Auteur désormais consacré par le prix Goncourt 2024, Kamel Daoud est contesté par de nombreux lecteurs de sa société d’origine qui lui étaient pourtant acquis. Il y a quelques années en effet, ses chroniques dans Le Quotidien d’Oran étaient lues avec enthousiasme pour leur ton critique d’une société s’accommodant à la saleté des rues, au harcèlement des femmes, à la mentalité rentière, etc.
Le journaliste dépeignait un tableau peu flatteur de la vie quotidienne, ce qui plaisait à un lectorat de classes moyennes aspirant à une meilleure qualité de la vie en Algérie. Sans concessions ni pour l’administré ni pour l’administration, ses chroniques visaient à frapper les esprits et à réveiller les consciences, appelant à un sursaut civique.
Il partait souvent en croisade contre les deux rentes, mémorielle et pétrolière, sur lesquelles s’appuyait le régime politiquement et économiquement. Ce discours critique, souhaitant des réformes de l’Etat et de la société, lui avait donné une popularité à l’échelle nationale. Il était lu avec ferveur par un public qui voyait en lui le citoyen sécularisé, révolté par la religiosité ostentatoire qui avait envahi l’espace public.
Un internaute disait qu’il achetait Le Quotidien d’Oran à cause des billets de Kamel Daoud. Cette lune de miel n’a cependant pas duré, et certains de ses anciens lecteurs lui reprochent de s’être détaché de l’opinion publique locale mainstream. La désaffection a commencé avec les événements de Cologne, s’est approfondie à l’occasion de son hostilité à la protestation citoyenne appelée Hirak (2019-2020). Il a ensuite perdu la sympathie d’autres fidèles lecteurs en raison de ses propos sur la Palestine, et d’autres encore en raison de son dernier roman Houris où il évoque les crimes commis par les islamistes durant les années 1990 en Algérie.
Les évènements de Cologne
Dans un texte publié en janvier 2016 par Le Monde, le New York Times et La Corriere della Sera entre autres, Kamel Daoud reprend la version des réseaux de l’extrême droite allemande qui accusaient des réfugiés syriens d’avoir agressé des femmes à Cologne durant la nuit de la Saint Sylvestre le 31 décembre 2015. Dans cette tribune au ton enflammé, il pointe du doigt l’islam, écrivant que « le sexe est la plus grande misère dans le monde d’Allah ». Mais qu’est-ce que Allah, se sont indignées de nombreuses personnes, est venu faire dans cette sordide agression commis par des délinquants dont la police allemande a dit qu’ils n’étaient pas tous des musulmans ?
Lorsque la presse européenne condamne la pédophilie de nombreux prêtres, accuse-t-elle le christianisme et la Bible ? Pourquoi, se demandent certains internautes, Kamel Daoud explique la délinquance chez des musulmans par le Coran ? Sa phrase essentialise le musulman qu’elle enferme dans un cliché qui le désigne comme inapte à vivre en société, adhérant au discours de l’extrême droite raciste qui perçoit l’immigré musulman comme une menace pour la civilisation occidentale. Qu’il le veuille ou non, observent des internautes, Kamel Daoud a glissé vers l’islamophobie, c’est-à-dire dans la haine des musulmans tous accusés de réduire la femme à un objet sexuel et tous incapables de vivre en paix avec les autres.
L’islamophobie est l’opinion selon laquelle le musulman est belliqueux et haineux à cause du Coran qui ne permet aucune interprétation, et donc aucune réforme, à la différence des autres religions. Kamel Daoud récuse le mot « islamophobie » derrière lequel, dit-il, les islamistes, aidés par les islamo-gauchistes, recherchent une réhabilitation idéologico-morale. Il a dénoncé la marche contre l’islamophobie à laquelle ont pris part des intellectuels engagés et des organisations de gauche à Paris le 10 novembre 2019, accusant le parti « La France Insoumise » d’instrumentaliser les jeunes des quartiers populaires à des fins électoralistes, qualifiant son leader Jean-Luc Mélenchon d’être « le cheikh des banlieues ».
Ses propos sur les jeunes de banlieue indiquent qu’il a adopté la posture coloniale de l’extrême droite, comme s’il ressentait de l’aversion pour tout mouvement populaire. Il défend désormais le Prince raisonnable contre les foules menaçantes, que ce soit en France (les Gilets jaunes) ou en Algérie (le hirak).
Le hirak
Beaucoup d’internautes lui rappellent ses positions sur la protestation citoyenne qui avait duré deux ans (2019-2020) et qui avait ébranlé le régime algérien. Il venait d’être recruté à l’époque comme chroniqueur de l’hebdomadaire Le Point où il avait écrit que « le hirak est un mouvement radical urbain limité aux marches de la Grande Poste d’Alger ». Cette chronique avait ulcéré un grand nombre de hirakistes qui ont eu le sentiment qu’il avait retourné sa veste.
