loue en ville. Mais autant reprendre l’histoire à son début pour s’y retrouver dans cette intrigue trouble…

Gregory, l’époux (Charles Boyer) est un criminel (un pianiste dévoyé) qui a étranglé la tante de sa jeune épouse Paula (Ingrid Bergman) en vue de lui voler ses bijoux. Mais après avoir commis son forfait, il échoue à retrouver le magot que la femme, une cantatrice fameuse, a caché dans sa maison ; ce qui le conduit à épouser son héritière, la nièce de celle-ci (et elle-même chanteuse sans talent) et à la convaincre de s’installer avec lui dans la maison où il aura alors tout le loisir de poursuivre ses recherches en vue de retrouver les diamants.

Gregory est porté à penser que sa victime, avant qu’il ne la fasse passer de vie à trépas, a aménagé une cachette au grenier où elle a dissimulé les bijoux – la raison pour laquelle il y passe ses nuits tout en faisant croire à sa femme qu’il part au travail – il sort par l’entrée principale et rentre par une lucarne donnant accès au grenier pour y conduire ses investigations. Mais dès qu’il y allume la lumière, celle-ci baisse d’intensité dans l’appartement, tandis que se font entendre ses pas sur le plancher. Ce phénomène récurrent terrifie la jeune femme – fragile, hypersensible, traumatisée par la mort violente de sa tante qui l’a élevée, sa mère étant morte lorsqu’elle était enfant. Lorsqu’elle mentionne ces variations d’intensité dans l’éclairage au gaz et les bruits au grenier, son mari se moque d’elle, comme si ce phénomène était un pur produit de son imagination – « You’re imagining things ».

Et c’est ici, précisément, que prend tournure le motif du gaslighting : pour le criminel, il ne s’agit pas que de retrouver les bijoux. Il faut aussi acculer son épouse à la folie – la faire enfermer dans une « maison de fous » – afin de s’assurer de la jouissance exclusive de ceux-ci. A cette fin, il invente toute sortes de subterfuges, multiplie les actions destinées à faire perdre pied à la jeune femme, à la désorienter radicalement et, en fin de compte, la convaincre qu’elle est folle : il dissimule sa propre montre dans son sac à main puis, s’étant étonné à haute voix de sa disparition, la « retrouve » comme par hasard dans le sac ; il lui donne une broche qui disparaît mystérieusement – et lui « pardonne » de l’avoir perdue, etc. [2] Je cite l’article de Sophie Lewis décrivant ce qui est en jeu dans le dispositif d’emprise mis en place par Gregory : « Cukor tient ici la caméra au plus près du visage angoissé d’Ingrid Bergman alors que celle-ci n’en finit pas de s’exclamer : “Mais non, je ne l’ai pas perdue [la broche], non je ne l’ai pas perdue !”, ceci avant que sa protestation cède devant le doute et l’abattement – “Oui, finalement, j’ai bien dû la perdre...”. Chaque fois qu’elle cède ainsi, quelque chose comme une vive excitation se peint sur le visage de Gregory : “Oui, OUI, dit-il, c’est ça : tu te fais des idées” (’you’re imagining things’) » [3].

La tactique – ou plutôt ici, la stratégie, du gaslighter (également nommé, en anglais, victimizer) n’est pas seulement de faire en sorte que son épouse doute d’elle-même, perde ses repères au point de finir par se rallier à la version des incidents, créés de toutes pièces par son mari, énoncée par celui-ci : elle vise bien à détruire aussi radicalement que possible son ancrage dans le réel et à faire que soit abolie, pour elle, toute frontière entre le réel et l’imaginaire. Il s’agit bien, en mettant en œuvre de manière systématique une procédure intégralement perverse de torture mentale, de la rendre folle en la convainquant qu’elle l’est bel et bien, en la poussant dans ses derniers retranchements jusqu’à ce qu’elle l’admette elle-même – tu as raison, je dois être folle. Folle veut bien dire ici : ayant complètement sombré dans l’imaginaire, incapable de distinguer le vrai du faux, ayant sombré dans la psychose et devant impérativement, à ce titre et selon les normes en vigueur dans le temps de l’intrigue comme dans celui du film, être enfermée.

