Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [7/7]

Appendice 2

Note sur La zone d’intérêt de Jonathan Glazer, 2023

L’instrumentalisation idéologique de la mémoire du génocide nazi (la Shoah) a atteint aujourd’hui un tel degré d’intensité, elle est devenue si ouverte, grossière, infâme et systématique, dans sa fonction d’arme de dissuasion de la critique du fait colonial israélien (avec tout ce qui s’y rattache et s’y associe) qu’elle nous a projetés, à notre corps défendant, dans l’ère du soupçon généralisé : toute œuvre se rattachant à ce motif et qui paraît aujourd’hui, à quelque genre qu’elle se rapporte (roman, monographie, film de fiction ou documentaire, mémoires, biographie, série télé, etc.) se doit désormais d’être auscultée et examinée sous cet angle – quelle relation entretient-elle (ou pas) avec l’usage cynique (et parfois même désastreusement nihiliste) qui est fait de la Shoah comme objet de mémoire collective en tant qu’enveloppe protectrice destinée à immuniser contre la critique (et le jugement des peuples) l’apartheid pratiqué par Israël au détriment des Palestiniens et le droit de conquête que s’arroge cet Etat dans les territoires qu’il occupe illégalement [1] ?

Le film de Glazer, sorti en 1923, dans ce contexte de montée des tensions entre l’Etat d’Israël et les Palestiniens aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie n’échappe pas à cette règle imposée par une configuration idéologique que nous n’avons pas choisie – ce n’est pas nous qui avons transformé la Shoah en marchandise mémorielle, objet de transactions innommables aux fins de blanchiment des actions criminelles de l’Etat d’Israël ; ce n’est pas nous qui, pour reprendre la formule nullement excessive mise en circulation par Norman Finkelstein, avons inventé l’industrie de l’Holocauste [2].

La spirale même du soupçon, une fois que le régime de celle-ci est installé, se déploie implacablement : le film de Glazer ayant recueilli l’à peu près unanime approbation des médias systématiquement enclins à se faire les promoteurs de l’immunité de l’Etat d’Israël, puis, après le 17 octobre 2023, à rivaliser de zèle dans la campagne de diversion contre le terrorisme et la montée de l’antisémitisme, nous voici donc astreints à l’envisager sous cet angle aussi : se pourrait-il donc que, lui aussi, il trouve sa place et son utilité dans ces circuits complexes de flux de mémoire, d’images du désastre et du crime, au fil desquels s’édifient sans relâche les barrières sanitaires (idéologiques) destinées à établir Israël, Etat de plus en plus ouvertement voyou et hors-la-loi, hors d’atteinte du jugement des peuples et de la communauté internationale ?

L’ère du soupçon, on le voit, impose des conditions qui, à certains égards, sont parfaitement détestables – le soupçon, lorsqu’il est systématisé, lorsqu’il devient un moyen de connaissance, n’est jamais exempt d’une certaine bassesse. Mais, d’un autre côté, nous avons bien dû, au fil du temps, congédier notre naïveté et nous endurcir. C’est que nous avons dû faire face à cet agencement toujours plus décomplexé de la criminalité d’Etat sur la piété du souvenir, sur la mémoire (dopée aux superlatifs) du Crime réputé unique et incomparable.
Le soupçon est donc devenu l’accessoire indispensable de notre froideur (lucidité) analytique : ce n’est vraiment pas ragoûtant, cela a commencé très tôt, les prémisses du chantage émotionnel et idéologique véhément à la Lanzmann, visant à rendre indissociables les enjeux de la Shoah et la défense inconditionnelle d’Israël, on les trouve déjà distinctement chez Vladimir Jankélévitch (L’imprescriptible [3]) et cela est devenu un fait massif au fur et à mesure que la Shah devenait en Occident non pas seulement un méga-lieu de mémoire, mais l’objet d’une religion civile proliférante. Le soupçon est donc devenu, dans cette configuration inséparable de la détermination à faire face à l’objet, à le regarder en face ; cet objet, encore une fois, doit être ici précisément nommé : l’agencement de l’impunité (l’exception) de l’Etat d’Israël sur la mémoire du génocide perpétré par les nazis. A moins que ce ne soit l’inverse – disons donc les interactions denses et perpétuelles entre l’une et l’autre.