En effet, pendant plus de dix ans, au Quotidien d’Oran, il critiquait le régime, espérant une évolution démocratique, donnant l’image d’un opposant au régime de Bouteflika qu’il pourfendait avec sa plume acérée. Pourquoi alors soutenir ce même régime contesté par des citoyens sortis dans la rue pour le dénoncer ses échecs et son autoritarisme? L’explication de Kamel Daoud est que le régime a encore un ancrage dans la société, notamment dans les villages et régions rurales. C’est ainsi qu’il a apporté son soutien au président Tebboune qui venait d’être élu avec un taux d’abstention record. Il avait interviewé pour Le Point le nouveau président élu sans lui poser la question des dizaines de détenus d’opinion qui croupissaient dans les prisons. Kamel Daoud, écrit un internaute, a choisi d’être à contre-courant de la majorité de l’opinion publique algérienne comme l’indique sa position récente sur la Palestine.
La Palestine
En effet, ses écrits sur Gaza expriment une adhésion à la politique génocidaire de Netanyahu qui vient d’être inculpé comme criminel de guerre par la CPI. Niant au Hamas le caractère de mouvement qui lutte contre une domination coloniale, il écrit que les Israéliens sont victimes de l’antisémitisme présumé des organisations palestiniennes. L’attaque du 7 octobre 2023 rappelle, selon lui, les meurtres collectifs du GIA en Algérie, et s’explique par la haine des islamistes de tout ce qui n’est pas musulman. C’est exactement ce que répète Netanyahu pour justifier les bombardements de civils par l’aviation et l’artillerie.
Mais ce sentiment d’hostilité envers les Palestiniens, à qui est nié le droit à la résistance, observe un internaute, est récent, car lorsque Kamel Daoud signait ses articles au Quotidien d’Oran, il critiquait Israël. Un internaute a reproduit sur sa page Facebook un article paru en 2006 où il écrivait : « Lorsqu’on tue un juif, cela s’appelle Holocauste… Lorsqu’on tue un Américain, cela s’appelle terrorisme… Lorsqu’on tue un Arabe ou un Palestinien, cela s’appelle ‘la crise au Proche-Orient’… Dans les TV occidentales, on ne dit pas massacres mais événements ». C’était l’époque où Kamel Daoud était populaire en Algérie. D’où l’accusation d’opportunisme et d’absence de sincérité. Il écrirait en fonction du lieu où il se trouve, adaptant le mot de Blaise Pascal : « Vérité en deçà de la [Méditerranée], erreur au-delà ». Les internautes relèvent aussi qu’il a changé de regard sur la décennie noire telle qu’elle est évoquée dans son dernier roman Houris.
Le roman Houris
Ce roman porte sur le drame d’une jeune fille qui, à l’âge de six ans, a été égorgée dans un massacre où ses parents ont péri. Elle a survécu à ses graves blessures et, à travers sa tragédie, Kamel Daoud construit son roman. La trame se déroule dans l’Oranie où ont lieu, comme dans d’autres régions du pays, des massacres horribles.
C’était une période trouble où une violence inouïe s’était abattue sur la population prise en étau par les terroristes islamistes et l’armée qui les combattait. Des victimes par milliers dans une situation où des islamistes étaient déguisés en militaires et des militaires déguisés en islamistes. A la question de « qui est qui » s’est succédé la question « qui tue qui ». La presse n’étant pas libre et la justice n’étant pas autonome, la question était légitime, surtout que le coupable était désigné le plus souvent par le policier et non par le juge.
Des avocats dénonçaient les parodies de justice et les procès bâclés intentionnellement. Des rapports documentés de la Ligue Algérienne de Droits de l’Homme et de l’ONG Amnesty International exprimaient des doutes sur les versions des autorités. Une partie de la population avait déduit que le conflit n’oppose des méchants à des gentils comme voulait l’accréditer le discours officiel.
Dans son roman Houris, Kamel Daoud reproduit ce manichéisme, ce qui provoque un malaise chez de nombreux lecteurs algériens qui savaient qu’il y avait une fluidité entre les services de sécurité et les terroristes. Kamel Daoud a lui-même mis en scène cette fluidité dans son roman Ô Pharaon (édition Dar al Gharb, Oran, 2005) dont j’ai fait le compte-rendu à sa demande dans Le Monde diplomatique du mois de mai 2006 (Voir le compte-rendu complet dans l’annexe de cet article). Là aussi, soulignent des internautes, Kamel Daoud a changé de fusil d’épaule. Ô Pharaon est pour le lecteur algérien et Houris est pour le lecteur français, conforté dans l’opinion ethnocentriste que l’islam est l’islamisme et l’islamisme est l’islam.
Qu’il le veuille ou non, Kamel Daoud est devenu un trophée postcolonial exhibé par les publicistes de la droite française avec une volonté d’affirmer que les indépendances ont été un échec. C’est ce que répète Éric Zemmour sur les plateaux de télévision, insinuant que l’Algérie aurait mieux fait de demeurer une colonie. Il oublie à escient que si l’Algérie n’avait pas été indépendante, Kamel Daoud n’aurait pas été à l’école et n’aurait pas appris le français qui lui a permis d’obtenir un prix littéraire à Paris.