La démarche est intrinsèquement perverse mais celui qui l’adopte ici ne semble pas être, en premier lieu, placé sous l’emprise de forces obscures – il n’est pas, note Sophie Lewis, un pur sadique emporté par sa pulsion, il agit en vue d’une fin – s’emparer des bijoux. Il fait un calcul d’intérêt sur la rationalité duquel on peut évidemment s’interroger, j’y reviendrai, mais qui, néanmoins, n’en paraît pas moins relever d’une sorte de pragmatique : ça marche – enfin, jusqu’à un certain point, c’est-à-dire jusqu’à ce que son étrange manège finisse par attirer l’attention d’un détective de Scotland Yard qui a éperdument admiré la tante et est troublé par la ressemblance de la jeune femme avec celle-ci ; il entreprend donc d’enquêter discrètement sur l’étrangeté de la conduite du mari et le visible désarroi de son épouse. Il dénoue progressivement les fils de l’intrigue et confond le mari au moment même où celui-ci vient de mettre enfin la main sur les bijoux et s’apprête à se débarrasser de sa femme. Lorsque l’enquête touche à son terme, le détective comprend in extremis la cause de la baisse de l’éclairage dans l’appartement et franchit ainsi le pas décisif qui lui permet d’arrêter le criminel – d’où le titre du film, Gaslight.

La chroniqueuse de la LRB note que « Le concept de gaslighting est devenu un motif heuristique populaire (a popular heuristic) servant à désigner diverses formes de domination psychique, réelles ou imaginées, ceci au-delà même des relations entre individus ». Elle mentionne à ce propos une expression relevée dans le Wall Street Journal, évoquant la (supposée) « gaslight presidency » d’Obama, une expression que l’on traduirait peut-être en français par « la présidence toxique d’Obama » – cette suggestion a son importance pour la suite.

Mais il me semble que nous pourrions nous attarder ici un peu plus longuement sur l’originalité de la formation même du concept de gaslighting. Ce n’est pas la première (la seule) fois, en effet, que le cinéma (au même titre que la littérature) fait émerger un personnage ou un motif conceptuel – mais qu’une telle figure se dessine par association avec le titre même d’un film associé lui-même à une image – ici celle de l’éclairage au gaz d’une demeure patricienne londonienne à la fin du XIXème siècle –, cela est beaucoup plus singulier et l’intraductibilité du concept même de gaslighting en français (et, j’imagine, en quelque langue que ce soit), est la manifestation tangible de cette singularité – une pure exception, serait-on tenté de dire. Bartleby peut, sous la plume de Deleuze, devenir un personnage conceptuel, Oblomov peut, sous celle de Lénine, déboucher sur la notion d’oblomovisme (la passivité de l’intelligentsia russe) – mais ce sont, chaque fois, des noms propres qui deviennent des images-concepts. Dans le cas présent, c’est un dispositif indissociable de la modernité urbaine qui, dans toute sa trivialité, fait son chemin vers le concept, en passant par un titre de film – singulière migration sur laquelle tout effort de traduction se casse les dents – gaslighting fait désormais partie de ces mots (nombreux) qui passent de l’anglais dans les autres langues tels quels – à la différence marquée d’avec ceux-ci que c’est un nom technique qui devient un concept, en passant par un titre de film.

Le gaslighting, envisagé sur son versant actif, comme une opération, une conduite, ne se laisse pas réduire aux conditions de la manipulation ou, plus familièrement, de l’enfumage. Ce que ces traductions (courantes, à défaut de mieux) ratent en effet magistralement, si l’on peut dire, c’est la dimension (la profondeur) subjective de l’opération – il s’agit non pas seulement d’infléchir ou de dicter une conduite, ni même d’agir sur une subjectivité humaine mais, si l’on se réfère à la source de l’image-concept, au film, de la détruire pour conduire à son terme une opération déterminée [4]. On se situe donc bien au-delà de la traditionnelle manipulation ou diversion ou opération de camouflage, utilisation de leurres, etc. Il s’agit bien de transformer, par le moyen de la torture mentale et morale, une personne humaine en déchet, bonne pour cette sorte de dépotoir qu’est l’asile d’aliénés – les internés n’y sont pas soignés mais reclus, enfermés à vie.

