C’est une petite musique que ne se lasse pas de nous faire entendre le nouveau président taïwanais, entré en fonction le 20 mai 2024 : il n’est d’ores et déjà plus nécessaire que l’indépendance de Taïwan fasse l’objet d’une proclamation solennelle, la République de Chine (R.O.C., la dénomination officielle de Taïwan) étant déjà un État indépendant et donc souverain. Inutile, donc, de proclamer une indépendance qui existe déjà sous la forme d’une souveraineté établie. Ce motif était déjà largement déployé sous la présidence précédente, celle de Tsai Ing-wen, mais il se trouve, sous l’égide de Lai, accentué et, pour ainsi dire, officialisé – il est désormais gravé dans le marbre de la doctrine officielle de l’État taïwanais.
Le corrélat, découlant directement de cette définition de l’indépendance comme égale à la souveraineté, trouve sa formulation officielle dans l’énoncé suivant, concernant la question décisive des relations entre Taïwan et la Chine continentale (la République populaire de Chine) : la R.O.C. n’est pas, comme entité souveraine, davantage subordonnée à la République populaire de Chine (R.P.C.) que celle-ci l’est à la précédente. Ni l’une ni l’autre entité n’est subordonnée à l’autre – cette formule est désormais devenue, dans la bouche des dirigeants taïwanais issus du parti indépendantiste D.P.P., tout aussi invariable et sacramentelle que celle qui établit une chaîne d’équivalence entre indépendance et souveraineté. Dépliée et explicitée, elle se prolonge ainsi : la R.O.C. et la R.P.C. sont deux entités souveraines et séparées, entièrement distinctes. En d’autres termes, le motif général et principiel d’une Chine unique, établi au fondement des accords de reconnaissance mutuelle entre la Chine et les puissances occidentales et autres (notamment le Japon) dans les années 1970, au fondement de son entrée à l’ONU (et au Conseil de Sécurité), plus généralement encore, de son entrée dans le « concert des nations » – ce motif est désormais, de fait, quelles qu’en soient les déclinaisons et interprétations, implicitement proclamé nul et non avenu par les autorités taïwanaises.
Dorénavant, la seule question en débat serait alors de savoir si l’on peut considérer qu’il existe deux « Chines », l’une continentale et l’autre insulaire, distinctement séparées, ou bien alors s’il faut définitivement délier l’entité souveraine « Taïwan » du signifiant « Chine ». Trancher entre ces deux options, cela demeure actuellement hors de la portée des dirigeants taïwanais, ou plutôt, il s’avère à l’examen que le choix en faveur de l’un ou l’autre doit demeurer durablement suspendu, pour des raisons sur lesquelles il nous faudra revenir. Donc « insularisme » forcené d’un côté, emblématisé par la représentation officieuse de l’île verte (couleur fétiche des indépendantiste), et de l’autre, persistance de la dénomination officielle – Republic of CHINA –, avec son emblématique officielle, issue en droite ligne du régime instauré par Chiang Kai Chek, lui-même issu en droite ligne de l’histoire chinoise du XXème siècle – la proclamation de la République en 1911, la lutte contre l’occupation japonaise, la guerre civile perdue par le Kuomintang contre les communistes chinois…
Les deux formules qui visent à donner force de loi à la doctrine présente des indépendantistes au pouvoir à Taipei ont notamment pour fonction de jeter un voile sur les incertitudes, les apories, les incohérences, les contradictions qui se relèvent constamment dans le discours des élites politiques et des gens de l’État dès lors que sont abordées les questions relatives à l’histoire de l’île, à sa population, à son statut, à ses prismes identitaires. Ces énoncés ont une fonction avant tout performative : ils visent à faire prévaloir comme vérité au-dessus de tout soupçon et de toute discussion ce qui, en pratique, est constamment démenti par ce qui constitue la quintessence du « problème » taïwanais : l’impossibilité de faire coïncider les complexités et les paradoxes de l’île, dans son histoire comme dans sa culture, avec quelque grille théorique ou appareil conceptuel d’importation que ce soit – à commencer par la notion clé, forgée à l’épreuve de l’histoire européenne et occidentale, d’État-nation ; plus les indépendantistes taïwanais ressassent le motif de la nation taïwanaise, plus la réalité politique et humaine de l’île se dérobe à cette projection.
