La machine Singer – ou la philosophie sans coutures

Peter Singer, philosophe australien utilitariste, rendu célèbre dans le monde entier par son livre La libération animale (1978), pionnier du mouvement antispéciste et l’un des premiers à avoir introduit la question du bien-être animal dans l’espace de la philosophie, a récemment défrayé la chronique en rendant publique la création de son double en intelligence artificielle. La fonction première de cet avatar est de répondre à sa place aux questions que lui adressent ses lecteurs. A la plus grande satisfaction du promoteur de ce dispositif – témoin, cet échange entre Singer et une journaliste du Monde :

– Vous avez créé votre double en intelligence artificielle (IA), capable de répondre à votre place aux questions que vos lecteurs vous envoient. Vous survivra-t-il ?

– C’est un point très intéressant. Je pense que oui : mon IA continuera à être capable de donner mon point de vue éthique aux questions longtemps après que je serai parti (sic). L’idée me plaît. En trois mois environ, il y a déjà eu 70 000 messages échangés. Elle est plutôt bonne. Elle n’a jamais vraiment commis d’erreurs grossières sur mes opinions. Elle est un peu plus prudente que moi, adoucit certaines des choses les plus controversées que j’ai dites ou écrites. Mais elle n’a jamais dit quelque chose dont je pense catégoriquement : ’Non, c’est faux’. Bien sûr, la mode peut changer, il est possible que mes opinions n’intéressent plus personne. Mais si elles intéressent encore après ma mort, il n’y a pas de raison de ne pas continuer à faire vivre cette IA » [1].

Peter Singer est né en 1946, âgé de 78 ans, c’est donc dans un contexte où « la mort se rapproche » (la formule revient à la journaliste) qu’il met en place ce double, guidé ici en toutes choses par sa perspective utilitariste (« maximiser le bien sur terre ») : dans l’incapacité, à l’évidence, de répondre à tous les lecteurs, commentateurs, critiques qui le sollicitent à propos de son œuvre, il tire parti des avancées récentes d’une nouvelle technologie, l’IA, pour leur donner satisfaction – plutôt que de recourir, comme le faisaient traditionnellement les écrivains et savants célèbres, à une armée de petites mains, secrétaires, plus ou moins qualifiés, ou bien alors, de laisser ce courrier s’empiler dans une alcôve, au grand dam des expéditeurs de ces lettres, frustrés de la réponse espérée.

Les performances de la machine permettent de soutenir des interactions avec un vaste lectorat, ceci jusqu’à l’infini, en principe. 70 000 réponses en trois mois, ce n’est pas une bagatelle. Ce que la machine « maximise » ici en premier lieu, ce qu’elle fait vivre, c’est la notoriété de l’auteur – Singer ne nous dit pas si la machine répond en plusieurs langues, mais ce n’est sans doute là qu’un problème technique, facile à résoudre. La supériorité de la machine sur l’humain, c’est en premier lieu ici sa capacité de faire face au grand nombre. Bien sûr, Singer ne manquera pas de faire intervenir le facteur éthique : la machine donne satisfaction aux lecteurs en leur répondant dans les meilleurs délais plutôt qu’avec un retard considérable – ou pas du tout. La machine est, en ce sens, un dispositif altruiste.

Ceci étant, plusieurs choses m’intriguent dans les brèves réponses apportées par Singer aux questions de la journaliste du Monde. La première est qu’il évoque à deux reprises ses « opinions » – celles-là même dont il nous dit que la machine les promeut auprès de son public, assez fidèlement. Or, on serait plutôt porté à penser qu’un philosophe, y compris lorsqu’il est (comme c’est le cas de Singer) un personnage public renommé, se distingue d’autres personnages publics (comme le politicien notamment) par le fait que son discours, enseignement, livres, etc. ne se place pas sous le régime de l’opinion, mais sous celui de la recherche, de la pensée, de l’agencement des idées et des concepts, de la critique qui elle-même enchaîne sur ces idées et ce mode, spécifiquement philosophique, d’exercice de la pensée. Quand il fait cours, un philosophe n’est pas censé énoncer ses « opinions », mais enseigner des doctrines philosophiques et faire vivre le mode spécifiquement philosophique de la pensée. Tout au contraire, la règle voudrait plutôt qu’il retienne ses opinions personnelles, actualisant ainsi la distinction entre ce qu’il est en tant que personne privée et ce qu’il est dans l’exercice de sa fonction – enseignant en philosophie.