Ce devant quoi échoue toute tentative de traduction, c’est le subliminaire de l’association condensée dans le terme anglais, de la lumière et du gaz – gaslight, une puissance qui se perd dans la traduction littérale en français – éclairage-au-gaz. Ce qui fait que, par association et déplacement, gaslight peut en venir à signifier, en anglais, tout autre chose que l’éclairage au gaz de nos villes et nos maisons (une figure appartenant à un passé définitivement révolu, sous nos latitudes, récusée par la modernité électrique), c’est la concaténation de deux termes qui entretiennent, entre eux, une forte tension – d’une part, le gaz, par nature dangereux en même temps qu’indispensable, et, de l’autre, la lumière, valorisée, vitale, positive en toutes ses acceptions. L’éclairage au gaz avait pour contrepartie, à l’époque où se situe le film, toutes sortes d’accidents, domestiques et publics et son association au danger d’explosion et d’incendie s’est stratifiée dans la mémoire des peuples qui l’ont avantageusement remplacé par l’électricité. On voit à plusieurs reprises dans le film l’allumeur de réverbères en fonction, au crépuscule comme à l’aube, témoin de cette époque où, dans la ville de Londres souvent submergée par le brouillard, la lumière ne peut survenir, à tous égards, que par le truchement du gaz. Le gaz est vital, mais en même temps, il est inquiétant, et c’est ainsi que le terme composé gaslight peut dériver vers l’inquiétante étrangeté.

Après la Seconde guerre mondiale, en Occident, le syntagme, terrible par excellence, chambre à gaz a fait le reste, toujours sur le même mode de l’association troublante entre des mots en tension (la chambre et le gaz), faisant basculer distinctement le mot gaz du côté de la mort en masse. Mais, en dépit de ce brutal déplacement, le gaz demeure ce dont on ne peut pas se passer – associé en dépit de tout à la vie, encore et toujours – on continue de se chauffer au gaz, on fait la cuisine au gaz, on demeure tributaire du gaz russe au temps même de la guerre en Ukraine – bref, le gaz reste placé sous le régime de l’ambivalence, même si les explosions de gaz se font plus rares qu’auparavant. Cette ambivalence persistante, ce trait toujours explosif du gaz, le côté durablement problématique de son emploi, c’est ce qui maintient et soutient sa puissance imageante – les jeux d’association auxquels il se prête et les chaînes d’équivalence dans lesquelles il peut entrer.

Il n’est pas étonnant alors qu’en anglais, gaslight ou bien, du côté de l’action, gaslighting, cela puisse devenir, dans son emploi dérivé (très éloigné, quand même, de son sens littéral) une figure du mal. Le paradoxe, c’est aussi que ce soit le titre d’un film de George Cukor, auteur de comédies légères et enlevées, maître du cinéma « champagne », qui, au fil d’une improbable migration, en vienne à désigner la plus terrifiante des opérations qui se puisse conduire dans le domaine des interactions entre individus ou, par extension, sociales : celle qui consiste à gazer une subjectivité, à l’éteindre (la priver de lumière) en vue de réduire un sujet humain à une obéissance de cadavre et, à terme, de le faire disparaître [5].

En ce sens, le succès tout à fait insolite de ce syntagme doit être replacé dans son contexte post-génocidaire, même si la chaîne d’équivalence qui le reconduit à la Shoah demeure immergée dans les strates de notre inconscient (blanc, occidental, démocratique...). Ce que le film relate, c’est bien une tentative d’extermination mentale conduite par un criminel qu’aucun scrupule moral n’arrête – une sorte de nazi, à ce titre. N’oublions pas, de surcroît, que ce film est diffusé en 1944 et que son auteur est un Juif états-unien d’origine hongroise. Et, si l’on voulait lacaniser un peu, n’oublions pas la proximité, en anglais, entre les mots jewels (les bijoux dont la conquête passe par l’extermination mentale et morale de l’épouse) et Jews, les Juifs, dont l’extermination comme partie de l’espèce humaine bat son plein au moment où se tourne ce film.

