On l’appelle la « troisième Intifada ». D’autres l’appellent « l’Intifada des couteaux ». Mais la vérité est que ce mouvement d’insurrection spontané n’a pas plus de leader que de nom. C’est un mouvement que tout le monde comprend après coup mais que personne n’a vu venir, y compris parmi les dirigeants palestiniens, dont certains parmi les plus durs cherchent à le récupérer tandis que les autres demeurent comme embarrassés par ses développements.
Cette Intifada va-t-elle durer ? Beaucoup en doutent. Pas d’objectif clair, pas de projet politique, pas d’organisation structurée et, en face, une société israélienne qui met en place, progressivement, son système de défense, avec son formidable arsenal de moyens… C’est oublier cependant que lorsque le désespoir d’une génération devient le mobile de l’engagement, lorsque l’envie de vivre le cède à l’envie de sacrifier sa vie et tout ce qui compte à l’exigence de dignité, toutes les prévisions apparaissent comme décalées par rapport à la réalité.
Et que peut faire la société israélienne, à part se barricader derrière des murs, toujours plus de murs, et derrière la peur de l’autre ? Le lynchage, dimanche dernier, de ce pauvre balayeur à la peau mâte – il était érythréen -, pris à tort pour un complice de l’auteur d’un attentat, est très révélateur de l’état de paranoïa dans lequel l’habitant israélien est en train de basculer et qui, bien que pris pour cible d’une violence meurtrière en ces circonstances, se trouve empêtré dans le mauvais rôle : dominateur et raciste. La peur le rend encore plus odieux.
On sait qu’une certaine idéologie sioniste consiste à mépriser l’opinion internationale et ses penchants, à considérer que la désapprobation dont fait l’objet l’attitude israélienne à l’égard des Palestiniens est un phénomène mondial auquel il suffit de répondre par la surdité. Cette attitude finit par se transformer en autisme… Autiste politique : c’est bien ainsi que l’Israélien d’aujourd’hui est perçu par le monde, et c’est comme ça que, en fin de compte, il se conforme inconsciemment et irrésistiblement à l’image qu’on se fait de lui, selon une logique que certains philosophes ont analysé : on est piégé par son propre jeu de rôle à travers le regard de l’autre, on en devient le pantin imbécile (au sens premier du mot imbécile : faible !).
Cette révolte palestinienne peut bien connaître à l’avenir des trêves : son feu couvera mais ne s’éteindra pas. Il y a fort à parier qu’elle va constituer le moteur de l’histoire dans la relation future entre Palestiniens et Israéliens. Certains responsables palestiniens, y compris du côté du Hamas, en font le présage. Pour eux, il faut désormais soutenir cette révolte des jeunes sans tenir compte des anciennes lignes de fracture entre le Fatah et le Hamas. Car ces lignes de fracture n’ont de toute façon plus aucune espèce d’importance pour la génération montante, que les grandes idéologies n’intéressent plus.
Certes, dira-t-on, la première étincelle est partie de l’Esplanade des mosquées, comme une réplique à une provocation juive. Elle a incontestablement une connotation religieuse. C’est vrai. C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines tendances jihadistes ont cru pouvoir revendiquer la paternité de la révolte… Et que la propagande israélienne, de son côté, a cru pouvoir la dénoncer. Peine perdue. Ce lieu, avec sa signification sacrée, est dans le même temps le symbole de tout un peuple et de son indomptable liberté.
Elle signifie que les actes des jeunes, dans l’extrême violence qui est la leur, ne sont pas la simple expression d’un désespoir personnel. Ils ne s’y réduisent pas. Ils portent en eux la réponse d’un peuple entier à la condition d’oppression qui lui est imposée. De tels actes transcendent l’espace de la blessure intime : ils donnent à cette dernière une signification collective qui en fait un message au monde. Mais ils relèvent d’une sorte de générosité du désespoir, qui demeure rebelle à tous les discours voulant assigner les actions humaines à des causes supérieures dictées par telle ou telle doctrine…
Les jeunes Palestiniens d’aujourd’hui, nourris d’informations glanées sur le net et formés aux débats sur les réseaux, ne sont plus ceux d’hier. Ils ne sont plus manipulables à loisir. Ce que découvrent d’ailleurs, non sans inquiétude, les dirigeants des différents mouvements palestiniens, c’est que la jeune génération nouvelle entretient à l’égard des luttes passées un sentiment qui n’est pas seulement de lassitude et de désillusion, qui est aussi et surtout de défiance.
Ce point n’a pas manqué d’être relevé par les observateurs sur le terrain, qui révoquent en même temps toutes les lectures classiques que tentent de proposer les acteurs politiques pour appréhender le phénomène.
« Durera, durera pas ? » : Est-ce la bonne question ? Ne convient-il pas plutôt de se demander si les dirigeants palestiniens sauront, oui ou non, combler le fossé qui se creuse entre eux et la jeune génération ? Et si, de l’autre côté, les Israéliens sauront sortir de leur autisme pour apporter à ce moment précis de leur histoire la réponse qu’il attend et qui est seule digne de l’humanité de tous ?