En déplaçant le philosophe du côté de l’opinion, Singer abolit en vérité la frontière qui sépare la philosophie de la sphère de la communication. Placée sous le régime général de l’opinion ou des opinions, la philosophie tend à devenir une forme de journalisme – un journalisme chic ou distingué, à valeur ajoutée (des « idées »), mais dont le milieu naturel ne serait plus tant la recherche, l’Académie (au sens anglo-saxon du terme), mais la communication ; là où ce qui va prévaloir, donc, c’est l’immédiateté des échanges entre l’émetteur du discours et ses récepteurs et non pas le temps long de la philosophie – les doctrines complexes, les concepts difficiles, les idées nouvelles se fraient leur chemin lentement, la postérité tarde à prendre la mesure d’une philosophie vraiment nouvelle.

Ensuite, je suis interpellé par ce que dit Singer à propos de la fiabilité de la machine : en gros, il lui arrive de simplifier, d’édulcorer un peu sa pensée, mais jamais de la travestir, elle n’est, dans ses réponses aux lecteurs, jamais complètement à côté de la plaque. Ce qui nous conduit à nous interroger : de quoi est faite la compétence ou la performativité de la machine ? De la qualité de son programme, à l’évidence, du stockage et de l’agencement des données qui lui ont été fournies (par Singer et son équipe, renforcée par des ingénieurs en IA) et qui lui permettent de répondre sans coup férir à toutes les questions, demandes d’élucidation, commentaires et objections adressés par les lecteurs (on devrait dire ici plus précisément : le public, incluant donc, pour une part variable, des auditeurs et des spectateurs ayant entendu parler Singer sur un média, voire ayant entendu parler des opinions de Singer par un tiers. Ainsi adaptée aux conditions de la machine et de son programme, l’œuvre du philosophe se trouve transformée en corpus. Celui-ci est nécessairement fixe, statique, intégré, voué donc à réduire autant que faire se peut, voire éliminer les changements, les évolutions, les tensions, les repentirs qui, généralement, parcourent la pensée d’un philosophe, en tant que celle-ci est inscrite dans la durée, qu’elle n’est pas rigoureusement homogène, qu’elle se déplace, est éventuellement placée sous le régime des topiques, etc.

Ce dont Singer semble se satisfaire, ce dont il crédite la machine, c’est sa capacité à fournir des réponses de cette espèce : « sur ce point, je pense que… » – mais la pensée, ici, va se trouver facilement réduite aux conditions d’un catéchisme. Il est infiniment peu probable que la machine dispose des ressources pour se lancer dans un long argumentaire placé sous un signe comme celui-ci : « Sur ce point, j’ai évolué et révisé ma position… ». La machine est programmée pour utiliser une pensée ou une œuvre philosophique comme une banque de données – ce qu’en principe celle-ci n’est pas du tout supposée être – le problème étant que, dans le cas présent, c’est le penseur lui-même qui procède à ce retraitement ou cette mise aux normes de l’IA de sa propre pensée et de son œuvre.

Ce qui disparaît, avec ce reconditionnement, c’est le travail de la pensée, le mouvant, le déplacement de la réflexion et de la recherche, inscrits dans la durée.

On n’imagine pas l’œuvre d’un philosophe comme Foucault soumise à un tel traitement, destiné à la production de cet avatar en intelligence artificielle, incollable. C’est que le travail de Foucault présente une multitude de facettes, qu’il a varié, qu’il porte la marque d’un parcours accidenté, caractérisé par toutes sortes de changements de terrain, de seuils, de ruptures et de discontinuités. Si bien que, dans son cas, la question du lecteur formulée dans ces termes conventionnels – « que pensez-vous de… ? » « Comment voyez-vous tel problème ? » « quelle est votre position face à tel ou tel objet ? » appellerait chaque fois une mise en situation : à quel Foucault vous adressez-vous ? Celui de L’histoire de la folie à l’âge classique ou bien celui du Souci de soi ? Ou bien un autre encore ? Ici, la probabilité est forte que la machine ne soit pas équipée pour se tenir à la hauteur du mouvant, élément constitutif d’une pensée philosophique. Plutôt que prendre en compte la variabilité de la pensée, elle enregistre probablement quelque chose comme une pensée moyenne – celle-là précisément dont Singer nous dit qu’elle tend parfois à arrondir les angles de ses « opinions », sans pour autant les trahir.