Bien sûr, le motif premier du mari est vénal – les bijoux et l’opération qu’il conduit en vue d’exercer sur sa femme une emprise si totale que celle-ci est acculée à reprendre à son propre compte les termes dans lesquels l’époux-bourreau évoque sa pathologie supposée (« tu hallucines , tu délires... ») a ici, en principe, le statut de moyen en vue d’une fin. Mais cette construction est largement un faux-semblant. Comme le remarque Sophie Lewis, les diamants sont ici un substitut, un prête-nom : « Les diamants représentent quelque chose de plus désirable (covetable : susceptible d’attirer la convoitise) encore : Paula’s mind. ».

L’enjeu premier du gaslighting se situe donc bien dans l’intersubjectivité, les interactions entre deux sujets humains – ici ceux-ci sont individuels, mais on pourrait tout aussi bien les imaginer collectifs. Ce qui est en jeu, c’est bien une sorte de « lutte à mort des consciences » – à ceci près que la lutte est un simulacre : le victimizer exerce sur sa victime une emprise et un ascendant tels que celle-ci, incapable de se défendre, est rapidement conduite à se soumettre aux conditions de son persécuteur – non seulement dans le domaine pratique, celui des conduites, mais, ce qui est plus grave et parachève la victoire du gaslighter, mentalement, psychiquement – elle en vient à se voir par les yeux du protagoniste, aveugle aux desseins et aux manœuvres de celui-ci – même si, fugacement, certains soupçons l’assaillent [6].

Il n’y a donc pas lutte à proprement parler, en particulier parce que la victime est entièrement figée dans sa condition de victime, emportée par celle-ci, dépourvue de toute possibilité d’échapper à l’emprise exercée sur elle, radicalement privée de son propre point de vue sur la succession de scènes où s’opère sa mise à mort symbolique. La victime est tétanisée, en état de sidération comme on dit aujourd’hui, elle ne s’appartient plus, elle est submergée par les affects, pur jouet entre les mains de l’autre – toute possibilité d’un champ-contrechamp est abolie. Ou plutôt, quand un champ-contrechamp intervient, celui-ci débouche toujours sur la reddition de la victime se pliant à toutes les conditions de son tourmenteur – soit l’abolition du principe même de ce dispositif (filmique) destiné à rendre sensible à la condition de pluralité des perspectives et à l’irréductibilité des points de vue.

On n’assiste pas à une confrontation, ni à une lutte, mais bien à une démolition, à la destruction en règle, progressive, programmée d’une position subjective et de la personne humaine qui en est indissociable. En ce sens, l’opération conduite par le mari s’apparente bien à la production de la vie nue dans les camps de concentration et d’extermination nazis – la réduction des corps à la condition d’épaves passe par la destruction des subjectivités, c’est-à-dire l’élimination de toute possibilité de résister, de se maintenir dans un champ d’opposition et de lutte. Dans les deux cas, ce qui émerge, c’est la figure de la victime pure – un déchet d’humanité, voué à son élimination – le camp puis le crématoire dans un cas, la folie puis l’asile et la mort dans le second.

On pourrait pousser le rapprochement un peu plus loin encore : dans le film, le détective qui, en se fondant sur la connaissance indiciaire (le mari qui sort de la maison à la nuit tombée pour disparaître ensuite dans le brouillard, les lampes qui baissent d’intensité, la panique de l’épouse...), accumule les preuves de la machination est, dans le film, la parfaite incarnation de la justice, le parfait équivalent de la coalition des forces démocratiques qui, au cours de la Seconde guerre mondiale, se dresse contre les forces du mal, la conspiration nazie – les Lumières, la liberté, contre les puissances de la nuit associées au gaz. Dans les deux cas est à l’œuvre le policier redresseur de torts, incarnation de l’institution démocratique qui, ici, arrête le bras criminel des nazis et de leurs alliés et complices et là celui du mari assassin (de la tante aux bijoux). Dans les deux cas, le coupable aura à rendre compte de ses crimes devant la Justice, et sa carrière criminelle s’achèvera sur une potence. C’est là un inépuisable topos anglo-saxon et, par extension, blanc, occidental, démocratique.