Le moment décisif de l’opération discursive conduite par la nouvelle administration taïwanaise repose donc sur un coup de force distinct – la mise en équivalence des notions d’indépendance et de souveraineté. C’est la base du storytelling indépendantiste boosté, dopé, qui s’est mis en place avec l’accession de l’indépendantiste militant Lai à la magistrature suprême. Or la construction de cette chaîne d’équivalence dont le débouché nébuleux demeure constant – Taïwan, ce n’est pas du tout la Chine tout en étant quand même un peu la Chine (la Republic of CHINA) repose sur un artifice cousu de fils blancs.
En effet, Taïwan est bien une puissance ou une entité politique indépendante, de fait, depuis que Chang Kai Chek a pris possession de l’île avec les débris de son armée et de l’administration demeurée loyale aux « nationalistes », après sa défaite face aux forces communistes sur le continent. Les fondements réels de cette indépendance de fait sont aisément vérifiables : Taïwan est doté de son propre système politique, de son administration, de tous les éléments qui caractérisent un État moderne, une monnaie, une armée, une police, une fiscalité, les habitants de ce pays voyagent à l’étranger dotés de passeports taïwanais, etc. Jusqu’au tournant majeur qu’a représenté l’entrée de la Chine continentale dirigée par le Parti communiste chinois dans la communauté internationale, suite notamment à l’établissement de relations diplomatiques avec les Etats-Unis et les principales puissances occidentales, la Republic of China repliée à Taïwan continuait, formellement, à incarner la souveraineté chinoise et c’est à ce titre qu’elle siégeait à l’ONU.
Après que Chang Kai chek (et donc la R.O.C.) claque la porte de l’ONU en 1971, suite à l’entrée de la République populaire de Chine dans cette arène, la situation change du tout au tout : non seulement la R.O.C perd, aux yeux de la plupart des États et nations du monde son statut de représentante ou incarnation de la souveraineté chinoise, mais elle voit se défaire ses relations diplomatiques avec tous les pays qui en établissent avec la Chine continentale. C’est là le point d’inflexion décisif où l’on voit l’indépendance de facto de l’île se délier de la souveraineté à proprement parler. L’indépendance de Taïwan est bien saisie dans sa quintessence lorsqu’elle est couramment définie comme de facto. Cette formule désigne bien une réalité tangible, un statut réel, celle d’une puissance étatique qui, de fait, se gouverne elle-même et se distingue à ce titre de toute autre. Mais cette réalité se définit précisément comme pur et simple état de fait résultant d’un fait accompli – à la fin de la guerre civile, Chang Kai Chek et les débris de sa puissance se sont repliés sur l’île de Taïwan à nouveau partie intégrante de la République chinoise depuis 1946, et les communistes, vainqueurs de la guerre civile, ont été dans l’incapacité de l’en déloger.
Le problème est qu’entre cet état de fait, résultant de l’enchaînement de circonstances connues et l’existence d’une souveraineté à proprement parler, légitime aux yeux du monde, se maintient, aujourd’hui comme hier un gouffre qu’aucune opération rhétorique, aussi insistante soit-elle, ne saurait combler.
Depuis que la R.O.C. a quitté les Nations unies et n’entretient plus de relations diplomatiques avec l’immense majorité des pays composant la communauté internationale, sa situation est constante, dans ses fondements juridiques : la R.O.C. n’est pas reconnue comme un État souverain, partie intégrante de la communauté internationale – ou plutôt elle ne l’est, de façon toute résiduelle, que par une poignée d’États dispersés sur tous les continents, aucun d’entre eux n’étant une puissance de premier plan. La R.O.C. ne fait pas partie de la plupart des organisations internationales rattachées à l’ONU, elle n’est pas signataire des grandes conventions internationales – même si elle « reconnaît » certaines d’entre elles. Dans les grandes compétitions sportives internationales, ses représentants concourent sous l’étiquette baroque de « Chinese Taipei »…
Or, nous vivons dans un monde où les relations entre peuples, nations, États ont pour prémisse la reconnaissance mutuelle des souverainetés. En l’absence massive de reconnaissance d’une entité (d’une puissance) collective par les autres souverainetés composant ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale, cette entité n’a pas elle-même le statut d’une souveraineté. C’est qu’il ne saurait exister de souveraineté incomplète ou partielle, cela découle de la définition première de la souveraineté selon la tradition philosophique et politique même à laquelle cette notion est empruntée : comme le dit Bodin, dans les Six livres de la République, « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République ». Or, dans un monde qui est fondamentalement une composition de souverainetés, la reconnaissance d’une souveraineté par les autres est un élément premier, constituant de « ce caractère absolu » dont parle Bodin. En d’autres termes, et ce point est crucial, une souveraineté qui n’est pas reconnue comme telle par l’immense majorité des autres souverainetés n’est pas simplement une souveraineté plus ou moins déficitaire ou imparfaite – ce n’est pas une souveraineté du tout.