Pour de nombreux de ses compatriotes, Kamel Daoud remue le couteau dans la plaie en participant à une diatribe idéologique où le passé colonial se mêle aux enjeux hégémoniques du présent et de la géopolitique. Il déculpabilise la France de son passé colonial en étant inconscient que l’histoire est un enchaînement de causes. Bien sûr que les Algériens sont responsables de la situation politique et économique de leur pays. Mais celle-ci n’aurait-elle pas été différente si la France coloniale avait scolarisé un plus grand nombre d’enfants dans les années 1930, 1940, 1950… ?
Le présent porte en lui les germes du passé. L’essentiel est d’assumer le présent et de laisser le passé aux historiens. Les guerres mémorielles, dans un sens ou dans un autre, ferment la perspective de l’avenir. Aussi bien la guerre mémorielle du régime algérien que celle de l’extrême droite, à laquelle participe Kamel Daoud, est néfaste aux intérêts des deux peuples.
En conclusion, ce qui ressort des commentaires des internautes, c’est que Kamel Daoud s’est détaché de son pays d’origine. Avec son Algerian bashing perpétuel, il donne des munitions à l’extrême droite nostalgique de l’Algérie française. L’œuvre de Camus n’a-t-elle pas trop marqué la destinée de Kamel Daoud qui était L’homme révolté s’exprimant dans Le quotidien d’Oran, et qui est désormais perçu par les siens comme L’Etranger s’exprimant dans Le Point ?
Annexe:
COMPTE-RENDU DU LIVRE Ô PHARAON DE KAMEL DAOUD (DAR AL GHARB, ORAN, 2005) PARU DANS LE MONDE DIPLOMATIQUE, MAI 2006
DURANT dix ans, la société algérienne a montré le visage de la haine et de la barbarie dont seule est capable l’inhumanité d’êtres humains pris de folie. Le pouvoir comme butin a rendu fous des protagonistes d’un conflit où la seule règle était de tuer. Les terroristes islamistes ont érigé un « Etat de la nuit », arrachant des appuis auprès de familles apeurées, et l’Etat, à travers ses milices sanguinaires et ses services dits de sécurité, a imposé la loi du talion durant le jour. Face aux deux Etats qui se succédaient à douze heures d’intervalle, la population ne savait pas à qui prêter allégeance : aux loups de la nuit ou aux chacals du jour.
Mais comment dire cette vérité que le mensonge officiel refoule par une propagande burlesque reproduite par des journaux qu’allèche la manne publicitaire distribuée par l’Etat ? Comment sauver de l’oubli la mémoire des souffrances de cette aventure meurtrière dont sont responsables des islamistes illuminés et sans merci et des chefs militaires aveugles et brutaux ? Les voies de la recherche académique étant interdites, il reste la littérature, qui ne livre pas les faits à l’enquête du sociologue ou de l’historien. Elle a plutôt cette capacité de mobiliser l’imagination qui s’empare des faits auxquels elle enlève leur réalité pour créer un monde factice et irréel comme l’a été l’Algérie.
Le roman de Kamel Daoud, journaliste au Quotidien d’Oran, décrit ce qu’une ville moyenne de l’Ouest algérien a enduré entre 1994 et 1997, sous la férule d’un seigneur de la guerre homosexuel, que la Propagande (le gouvernement du jour) a nommé maire en guise de reconnaissance et de récompense. Le récit commence par une lettre anonyme envoyée à Alger par un garde communal qui dénonce le maire. Ce dernier l’a obligé à monter dans son bureau orné du drapeau national et du portrait officiel du président de la République. La lettre est interceptée par les Yeux de la Propagande (la police politique), laquelle informe son protégé de la trahison et de l’ingratitude de celui à qui il avait offert son derrière.
Tout au long du roman au style haletant, le réel le dispute à l’abject, dans une ville déchirée par la rivalité de deux tribus, et où les habitants rampent au lieu de marcher pour ne pas donner l’impression de défier le Pharaon et sa milice. La force du Pharaon provient du soutien des quatre plus puissants personnages de la ville : un colonel corrompu, un wali (préfet) fantasque, un commissaire principal pervers et un chef de daïra (sous-préfet) sans scrupules. La réunion de ces personnages a été voulue par un haut responsable de l’« Etat du jour » qui cherchait à punir une population dont beaucoup d’enfants avaient rejoint les maquis islamistes. « Les pourris, aurait-il dit, ne peuvent être gouvernés que par des pourris. »
Kamel Daoud avertit que son roman est une fiction et non un récit politique. Il est à mi-chemin de la vérité simplifiée, de la parabole artificielle et du plaisir peut-être malsain mais très thérapeutique de réduire une tragédie à un faux conte pour adultes. Au lecteur de découvrir, dans ce monde impitoyable, où finit la réalité et où commence l’imagination. En tout cas, l’auteur est parvenu à susciter de l’émotion.