On pourrait, en préalable, commenter une certaine prolifération contemporaine de films et œuvres écrites et graphiques, à propos de la Shoah, (en Europe et dans le monde blanc, en un contraste marqué avec le Sud global, ici) en se référant à la problématique générale esquissée par Pierre Nora dans Les lieux de mémoire [4] : plus la Shoah, comme « objet » historique s’éloigne dans le temps, plus le rapport à cet objet se désintensifie, la relation directe, vivante des contemporains avec celui-ci s’amenuisant – ceci en dépit même de la singularité désastreuse de cet objet. Sa constitution comme lieu de mémoire accompagne cette désintensification, l’objet devient un élément du patrimoine, une sorte de monument, à ce titre, il se « refroidit » – le propre du monument, c’est que le passant, à force d’habitude, le côtoie sans y prêter attention. Cependant, de puissantes contre-forces entrent en composition dans la patrimonisation de la Shoah – le « monument » est aussi, sous toutes ses espèces, un mémorial dont la vocation est, précisément, d’être le site de toutes sortes d’actions et de rites de réintensification du souvenir de l’objet ; de re-présentation ou « présentification » de ce qui, tout en appartenant au passé, ne veut pas, ne peut pas, ne doit pas passer – de ce qui ne saurait être abandonné à l’oubli.

Toute œuvre, donc, qui prend pour objet ou met en récit la Shoah aujourd’hui, se situe dans cette configuration : elle enregistre l’éloignement de l’objet (elle contribue à en faire un élément du patrimoine, donc de la mémoire antiquaire), tout en ne ménageant pas ses efforts pour le réintensifier – l’effet mémorial et, au-delà, la contribution à l’effort pour ne pas oublier, voire, dans sa version la plus courante et, souvent, la plus vulgaire (disciplinaire), le « devoir de mémoire ». La zone d’intérêt se situe donc, tout comme Le fils de Saul (film remarqué sorti il y a quelques années, et qui épouse un parti narratif en conflit ouvert avec celui qu’adopte Glazer) dans cette configuration.

Mais ici, comme pour compliquer encore les défis analytiques relatifs aux boucles et circuits de la mémoire collective dans nos sociétés, la question de la surdétermination de ces mouvements et dynamiques par les enjeux idéologiques et politiques est cruciale. Sortant de la projection de La zone d’intérêt, on est porté à se dire : voici un film très habile dans sa fonction injonctive de piqûre de rappel – n’ayez garde d’oublier (au cas où, dans notre actualité tourmentée aux visages multiples, vous seriez tenté de le faire) que la Shoah demeure, pour les temps et les temps et en dépit du temps qui passe, l’événement central de notre actualité historique, dans sa consistance ou dimension désastreuse même – un film d’interpellation, donc, dans sa fonction de réveil de l’objet, indissociable du devoir de mémoire. On se dit : cette fonction de remobilisation, ce film la remplit de manière d’autant plus habile qu’il évite l’écueil de la plongée gore au cœur de l’indicible, l’indescriptible de l’extermination industrielle en acte, les scènes d’horreur autour de la chambre à gaz, un écueil sur lequel se fracasse l’hyperréalisme macabre de Le fils de Saul.

L’efficacité de la remobilisation et de l’interpellation requiert le talent, l’originalité, l’habileté d’un nouveau procédé : celui qui, dans le film de Glazer, consiste à montrer sans montrer, par un usage systématique du hors-champ, de la métonymie – l’indicible de la mise en œuvre de la Solution finale est fictionné par le moyen d’une évocation minutieuse de la vie quotidienne de la famille du bourreau en chef d’Auschwitz, Rudolf Höss – on ne voit rien des horreurs en cours, on en perçoit les échos, plus ou moins distincts, de l’autre côté du mur qui sépare l’usine d’extermination, les chambres à gaz, les crématoires dont on distingue au loin les cheminées d’où se dégage une fumée noire, du jardin fleuri auquel l’épouse du commandant voue tous ses soins.