Le détective ramène Paula à la vie, il la reconduit in extremis au réel, au monde des vivants, à la société en l’arrachant aux griffes de son criminel de mari, tout comme les armées alliées émancipent les peuples européens, Allemands inclus, de la tyrannie et de la fantasmagorie hitlérienne.

Dans les deux cas, c’est un conte moral qui nous est raconté, et avec quel talent : in fine, les forces du Bien l’emportent sur le gaslighter et la victime se trouve rétablie dans sa pleine condition de sujet moral, majeur – l’épouse dans un cas, les peuples européens dans l’autre. D’ailleurs, quelque chose nous dit, dans la dernière scène de Gaslight, que l’épouse littéralement désenvoûtée par l’action salutaire du détective, va convoler avec lui, ses épreuves et son trauma enfin surmontés – tout comme les Allemands (de l’Ouest), enfin délivrés de l’ensorceleur nazi vont, eux, convoler avec le libérateur devenu protecteur.

Le nazisme, avec l’emprise totale qu’exerçait sa propagande sur la population allemande était bien une entreprise de gaslighting collectif et durable – seule l’intervention d’une contre-force plus puissante et plus éclairée (que celle du gaslighter), celle du policier démocratique, fut en mesure d’y mettre fin. De même dans le film, le détective, incarné par l’athlétique Joseph Cotten, avec son visage exprimant tout à la fois détermination et droiture, est avant tout une force (du Bien) qui en neutralise une autre, elle toute entière associée aux voies tortueuses, au mensonge, à l’imposture, à la méchanceté. Dans les deux cas, la leçon est limpide et sulpicienne : les forces du Bien l’emportent sur celles du Mal parce qu’elles sont droites et que l’horizon dans lequel elles se déploient est celui de la justice et de la vérité ; elles l’emportent parce qu’elles sont tournées vers la vie et solidement enracinées dans le réel (par opposition à l’illusion, au mensonge, à l’imposture) [7].

Le film de Cukor partage le monde en trois catégories, agencées autour de trois personnages qui sont aussi des figures conceptuelles : le criminel dépourvu de tout scrupule, prêt à tout pour parvenir à ses fins, manipulateur terrifiant, exterminateur froid ; la victime privée de toute capacité de résistance, pur objet de la persécution que lui fait subir le premier – un bourreau et un tortionnaire, et pas seulement un maître abusif ; enfin, le redresseur de torts qui démasque puis met le criminel hors d’état de nuire, incarnation de la force (la violence) légitime et du droit – un policier, donc. Dans cet état, Gaslight (Hantise, dans sa version française, autre indice de l’intraductibilité du titre), jette les bases par anticipation, un an avant la fin de la Seconde guerre mondiale, de la Weltanschauung politique et morale, avec personnages, qui fera l’objet du plus large des partages dans le monde de l’après-guerre – en Occident et au-delà.

Selon ce mode de représentation ou plutôt de construction d’une mégafiction utile, le mal politique et moral est tout entier rejeté du côté d’ un ennemi hors-normes, présentant tous les traits du monstrueux – un persécuteur qui est tout à la fois un manipulateur (le maître de la propagande) et un exterminateur (il veut retrancher sa victime du monde des vivants). Ce qui s’oppose à lui est une puissance dont la propriété première est d’incarner la force fondée sur le droit – une police démocratique qui conduit une guerre juste contre les forces du mal.

En dépit de tout ce qui a pu compliquer et brouiller ce tableau au temps de la guerre froide et des luttes de décolonisation, la figure du redresseur de torts démocratique qui est à la fois un policier, un justicier et un juge tout court, s’est maintenue, en Occident comme une balise lumineuse permettant de s’orienter dans le cours de l’Histoire contemporaine – les Etats-Unis pouvaient bien multiplier les interventions extérieures ouvertement impérialistes et prédatrices au cours des décennies suivant la Seconde guerre, le récit de la Libération de l’Europe occidentale par les forces armées américaines n’en demeurait pas moins intact. Le gendarme impérialiste, tel qu’il a multiplié sous le regard des peuples, ses exactions aux quatre coins de la planète, jusqu’à la guerre du Vietnam incluse, n’a jamais découronné, sous nos latitudes du moins, le récit intouchable et quasiment sacré de l’action salvatrice du policier démocratique contre l’ennemi du genre humain – le régime hitlérien. Ce noyau de sens (parfaitement révocable dans la mesure où il s’agit d’une puissante fiction instituée, mais d’une fiction, d’une histoire qu’on raconte aux peuples quand même) s’est maintenu contre vents et marées dans le contexte de l’interminable après-guerre européen, occidental, jusqu’à la guerre du Vietnam puis, après le creux de la vague des années 1970, il s’est raffermi, reborn, ragaillardi et triomphant, après la chute de l’URSS.