La notion de souveraineté incomplète est fondée sur une contradiction dans les termes, c’est une absurdité.
Dans la tradition philosophique et politique européenne, dans laquelle est entièrement enveloppée la notion même de souveraineté, se repère un seuil de modernité tout à fait déterminant : celui sur lequel fait son apparition le motif du contrat, lequel se déploie sur la ligne d’horizon de la reconnaissance et de l’engagement mutuels. Ici se produit une bifurcation majeure, annoncée déjà chez Machiavel, selon laquelle il ne suffit pas à une puissance qu’elle s’affirme par la force, encore faut-il qu’elle soit reconnue, c’est-à-dire perçue comme légitime par d’autres puissances ou entités, quelles qu’elles soient. On passe ici d’un domaine ou plan de réalité à un autre, du monde de la force à celui du droit. La reconnaissance d’une puissance par une autre ou d’autres, c’est ce qui permet d’inscrire leurs relations dans un horizon contractuel – elles sont désormais fondées à établir des pactes, des traités, à prendre des engagements fondés sur des principes, des éléments de droits et aussi, élément fondamental, la confiance.
C’est dans cet horizon seul que la souveraineté prend pleinement son sens. Elle ne devient, dans l’histoire européenne puis dans celle du monde, un principe d’ordre, un facteur instituant et une référence supposément universelle qu’à la condition d’être solidement agencée sur cette discursivité – une souveraineté n’existe à proprement parler que dans sa relation à d’autres et elle n’existe vraiment qu’à la condition d’être légitimée – or le principe même de la légitimité est qu’elle est indissociable de la reconnaissance, laquelle fonde les formes contractuelles – une souveraineté autolégitimée, cela n’existe pas.
En ce sens, il n’existe pas de souveraineté qui soit entièrement dissociée d’une « fiction », c’est-à-dire d’un récit – or, le propre d’un récit, d’une « histoire » est d’être partagé/partageable. Le récit de l’aspirant à la souveraineté qui s’en va clamant à tout-va « Je suis souverain, je suis souverain... » et que personne n’écoute, et que personne ne reprend à son compte, un tel récit autarcique et impropre à voler « de bouche en bouche » (Walter Benjamin) est nul et non avenu. En d’autres termes : une fiction ne peut produire du réel et surtout, ici, du droit, qu’à la condition de devenir un récit en partage. Le mot fiction, dans cette acception pleine et positive, ce n’est pas ce qui s’oppose à la réalité, c’est ce qui place celle-ci sous le régime de la loi ou du droit. Mais, encore une fois, à la condition expresse que cette fiction doit être adoptée par des auditeurs qui en deviennent à leur tour des narrateurs et qu’elle vienne ainsi à faire autorité et à établir une réserve de légitimité. Bref, il ne suffit pas de s’époumoner à clamer « Je suis souverain ! » pour créer de la souveraineté, encore faut-il que la reconnaissance suive – et c’est cela, précisément, qui demeure hors de la portée du rhéteur – s’il clame dans le désert, si ses paroles tombent dans le vide, si les actes de reconnaissance ne suivent pas, rien ne change à sa condition, il demeure astreint, indéfiniment au régime du de facto.
C’est ici précisément que l’opposition entre de facto (l’indépendance) et de jure (la souveraineté) prend tout son sens. Les gouvernants taïwanais d’aujourd’hui auront beau dire et beau faire, s’activant sans relâche à combler de formules sacramentelles le gouffre qui sépare l’une de l’autre, il demeurera qu’une souveraineté de facto, fondée sur la seule factualité de l’indépendance mais dépourvue de reconnaissance internationale et donc de statut juridique distinct en droit international, c’est un OVNI, cela ne saurait exister, à rigoureusement parler. Il faut s’arrêter ici un instant sur le paradoxe constitutif de la souveraineté telle que la définit la tradition philosophique et politique européenne : elle découle bien de l’affirmation d’une volonté, donc à ce titre d’un acte pur par lequel une puissance émerge et s’affirme dans le monde, se présente et entend faire valoir ses droits aux yeux du monde. Mais d’un autre côté, dans ce même monde où la souveraineté ne peut exister que sous le régime de la pluralité, de la multiplicité (la notion de souverain du monde n’ayant jamais eu cours et étant inconcevable, c’est d’ailleurs ce qui distingue la souveraineté humaine de la souveraineté divine qui, elle, est placée sous le signe de l’Un), cette souveraineté qui s’affirme et se déclare (d’où l’importance de la proclamation de souveraineté) ne peut exister pleinement qu’à la condition d’être légitimée par d’autres, qui lui sont égales en droit, au fil d’un processus de reconnaissance.
