Je regardais à la télévision l’intégrale de la série documentaire historique « c’était la guerre d’Algérie », de Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora, et j’ai été pris du même dégoût que devant le traitement médiatique réservé aux palestiniens. La même déshumanisation !
Il est vrai que l’assassinat d’une personne, si elle est présentée comme un animal (Israël) ou comme un sous-homme, un sauvage (France), provoque moins de sympathie donc moins de réactions de rejet, que si l’on lui reconnaît son appartenance au genre humain.
Souvenez-vous de Stora, et du rapport du même nom qui a fait couler beaucoup d’encre des deux côtés de la Méditerranée, cet historien rendu célèbre par ses nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie, dont il est devenu « Le spécialiste ». Coïncidence, la veille de la diffusion, je finissais la lecture de « La Guerre d’Algérie », un gros pavé de plus de 700 pages écrit sous la direction de Mohamed Harbi et Benjamin Stora qui, à la fin du livre, donne à lire une chronologie de la guerre d’Algérie. Pour l’année 1956 et le 10 août on peut lire : « bombe contre-terroriste » rue de Thèbes, plusieurs dizaines de victimes musulmanes. Et je suis choqué par l’expression « contre-terroriste ».
Il est question dans la troisième partie du documentaire, d’un évènement peu connu de la bataille d’Alger, l’attentat de la rue de Thèbes. À la trente troisième (33ème) minute on peut entendre la voix de Stora annoncer « pourtant contre toute attente la 1ère bombe qui éclate dans la Casbah, rue de Thèbes le 10 août 1956, n’est pas le fait des algériens mais d’un groupe de partisans très radicaux de l’Algérie française », puis il donne la parole à un ancien responsable de l’OAS qui tente de justifier l’horreur, un massacre qui fit 80 morts ! Le bilan définitif fait état de 80 morts et 14 blessés, dont de nombreux enfants… Quatre-vingts morts auxquels il consacre quelques secondes, un anonymat complet, il est vrai que ce ne sont que des arabes, des sujets… Comment ne pas parler de déshumanisation ?
Les morts n’ont décidément pas la même valeur.
Puis Yacef Saadi prend la parole et parle de près de 70 morts et explique ensuite que c’est cet évènement qui donnera l’idée au FLN d’utiliser les mêmes armes et d’avoir donc recours aux bombes.
À la 36ème minute le documentaire entreprend une description précise des lieux choisis par le FLN pour poser ses bombes, il est question de « cafés où se réunit la jeunesse européenne » et il donne la parole à Danielle Michelle-Chich, qui décrit le Milk-bar comme un endroit où les « non-arabes allaient manger une glace ». On a droit à son témoignage vibrant elle, victime de la « barbarie » des arabes, qui a perdu sa jambe dans l’attentat. L’attentat du Milk-bar et celui de la cafétéria ont fait 4 morts et 52 blessés.
Les morts n’ont décidément pas la même valeur.
Dans l’attentat de la rue de Thèbes, la bombe avait été déposée dans un bain Maure, ce lieu qui sert d’hôtel bon marché aux travailleurs itinérants est toujours bondé de monde, de plus la configuration des lieux (les habitations sont collées les unes aux autres) a provoqué l’effondrement de plusieurs maisons, les terroristes étaient donc assurés de faire un maximum de victimes, parmi lesquelles un maximum de femmes et d’enfants. L’attentat a été revendiqué, les auteurs étaient connus, mais n’ont jamais été inquiétés. Selon Germaine Tillon « un de ces auteurs fut assassiné un peu plus tard, par un des habitants du bloc sinistré. Cet assassin-là, lui, fut arrêté, jugé et exécuté ». Témoignage publié dans le monde du 29 novembre 1971.
Je ne suis pas historien et n’ai pas la prétention de donner des leçons à quiconque, mais je pense que, lorsque l’on a l’ambition de vouloir réconcilier les mémoires, on évite de perpétuer ce traitement différencié, cette déshumanisation qui caractérise les politiques français, qui continuent à considérer les algériens comme leurs « sujets », puisqu’à l’époque les algériens n’étaient pas des citoyens, mais des sous-hommes.
Déjà dans le rapport qui porte son nom, Stora affichait un réel mépris pour l’Algérie, voire pour son métier d’historien, en sous-estimant certaines informations et en amplifiant d’autres. Par exemple c’est dans l’affaire Melouza qu’il recherche les causes de la violence qui a endeuillé l’Algérie dans les années 1990. « Ce carnage pousse à l’interrogation sur les origines, la nature de la violence qui a traversé l’Algérie dans les années 1990 ».
Pour lui ce ne sont certainement pas les massacres à grande échelle de populations civiles, ni les enfumades (ancêtres des chambres à gaz d’Hitler), ni les camps de concentrations (appelés camps de regroupements) où les gens mouraient à petit feu, ni la torture, les viols, l’utilisation du napalm… Il est vrai que contrairement aux « redoutables chambres à gaz » des nazis, les « terroristes » algériens, qui osaient s’opposer à la tentative de civilisation de la France et qui étaient enfumés dans des grottes avaient la chance de mourir, dans d’atroces souffrances certes, mais en famille avec en prime leurs animaux de compagnie et leur bétail…
Toujours dans ce fameux rapport, il parle de la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et de Ali Boumendjel, ce que tout le monde de ce côté de la méditerranée savait depuis très longtemps, mais pas un mot sur l’exécution sommaire de Ben M’hidi, pas un mot sur l’assassinat d’Ali La Pointe et de ses compagnons : Hassiba Ben Bouali, Petit Omar 12 ans, agent de liaison, ainsi que Mahmoud. Le plasticage de la cache fera, en plus, 17 victimes civiles dont 8 enfants.
Les morts n’ont décidément pas la même valeur, mais le mépris est toujours le même.