Nous devrions nous interroger davantage sur le statut des images-cancer qui s’incrustent dans les plis de nos méninges et sont si difficiles à déloger, dès lors qu’est en question notre conscience (ou tout simplement notre perception) de notre monde historique. Comment se fait-il, par exemple, que les peuples européens aient aussi constamment, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, perçu les « Américains » (les Etats-Unis) comme libérateurs et les « Russes » (l’Union soviétique) comme envahisseurs [8] ? Quatre-vingts ans après, cependant, les Russes ont été repoussés bien au-delà des confins de l’URSS, avec la création de l’Etat ukrainien et l’indépendance des Etats baltes, tandis que les bases militaires américaines sont toujours là, un peu partout en Europe, bien au-delà de ce qu’étaient les « frontières de l’OTAN » au temps de la Guerre froide. Nous n’en aurons jamais fini de déconstruire ces images toutes faites dont sont peuplées nos représentations géopolitiques et géohistoriques du présent. Or, le retour au réel passe bien par un tel travail de démolition.

Lorsque des matrices et des plis de cette espèce sont en place, ils fonctionnent comme des sources intarissables de sens historique, et produisent des lignes de partage irrécusables. Ils instituent de puissants automatismes mentaux et autant de réflexes conditionnés dès lors qu’il s’agit de se prononcer et de s’engager en politique ou de statuer sur des questions d’histoire contemporaine. Ainsi, tout ce qui s’agence autour de la figure terrible (le sublime du mal absolu) du gaslighting se trouve rejeté du côté de l’Autre absolu, systémique, celui que l’on va appeler, dans le monde à nouveau divisé de l’après-guerre et de la Guerre froide, le totalitaire. Il y suffira de quelques aménagements discursifs bricolés à la hâte pour y intégrer l’ami d’hier reconverti en ennemi systémique – L’URSS au temps de la Guerre froide puis du régime stalinien finissant. Sous la forme devenue la plus populaire, celle de la dystopie orwellienne, le gaslighter par excellence, c’est Big Brother, avec son terrifiant dispositif d’infection des esprits via la novlangue et tout l’arsenal de l’hyperpropagande.

Mais ce qui précisément doit être révoqué en doute aujourd’hui, c’est l’ensemble des automatismes mentaux découlant de ces opérations de partage entre le mal et le bien, le démocratique et le totalitaire. Il n’est pas d’ontologie du présent qui ne puisse prendre tournure aujourd’hui sans commencer par ouvrir ce chantier de démolition – celui de la déconstruction de ces répartitions – le parti de la victime et du good cop d’un côté, le grand pervers de l’autre, l’incarnation de la méchanceté ontologique, ennemi juré de toute vie commune, destructeur de réalité, celui par qui advient la perpétuelle confusion entre vérité et mensonge, illusion – ce discours même qui a retrouvé l’éclat du neuf dans la propagande antichinoise et la sinophobie d’aujourd’hui.

Au fond, il faut revenir à la lettre du film de Cukor : le gaslighter est parmi nous, parfaitement grimé en homme de la bonne société, avec ses manières raffinées, artiste, habitant dans les beaux quartiers – la raison pour laquelle il faudra tant de temps pour le démasquer comme grand criminel (exterminateur), figure de l’altérité radicale ou de l’hyper-ennemi. Le gaslighter est parmi nous, comme le double rogue du notable, du bourgeois, de l’homme de culture, du mari attentionné, de l’élégant d’une politesse exquise… Si l’on s’en remet littéralement à la fable proposée par Gaslight, alors il nous faut bien admettre que le fasciste (le gaslighter comme personnage conceptuel) est parmi nous, qu’il n’est pas en premier lieu un alien acharné à nous envahir, nous occuper et détruire les fondements de notre civilisation. En d’autres termes, si l’on veut continuer à cheminer jusqu’au bout en compagnie de Cukor, il nous faudra bien admettre que nos généalogies apprises, scolaires, normalisées du fascisme sont idéologiquement biaisées – entièrement à reconstruire. Gaslight est une incitation à réfléchir sur un topos dans lequel le fascisme n’est pas un virus importé mais une sécrétion endogène prospérant parmi nous sous les apparences de la plus parfaite des normalités.