La souveraineté est bien, comme dit Carl Schmitt, un concept théologico-politique, la souveraineté humaine étant calquée sur la souveraineté divine, mais en même temps, la première se distingue radicalement de la seconde en étant astreinte au régime du multiple tandis que la première n’est concevable, dans une perspective occidentale associée au monothéisme, que placée sous le régime de l’Un. Même le souverain de l’Empire du Milieu (l’Empereur de Chine) sait que son royaume a un dehors et qu’il ne coïncide pas avec la totalité du monde humain, il sait qu’il y a, en ce monde, des mondes humains hétérogènes – la raison pour laquelle il accueille à sa cour les savants pères jésuites venus d’Europe.
On voit donc bien ici que, dans la condition souveraine humaine, s’enchevêtrent de la manière la plus paradoxale qui soit et l’absolu et le relatif (le relationnel). L’absolu, c’est tout ce qui relève du performatif de la proclamation et de la création, tout ce qui enracine la souveraineté dans l’affirmation et le fait accompli ; le relatif, c’est tout ce qui se déploie dans l’horizon de la reconnaissance, donc de la légitimation. Cette tension recouvre celle qui existe entre le temps de l’apparaître, du naître-au-monde, qui est au fond celui de l’instant, et celui de la permanence, celui de la durée. Ce sont deux modalité du temps qui entretiennent entre elles la plus forte des tensions, tensions que l’on repère dans le destin de toutes les révolutions modernes – la révolution-événement, surgissement, affirmation d’une force nouvelle, et la révolution s’instituant comme puissance, pouvoir, État, s’établissant dans la durée, ce qui passe toujours par l’étape de sa reconnaissance par les autres souverainetés.
Toutes les révolutions du XXème siècle qui n’ont pas été des coups d’éclat éphémères ont connu ce processus, à commencer par la Révolution russe et la Révolution chinoise.
Dans tous les cas, une souveraineté ne saurait se contenter, pour exister pleinement, de s’autoriser d’elle-même, de s’affirmer, se déclarer et se proclamer, dans un monde dont la règle n’est pas la juxtaposition des souverainetés comme objets séparés, mais leurs perpétuelles interactions, dans un monde réticulaire où les relations entre les souverainetés ne cessent d’osciller entre paix et guerre. Dans un tel monde, la reconnaissance ne peut être considérée que comme un élément constituant et non pas accessoire de la souveraineté. Les formes juridiques donnent à la reconnaissance un caractère explicite, contractuel, elles tendent à la précision, elles ont une fonction instituante – d’où l’importance des normes et usages fixés et reconnus par l’ensemble des composantes de la communauté internationale – existence d’ambassades, échanges d’ambassadeurs, protocole – tout le domaine de la rationalité diplomatique qui permet de codifier les relations entre souverainetés (et non pas simplement, comme on le dit couramment, « États »).
En l’absence de ces procédures de reconnaissance formelle, une souveraineté donnée n’est liée par aucune convention ni obligation à l’endroit d’une puissance ou entité dont elle n’a pas reconnu la légitimité. C’est la raison pour laquelle la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis se considèrent, après le renversement du régime tsariste, comme fondés à envoyer sur le territoire de la Russie des corps expéditionnaires destinés à soutenir les armées blanches – ces nations ne reconnaissent pas le gouvernement bolchevik et considèrent donc ce pouvoir de facto comme illégitime. C’est la raison pour laquelle la Serbie, aujourd’hui, se refuse à reconnaître le Kosovo indépendant – ce faisant, elle se réserve le droit d’intervenir par tous les moyens possibles, y compris armés, en cas de conflit ouvert entre majorité albanaise et minorité serbe sur ce territoire. Le Kosovo est bien, comme Taïwan, de fait, un État « indépendant », quoique fort dépendant de ses protecteurs (OTAN, Europe communautaire, Etats-Unis...), mais, en l’absence de sa reconnaissance formelle par une partie non négligeable de la communauté internationale, dont des poids lourds comme la Russie et la Chine, sa souveraineté demeure litigieuse, flottante, son statut demeure indéterminé, en l’absence même d’un siège à l’ONU. Or, comme souligné précédemment, il n’existe pas de souveraineté inachevée. Une souveraineté à laquelle il manque même « un petit quelque chose » n’est pas une souveraineté.