C’est un procédé cinématographique éprouvé : suggérer le terrible, un crime, un accident, un désastre par le moyen d’un hors-champ qui en « dit » plus, en termes d’intensité, qu’une représentation, en forme de copie réaliste, de la chose – son déroulement, sa mise en œuvre. L’efficacité du procédé est redoublée ici par un moyen rhétorique tant soit peu convenu – pour ne pas dire plus : le contraste sans cesse relancé entre ce que l’on a sous les yeux, le quotidien insignifiant et kitsch d’une famille de parvenus nazis contents de leur sort, engoncés dans la bêtise épaisse et criminelle inhérente à leur condition, et ce que l’on devine (que l’on sait) qui se déroule à quelques mètres de là – l’extermination industrielle des Juifs d’Europe.

En termes de dispositif ou de stratégie mémorielle (d’usage de la mémoire), La zone d’intérêt relève de la même matrice que Le fils de Saul, en dépit de tout ce qui les oppose et les contraste dans les formes narratives : il s’agit bien, dans les deux cas, de reconduire le public (figurant ici le monde des vivants, les contemporains) jusqu’au cœur du désastre – la chambre à gaz ; simplement, l’un réalise cette opération sur un mode apocalyptique et l’autre décalé – les sélections et les exterminations consécutives y sont suggérées par la bande son et, lorsqu’au terme du film la chambre à gaz est enfin exposée – c’est comme lieu de mémoire (reconstitué), dans le camp-musée d’Auschwitz, aujourd’hui. Mais dans les deux cas, il s’agit bien de la même injonction qui est adressée au public : Noli obliviscere, n’ayez garde d’oublier que c’est ici et nulle part ailleurs que se situe, pour les temps et les temps, le cœur du désastre qui nous affecte, qui ne doit jamais cesser de nous affecter. La chambre à gaz comme l’objet sacer – le sacré comme terrible, innommable, et dont nous devons néanmoins célébrer ou plutôt servir pieusement le culte, sans relâche.

Ces films, donc, dans leurs registres respectifs tout à fait contrastés, ne sont porteurs de mémoire que pour autant que celle-ci est associée à des mises en garde, des commandements. Or, il se trouve que ceux-ci, dans leur forme catégorique même, sont aujourd’hui indissociables de la fonction d’interposition entre ces images pieuses et de nouveaux crimes qui s’abritent derrière elles, dans le présent. Ces œuvres et ces images, à leur corps défendant (on l’espère), sont saisies dans une configuration où le crime (la colonisation de la Palestine, avec tous les moyens de plus en plus ouvertement terroristes qui s’y attachent est un crime continué, perpétuel) se met à couvert, derrière la piété.

Impossible d’évaluer la valeur d’art de films comme Le fils de Saul ou La zone d’intérêt en les extrayant de ce contexte. Tenter de le faire, malgré tout, comme s’y essaie sans relâche la critique institutionnelle, cela relève soit, au mieux, de la courte vue, de l’aveuglement, de la candeur entendue ici comme une forme de bêtise, soit, plus probablement, de la duplicité, donc de la complicité rampante ou ouverte avec le crime. La décontextualisation, aujourd’hui systématiquement pratiquée à propos de tous les sujets qui fâchent, est ici comparse du crime – or, celui-ci a désormais un nom, attribué par la moins récusable des instances arbitrales, la CPI – crimes de guerre, crimes contre l’humanité.

Ici encore, la critique qui n’abdique pas et entend ne rien céder à l’air du temps (celui de la Restauration ou de la contre-révolution) sera portée à se diviser, à entrer en rébellion contre elle-même : on ne va tout de même pas se mettre en garde contre toute œuvre qui, aujourd’hui, entreprend de maintenir vivante la mémoire de la Shoah ! Certes, mais, aussi bien, il demeure que la mémoire collective est un territoire dans lequel se livrent d’interminables guerres en vue de l’occupation de la meilleure place, de l’occupation du terrain, pour le dire vulgairement – ce qu’on appelle couramment la concurrence des mémoires. Et sous cet angle, là où la lucidité analytique ne peut éviter de s’allier à une certaine brutalité (ou absence de tact), on sera porté à dire que la guerre pour l’occupation du territoire du génocide (du crime des crimes, de l’indicible, de l’impardonnable...) n’aura jamais autant fait rage qu’à l’heure de Gaza et de la fuite en avant de l’hybris israélienne.