Mais sans doute est-ce là le pire qui puisse arriver à une pensée philosophique forte, à une œuvre originale : que sa réception et sa diffusion, plutôt qu’en prolonger le tranchant, qu’en valoriser le sagittal, en arrondisse les angles de façon à la rendre recevable dans le champ de l’opinion, compatible avec le sens commun d’une époque, présentable dans les espaces de la communication légitimée. Que la philosophie, au fil de cette transmigration, devienne donc doxique, pour l’essentiel. C’est, d’une certaine façon, à ce processus de domestication et d’apprivoisement que les philosophies apparues comme dangereuses, scandaleuses, incompréhensibles dans le temps de leur surgissement (rugissement ?) sont inexorablement reconditionnées comme savoirs transmissibles en entrant dans l’espace de l’enseignement scolaire.

Mais, en entrant dans ce champ de réception, elles échappent distinctement à leurs auteurs – généralement, d’ailleurs, ceux-ci sont morts lorsque leur pensée devient matière scolaire. Ici, il s’agit d’autre chose : c’est le philosophe lui-même qui chosifie sa propre pensée en prenant l’initiative du lancement de son avatar en IA. C’est lui qui s’expose à l’objection qui nous vient à l’esprit lorsque nous lisons l’entretien dans lequel il fait la promotion de ce dispositif : au fond, donc, il semblerait que, dans la durée, votre pensée n’ait pas beaucoup varié, ce qui, formulé en mauvaise part ou péjorativement, se dirait : vous avez toujours répété la même chose… hypothèse, pour un philosophe dont l’œuvre s’étend sur plus d’un demi-siècle, tant soit peu déprimante…

Singer ne voit pas simplement ce dispositif comme utile dans le présent – à l’approche des quatre-vingts ans, le philosophe fatigué ne se sent pas en état de faire face au volume considérable de courrier qu’il reçoit. Il le voit aussi comme un dispositif d’avenir : la machine va, selon toute probabilité, continuer de fonctionner après sa mort, continuer à promouvoir sa pensée après sa disparition. Une perspective qui, bien sûr, modifie considérablement les conditions de la réception de l’auteur. Dans les conditions traditionnelles, la disparition de l’auteur interrompt brutalement toute espèce d’interaction directe entre celui-ci et ses lecteurs ou, plus généralement, son public. Demeurent les textes, l’enseignement de sa pensée ou ses doctrines et l’action de ses disciples, ou, inversement, de ses critiques et adversaires – l’ensemble constituant le champ de réception de sa pensée et son œuvre post-mortem. Un champ parcouru de tensions. La publication de quelques écrits posthumes vient souvent réveiller l’actualité de cette pensée, sans jamais abolir la rampe qui sépare deux mondes : celui dans lequel s’active le philosophe vivant et celui dans lequel s’exercent les effets de son legs, par-delà sa disparition.

Dans la configuration nouvelle qui s’établit avec l’apparition du double AI de Singer et la perspective de la pérennité de celui-ci au-delà de la mort de l’auteur, les choses se présentent très différemment : l’avatar en intelligence artificielle va continuer à soutenir les « opinions » du philosophe comme si celui-ci était toujours de ce monde, en continuant de répondre aux questions posées par le public au temps présent : « Je pense que… ». Ce n’est pas seulement la petite musique de l’immortalité qui devrait retenir notre attention ici – Singer n’est pas assez naïf pour penser que la simple existence de la machine suffit à lui en assurer la garantie, encore faudra-t-il, suggère-t-il, qu’il affronte l’épreuve de la postérité, laquelle n’est pas soluble dans des questions d’appareillage, aussi performant celui-ci soit-il.

Le défi premier qui se présente ici est bien celui de l’actualité – du rapport qui s’établit entre une pensée devenue inerte au sens où elle n’a plus la capacité de s’agencer sur une actualité en déplacement et réagencement constants, et le présent ainsi entendu : l’aujourd’hui, l’à-présent – avec, en ligne d’horizon, la question sans cesse reprise : que se passe-t-il aujourd’hui ? – et qui en établisse la singularité, à la différence d’hier ou avant-hier ? Il est infiniment improbable que la machine soit dotée de la capacité de réagencer en permanence la pensée (devenue statique, du fait de la mort du penseur) sur les conditions de l’actualité. C’est en effet que celle-ci n’est pas seulement soumise aux conditions du flux, elle est faite surtout d’une succession de configurations soumises au régime de l’hétérogénéité.

La question est donc celle des prises qu’une pensée achevée (au sens où elle ne se continue plus comme pensée vivante) peut exercer sur une actualité qui, elle, est placée sous un tout autre régime, le vivant de l’évolution, des mutations, du changement, de l’innovation, des ruptures et changements de tableau. Dans les conditions traditionnelles, ce sont les successeurs (auto-institués) du philosophe qui s’efforcent de mettre en valeur, après la disparition de celui-ci, l’ « actualité » durable ou renouvelée de sa pensée face au présent et aux nouvelles conditions de celui-ci. Mais cet effort suppose tout un travail d’interprétation, de redéploiement, de commentaire, de reprise et de relance de l’œuvre – la tâche propre qui revient à ceux qui sont inspirés par l’œuvre en question et inscrivent leurs propres recherches dans sa continuité.