Ce qui est vrai ici du Kosovo l’est a fortiori de Taïwan – ce n’est pas un « petit quelque chose » qui lui manque, mais bien ce maillon essentiel qu’est la reconnaissance internationale, y compris (à la différence du Kosovo) celle des principaux États composant le bloc occidental hégémonique. C’est sans doute la raison pour laquelle il n’existe pas, entre la R.O.C. et les pays qui, pourtant, se manifestent de façon toujours plus bruyante comme ses protecteurs, de traités d’assistance mutuelle, militaire notamment, engageant formellement et publiquement ses signataires, traités dont la version classique est le pacte établi entre la France, la Grande-Bretagne et la Pologne à la veille de la Seconde guerre mondiale et dont l’existence a automatiquement entraîné l’intervention des deux premiers au côté de la dernière lorsque celle-ci a été attaquée par l’Allemagne nazie : c’est que, la R.O.C. n’étant qu’une réalité, une puissance « de fait », l’aide qui lui est apportée ne peut être que de même espèce – matérielle, militaire, politique, diplomatique – le tout se maintenant en deçà de l’acte formel que constituerait un traité, un pacte, une alliance formels. C’est que la signature d’un tel acte de forme juridique aurait automatiquement valeur de reconnaissance de la souveraineté de la R.O.C., en infraction du principe général admis d’une seule Chine, principe auquel ils ont formellement souscrit lorsqu’ils ont établi des relations diplomatiques avec la R.P.C... Une telle infraction constituerait alors un casus belli, délibérément provoqué par les puissances soutenant Taïwan, avec la Chine continentale.
C’est la raison pour laquelle toute l’aide apportée par le camp occidental à Taïwan persiste à être, elle aussi, de facto dans son principe. Ce qui en fait aussi la fragilité – elle ne repose sur aucun engagement formel, à long terme. D’où la panique morale qui s’empare des élites indépendantistes taïwanaise lorsque Trump, à l’occasion d’une de ses habituelles vitupérations incontrôlées, déclare que le soutien apporté à Taïwan par les Etats-Unis pourrait être remis en cause si l’État et le contribuable taïwanais ne consentent pas à mettre la main à la poche en contrepartie. Le syndrome du lâchage sans préavis de Taïwan par le plus puissant de ses protecteurs, tel qu’il se développe alors, est la conséquence directe du caractère nécessairement informel du soutien apporté. Il met sur la piste du statut réel de la R.O.C. dans cette configuration : non pas celui d’un allié des Etats-Unis mais bien d’un protégé, d’un proxy, d’un client. En d’autres termes, si les Etats-Unis s’engageaient politiquement et militairement dans un conflit avec la Chine dont Taïwan serait l’enjeu, ce serait simplement en tant qu’ils considèrent l’île comme une chasse gardée, un bastion avancé en mer de Chine, pour des raisons d’opportunité stratégique – nullement en vertu d’un contrat liant deux souverainetés. On est bien là dans le domaine des rapports de force, pas dans celui d’un ordre fondé sur quelque forme de droit que ce soit.
Ce sont ces évidences massives que vise à masquer l’intense brouillage discursif mis en œuvre par les dirigeants indépendantistes taïwanais lorsqu’ils mettent en avant la chaîne d’équivalence à laquelle ils entendent donner force de loi : indépendance, souveraineté, autodétermination, non-subordination... Il est vrai que cette sophistique se déploie dans un contexte général favorable où le droit international est constamment mis à mal et bafoué tant par les barons que les enfants gâtés de l’hégémonie (Les Etats-Unis et Israël en tout premier lieu) et où, du coup, les jalons disposés par ce droit ont cessé d’être des points de repères solides et reconnus par tous – où les souverainetés sont piétinées par ceux qui en ont les moyens et où les résolutions adoptées par la communauté internationale sont soit ignorées soit appliquées à sens unique, au profit des « sanctions » adoptées par les maîtres du jeu ; ce monde toujours plus ouvertement émancipé, pour le pire, des règles censées fonder l’ordre international est aussi celui dans lequel on assiste à la montée en force de méga-entités supra- ou extra-étatiques, des puissances économiques transnationales boostées par le nouveau capitalisme, des blocs de puissance politiques, économiques et militaires comme l’Union européenne ou l’OTAN. L’affirmation croissante de ces nouveaux blocs de puissance (la guerre en Ukraine est, dans son fond, un conflit militaire entre la Russie et l’OTAN plutôt qu’une guerre entre voisins) tend à rendre nébuleuse la question de la souveraineté. Les abandons, francs ou masqués, de souveraineté se multiplient, tout se passant comme si le monde présent était engagé dans un processus de retour à cette sorte d’état de nature où n’existent que des rapports de force – ici non pas entre des individus mais plutôt des blocs de puissance.