On se sent envahi par des pensées basses – La zone d’intérêt est un film retors plutôt que « grand » et moins encore sublime, d’ailleurs son auteur s’est fait une réputation surtout dans le film publicitaire – il connaît toutes les ficelles de la production des « effets ». On se dit : voilà où nous en sommes, à l’heure où ce qui fait époque, de plus en plus visiblement, c’est Gaza, en tant que Gaza, c’est ce qui démontre l’inconsistance, voire l’insanité de la formule sacramentelle « cultiver la mémoire afin d’éviter que le passé terrible ne se répète » – s’il ne se répète pas en ce moment, qu’est-ce qu’il vous faut... ?

Voilà où nous en sommes, lorsqu’il s’agit de mettre en place les pares-feux destinés à protéger l’honorabilité-quand-même des perpetrators (quel dommage que le mot n’existe pas en français...) : périodiquement, on remet une pièce dans le juke-box mémoriel pour que l’effet d’allègement du crime continu perpétré sous nos yeux (et qui nous embarque) continue de se produire. Il s’agit ici, de rien moins que de contrarier, retarder l’émergence du nom de l’époque : celle de Gaza, de l’expansion de ce nouveau fascisme associé aujourd’hui aux noms des deux étoiles jumelles, des deux astres noirs – Trump-Netanyahou. Ce qui nomme et désigne l’époque, c’est Gaza, ce n’est plus Auschwitz, dans la mesure même où Auschwitz, comme image et enjeu mémoriel, est devenu le recours perpétuel des esclaves de la mémoire et des complices du crime qui ne ménagent aucun effort pour interposer les images du traumatisme passé entre les vivants et ce qui constitue la trame réelle de leur actualité.

Avec tout cela, il reste que La zone d’intérêt est avant tout un film habité par ce motif : l’insouciance, on dirait presque la légèreté de l’être des bourreaux et de leur entourage, leur fallacieuse innocence dont le vrai nom est, bien sûr, leur monstrueuse insensibilité à ce qui se perpètre de l’autre côté du mur, à deux pas de leur jardin fleuri. Or, il se trouve que cette image qui demeure forte, pour ne pas être tout à fait nouvelle (Arendt en a exploré les puissances et les intensités dans son livre sur le procès de Eichmann) se transpose aisément dans le contexte israélien – Israël comme cette vaste zone d’intérêt cool et contente d’elle-même, en immédiate contiguïté avec les territoires de la colonisation conduite au pas de charge, en Cisjordanie, de l’autre côté du mur, précisément, d’une part, et de la destruction systématique de Gaza de l’autre.

Les innocents ravers, à l’aube du 7 octobre, témoins aux yeux vides de l’enfer gazaoui, comme le sont, dans le film de Glazer, les enfants du commandant Höss. La razzia du 7 octobre, vue sous cet angle, réveille le souvenir (ou plutôt l’image) de la révolte du Sonderkommando d’Auschwitz. Ici, distinctement, le film voit son intention de restauration de la mémoire de l’objet sacré lui échapper : La zone d’intérêt fuit vers le présent, quand elle évoque l’insensibilité des bourreaux, des bystanders, plus ou moins directement embarqués par l’Etat criminel – et consentants.


Notes

[1] Sans oublier tout le reste : les attentats ciblés, les bombardements, les incursions armées dans les Etat voisins, jusqu’en Iran.

[2] Norman Finkelstein : L’industrie de l’Holocauste, La Fabrique, 2000.

[3] Vladimir Jankélévitch : L’imprescriptible, Seuil, 1971.

[4] Pierre Nora (collectif, sous la direction de) : Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984-1992.

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