Mais le programme de la machine ne lui permet selon toute vraisemblance pas de se tenir à la hauteur d’une telle ambition. Face au présent changeant, elle sera probablement vouée à ressasser l’œuvre du philosophe mort, le décalage entre cette œuvre figée dans ses termes et le monde de représentations qui l’enveloppe allant toujours croissant. Ce n’est certainement pas la machine qui fera vivre la pensée de Singer par-delà sa mort. En tant que dispositif destiné à synthétiser la pensée du philosophe, à la rendre accessible à un public plus vaste que celui des spécialistes, la machine ne l’emporte sans doute pas particulièrement sur un de ces ouvrages qui nous sont familiers et dans lesquels un spécialiste présente au public un auteur, qu’il soit contemporain ou classique.

Ce qui fait la différence entre le double IA de Singer et ce dispositif traditionnel, c’est, outre la valeur automatiquement ajoutée par l’innovation, le passage de l’ère du livre à celle du digital, avec les mutations qui en découlent dans les formes d’interactions : la machine répond « personnellement » à qui la questionne – mais c’est un simulacre, une opération rendue possible par l’intelligence artificielle. La machine n’a pas plus d’âme et de sensibilité que le livre. Mais ce qui importe ici, c’est l’impression suscitée – le lecteur pose sa question, l’adresse à « Peter Singer », version IA, et le double répond dans des formes qui entretiennent l’illusion d’une relation personnelle, directe (du genre : « Bonjour, Tartempion, merci beaucoup pour votre question très intéressante… ».

Ce qui est en jeu ici, c’est donc la captation de l’attention – le dispositif mis en place par Singer et (entouré non seulement des plus futuristes, mais bien des plus vertueux des motifs) est bien inclus dans le champ du marché de l’attention. Sur ce point, il faut bien reconnaître que ce dispositif bat le livre à plate couture. Jamais aucun livre consacré à l’auteur Singer et à sa pensée ne pourra retenir l’attention du public non spécialisé comme peut le faire la machine, avec son aptitude à interagir en créant du lien avec ceux qui s’adressent à elle. Le livre est inerte comme la machine apparaît « vivante », d’une manière parfaitement illusoire. Il existe bien quelques fictions dans lesquelles des livres accèdent à la condition de personnages (comme dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury), mais il faut bien reconnaître qu’en la matière, la machine-Singer (qui agence du discours philosophique sans coutures visibles) est inégalable, du fait de sa capacité dialogique : l’illusion de l’échange, le simulacre de l’interaction, la capacité de la machine à répondre à des question et à entrer dans une apparence de conversation, tout ceci tend à la faire exister comme personnage. La machine dorlote ceux qui s’adressent à elle, comme aucun livre ne saura jamais le faire.

Ce qui se profile ici derrière l’utilité, c’est la séduction : se projetant dans l’au-delà de sa disparition, Singer invente une machine intelligente dont il espère que les performances lui permettront de continuer à séduire le public en surmontant l’inconvénient majeur de son absence définitive. Le péché d’orgueil est ici caractérisé : en principe, le philosophe anticipant sur sa disparition ne peut guère se projeter au-delà de cette projection : la postérité tranchera et c’est à elle qu’il reviendra, dans tous les cas, de m’attribuer (ou non) ma place dans le panthéon de la philosophie. Le destin de mon œuvre ou, tout simplement, de mon travail et de mes écrits, cela se situe résolument hors de ma portée. Il n’est rien de plus pathétique que la figure du philosophe qui entreprend de se poser en gardien ou en fonctionnaire de sa propre pensée. Même la sénilité n’est pas ici un alibi recevable. Or, le dispositif que Singer met en place, avec sa prodigieuse machine l’incline inévitablement dans ce sens.

La machine-Singer, elle, entend bien prendre l’avenir en otage en faisant parler et interagir le philosophe mort avec ses lecteurs vivants. C’est une sorte de magie blanche, au fond, l’IA se substituant ici aux tables tournantes. Toutes les époques ont leurs superstitions. En voici une qui n’est sans doute pas très nocive – juste un peu niaise, peut-être…


Notes
[1] « Peter Singer, philosophe :’ J’accepte mieux l’idée que nous ne sommes pas des êtres purement rationnels », propos recueillis par Valentine Faure, Le Monde, 5/01/2025.

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