Le moindre des paradoxes n’est pas que ceux-là même qui sont les activistes les plus acharnés au service de cette régression soient les mêmes qui ne cessent d’abriter leur politique de jeux de force et de faits accomplis derrière l’invocation de l’ « ordre » international, du droit international. C’est précisément dans ce chaos organisé, où tous les repères fondateurs de l’ordre international tendent à s’estomper qu’il importe de restituer le sens de la notion de souveraineté – ce qui ne veut pas dire en faire un fétiche ou une potion magique [1]. Mais cela demeure un fait : c’est, à partir du XVIIème siècle, sur un système agencé en souverainetés que s’est construit l’ordre européen, et, par extension, l’ordre mondial. Bien sûr, dans sa genèse même, cet ordre est biaisé du fait principalement de la constitution des empires coloniaux européens puis de la montée en puissance de l’impérialisme états-unien. Mais la revendication des peuples colonisés et des minorités nationales à disposer d’eux-mêmes telle qu’elle émerge puissamment au XXème siècle combinée à l’accession à l’indépendance des anciennes colonies replacent la question de la souveraineté au centre du jeu, la relancent en tant qu’unité de compte de la puissance et facteur de production et de stabilisation de l’ordre international.
Dans les pays du Sud global, les anciennes colonies, la souveraineté demeure ce qui s’oppose à la dépendance ou la subalternité sous toutes leurs formes. Il ne s’agit pas ici en premier lieu des États, mais bien des peuples. Ce n’est pas non plus pour rien que l’on a vu émerger au cours des dernières décennies et dans un contexte de crise énergétique récurrente, une notion comme celle de « souveraineté énergétique ». Dans un monde où les anciens pays colonisés fréquemment définis aujourd’hui comme pays « dépendants » subissent plus souvent qu’à leur tour les injonctions du FMI et de la Banque mondiale à avoir faire subir à leurs populations des cures d’ « austérité » drastiques, il importe que la notion de souveraineté, celle des peuples en priorité, demeure un facteur de régulation premier dans ce qui, de plus en plus, peine à s’afficher comme « ordre international ». Ce qui importe en premier lieu, contrairement à ce qui constitue le dada des souverainistes déclinistes de puissances occidentales post-impériales (désormais reléguées en seconde division) comme la France ou la Grande-Bretagne, ce n’est pas le sauvetage des prérogatives souveraines des empires déchus, mais bien la défense et l’affirmation de la souveraineté envers et contre tout des anciens peuples colonisés et subalternisés. C’est la raison pour laquelle le trafic de fausse monnaie intellectuelle (conceptuelle) auquel se livrent aujourd’hui les dirigeants indépendantistes taïwanais autour du signifiant « souveraineté » doit être fermement combattu. La contrefaçon est ici non pas mise au service de l’émancipation du peuple mais tout au contraire de sa subordination – Taïwan est de moins en moins une entité souveraine et de plus en plus ouvertement un protectorat des Etats-Unis, avec cette circonstance aggravante que cette situation, ce statut réel de l’île ne relève pas du coup de force ou d’un fait accompli imposé par un envahisseur ou un puissant voisin mais bien de la volonté des élites gouvernantes. La disposition à la souveraineté n’inspire pas ceux qui, jour après jour, se tiennent plus étroitement blottis sous le parapluie déployé au-dessus de leur tête par leur puissant protecteur.