À suivre…


Notes
[1] Sophie Lewis, « I suppose I must have », sur On Gaslighting, essai de Kate Abramson (2024), London Review of Books, 1/08/2024.
[2] « You are inclined to loose things, Paula », « You have been forgetful lately »…
[3] Article cité. Je ne suis pas allé voir comment la vf du film rend ce si élémentaire et en même temps si intraduisible « You’re imagining things » et le met, j’imagine, dans la bouche de Charles Boyer lui-même… un acteur français, après tout – ou plutôt avant tout –, parlant anglais avec un accent français distinct…
[4] A l’issue d’une des scènes montées de toutes pièces par le mari (la disparition d’un tableau dont il fait croire à son épouse qu’elle l’a dissimulé sans s’en rendre compte, c’est elle-même qui conclut : « I don’t know what I’m doing anymore ».
[5] Au paroxysme de l’une des crises délibérément provoquées par le mari, celui-ci assène à sa femme ce dernier coup : « Your mother was mad, she died in an asylum, you were one year old », pure invention destinée à faire accroire à sa victime qu’elle ploie sous le fardeau d’une écrasante hérédité familiale et qu’elle est, elle aussi, destinée à mourir à l’asile.
[6] « Are you trying to tell me that I’m insane ? », lance Paula à son mari, lors d’un de leurs derniers échanges dramatiques avant le dénouement – la formulation même de la question montre que l’entreprise de destruction n’est pas tout à fait parvenue à son terme.
[7] N’oublions pas de signaler ici que le criminel, quand bien même il excelle à se faire passer pour un homme du monde cultivé parfaitement à l’aise dans la bonne société londonienne, est un étranger. Même son nom d’emprunt, Gregory Anton, a une connotation germanique ou centre-européenne, et davantage encore son vrai nom de criminel : Sergis (Sergius ?) Bauer. Le mal radical se trouve ici discrètement associé au passage à la germanité, comme, plus explicitement, dans le film d’Orson Welles, Le criminel (1946) agencé autour du personnage d’un criminel de guerre nazi, un des planificateurs de l’extermination des Juifs, se faisant passer pour un inoffensif professeur dans une petite ville des Etats-Unis, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Dans le film de Cukor, la dimension politique de l’imposture associée à l’extermination est masquée – les bijoux, pas les Juifs…
[8] Ceci en dépit de l’aura d’une image comme celle qui s’attache au nom de Stalingrad, la bataille remportée par l’armée soviétique et qui fut le tournant effectif de la guerre en Europe. Le mouvement communiste inféodé à l’URSS a perdu, dans l’Europe occidentale de l’après-guerre, la bataille des récits, c’est le récit atlantiste qui s’est peu à peu imposé et a entièrement refoulé le contre-récit communiste. Cette défaite est indissociable du discrédit dans lequel est tombé, sous ces mêmes latitudes, les signifiants « communisme », « communiste ». L’intégrale atlantisation du récit autorisé de la Seconde guerre mondiale atteint son climax aujourd’hui lorsque Macron n’invite pas Poutine aux cérémonies célébrant le quatre-vingtième anniversaire du Débarquement – une façon expéditive d’effacer l’URSS des tablettes de l’histoire de la Seconde guerre mondiale en Europe, de la victoire sur le nazisme. La guerre en Ukraine, c’est aussi une occasion de poursuivre la réécriture de l’Histoire du Xxème siècle – la guerre contre le nazisme devenant une sorte de prémisse de la croisade de l’OTAN contre le « totalitarisme ». Là, pour le coup, on est très solidement arrimé à Orwell.

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