Il serait bien périlleux d’argumenter ici que ces réflexions demeurent confinées dans un cadre rigoureusement eurocentrique. Ce n’est pas nous qui, en l’occurrence, projetons des catégories issues de la tradition de la philosophie politique européenne sur un « monde autre », ce sont bien les indépendantistes taïwanais, issus, eux, d’une toute autre tradition culturelle, qui en font leur miel et n’ont que le mot de souveraineté, à la bouche. Ce sont bien eux qui procèdent à ces emprunts sans hésitations ni scrupules, en vue de donner une assise à leurs ambitions non seulement dans le présent, mais face à l’Histoire. Ce sont bien eux qui vont faire leur marché, en anglais, dans cette tradition européenne et qui en recyclent les éléments à leurs fins propres, non sans les avoir dénaturés au point de les rendre méconnaissables. Pour autant que ces élites étatiques sont, à Taïwan, inféodées aux Etats-Unis et, plus généralement au bloc hégémonique occidental, elles sont profondément acculturées, vouées au mimétisme, à défaut de ne plus être en état de nourrir quelque réflexion autonome que ce soit, pas davantage en chinois qu’en anglais. La souveraineté, dans leur bouche, devient un pur gimmick, un élément de langage et non pas un facteur d’intelligibilité – la souveraineté effective est le dernier de leurs soucis, leur obsession, c’est une séparation aussi radicale que possible d’avec la Chine, à n’importe quel prix – en premier lieu celui d’une totale inféodation à un autre maître, les Etats-Unis, le bloc occidental. En vérité, la souveraineté n’est pas leur problème, à aucun titre. Leur ambition, intrinsèquement fantasmatique, c’est de faire en sorte que Taïwan passe d’un monde à l’autre, au défi de l’Histoire comme de la géographie. Les mantras à propos de la souveraineté sont tout entiers placés au service de cette opération magique – arracher Taïwan à son histoire et sa géographie et la transporter dans les eaux enchantées de la Démocratie occidentale et de la civilisation et de l’économie libérales blanches.
On serait amplement fondé à soutenir qu’après avoir quitté l’ONU et cessé d’être, globalement, reconnue par la communauté internationale, cette reconnaissance étant massivement passée du côté du régime continental chinois, Taïwan est devenue une souveraineté déchue – comme il en a tant existé dans le cours de l’Histoire moderne. La déchéance d’une souveraineté peut intervenir dans des circonstances diverses – la forme classique étant une guerre perdue par un souverain face à un autre souverain et dont l’effet est de délier ses sujets de l’engagement contracté à son endroit ; c’est en effet que le souverain vaincu n’est plus en mesure de respecter le contrat passé avec eux – il n’est plus en état de les protéger et d’assurer leur existence.
Dans d’autres circonstances, la déchéance d’une souveraineté peut résulter d’une guerre civile – celle de la République espagnole renversée par Franco, ou bien encore de bouleversements systémiques – ceux qui conduisent à la disparition de l’URSS, à celle de la RDA absorbée par la RFA, à l’éclatement de la Fédération de Yougoslavie. Dans le cas de la R.O.C., on remarquera que cette déchéance est la conséquence retardée, différée de la défaite du Kuomintang lors de la guerre civile chinoise : c’est avec retard que la communauté internationale et notamment les puissances occidentales prennent acte de la victoire des communistes chinois et en tirent les conséquences qui en découlent, se plient au verdict de l’Histoire – mais ils finissent par le faire, comme ils l’ont fait dans le cas de la Révolution russe.
Bien sûr, dans cette configuration, le tableau est compliqué par le fait que s’est maintenue plusieurs décennies durant, la fiction juridique d’une Chine légitime incarnée, représentée par cette Chine résiduelle qu’est, en réalité, sur le terrain, la R.O.C. repliée dans le réduit taïwanais. Mais cette fiction retarde sur l’Histoire réelle, sa perpétuation relève de calculs et d’opportunités politiques dont le contexte est la Guerre froide, la lutte conduite par l’Occident en Asie orientale contre le communisme global. Une fois que cette fiction est défaite, qu’il apparaît que le roi est nu, que la R.O.C. ne peut plus prétendre incarner « la Chine » au regard des peuples et nations du monde, ne demeure donc qu’un résidu de souveraineté – un territoire cantonné sur une île et ses dépendances, un espace terrestre, maritime, aérien au statut indéterminé, tout à fait flottant au regard du droit international, comme la République de Chypre-nord (en fait un protectorat de la Turquie) ou comme le Somaliland (l’affinité entre Taïwan et ce territoire indépendant de facto étant sanctionnée par l’existence de relations de type diplomatique entre l’un et l’autre). Ou bien encore, si l’on voulait aller jusqu’au bout des rapprochements et comparaisons, on pourrait dire : Taïwan est un Etat souverain comme Guantanamo est une partie des Etats-Unis : une entité, un territoire, un espace réel, mais au statut plus que nébuleux du point de vue des normes du droit international, un pur état de fait. Taïwan, en ce sens, est une « souveraineté de fait » – mais entre le fait et le droit ou la norme, le hiatus est ici criant.
Comme le souligne Hobbes dans Le Léviathan (ch. XXIX, §23), une souveraineté défaite, soit des suites d’une dissension intérieure, soit d’une guerre extérieure, ne se refait jamais. Si donc devait un jour surgir une souveraineté « taïwanaise », coïncidant en tous points avec Taïwan comme espace et comme nom, il conviendrait alors que celle-ci fasse l’objet d’une création entièrement nouvelle, d’un acte de volonté pur – non pas un recommencement mais un commencement absolu, dans une situation entièrement nouvelle – découlant d’un nouveau lancer de dés. En ce sens, la continuité de l’appellation R.O.C. est un trompe-l’œil – depuis qu’elle a perdu son statut d’incarnation légitime de « la Chine » aux yeux de la communauté internationale, la R.O.C. n’est plus, littéralement parlant, que l’ombre d’elle-même. Si une souveraineté devait apparaître qui coïncide avec ce qui est aujourd’hui subsumé sous le nom de Taïwan, alors il conviendrait que celle-ci reparte de zéro et fasse l’objet d’une création, d’une proclamation en forme de rupture tranchée avec le passé.
Or, le double jeu des dirigeants indépendantistes taïwanais est ici flagrant : ils n’en finissent pas de mimer la rupture tout en jouant à fond le jeu de la continuité institutionnelle, c’est-à-dire en tirant des traites sur l’illusoire continuité attachée au nom de la R.O.C., ils n’en finissent pas d’affecter de se parer d’habits neufs là où, pour l’essentiel, ils endossent les oripeaux des fondateurs de l’entité taïwanaise, eux-mêmes parés des oripeaux de la République de Chine. Ils se gardent bien de toucher à la constitution de la R.O.C. pas davantage qu’à ses institutions, ni ses structures administratives, ils en ménagent les emblèmes et les symboles, ils se contentent de mettre en circulation laborieusement un storytelling victimaire des années de la dictature et de déplacer les statues naguère encore omniprésentes du Generalissimo vers des dépôts, parcs d’agrément et autres musées situés à bonne distance des lieux du pouvoir. Mais le syndrome de la place vide est omniprésent, là où se multiplient, comme dans l’ex-URSS et les anciens pays socialistes, les socles orphelins de leurs statues : c’est qu’il ne suffit pas de brûler en effigie l’image du père fondateur (il n’existe pas de souveraineté sans fondation, réelle ou symbolique, associée à des images et des récits) pour se doter d’une nouvelle fondation. Il ne suffit pas de vouer inlassablement le Kuomintang (devenu parti d’opposition sénescent) aux gémonies pour effacer la réalité d’un État et d’une légitimité qui doivent tout à l’accident historique par lequel ce parti est devenu le maître de l’île et le fondateur de l’entité (la puissance) dont les indépendantistes du DPP sont aujourd’hui les vicaires. C’est la raison pour laquelle les actuels dirigeants du pays sont dans l’incapacité absolu de mettre en place un roman national (un récit du passé validé par l’autorité et susceptible de rassembler les différentes opinions et sensibilités traversant la population) et doivent donc se contenter de cet assemblage hétéroclite de mots-clés et d’éléments de langage qu’ils ressassent inlassablement.
À suivre…
Notes
[1] Dans les anciennes colonies et les pays dépendants, d’une façon générale dans le Sud global, les célèbres analyses de Foucault dans lesquelles il oppose le régime traditionnel de souveraineté, de forme juridique, au régime moderne de pouvoir dont l’horizon est la biopolitique et le gouvernement des vivants, ces analyses tombent en porte-à-faux. La problématisation par Foucault de ces questions souffre de son « biais » eurocentrique – les enjeux de gouvernementalité sont, dans ces espaces « autres » dans lesquels le tort infligé par la colonisation demeure actuel, entrelacées aux enjeux de souveraineté. Ce n’est pas par hasard que la question de la souveraineté est au cœur de l’affrontement contemporain entre la Chine et l’Occident, à propos de Taïwan notamment.