Les actuels soulèvements populaires en Algérie et au Soudan sont l’occasion de revisiter les six révolutions, en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, à Bahreïn et en Syrie, qui ont bouleversé le monde arabe à partir de 2011, et de comprendre ce qui les rapproche et les distingue.
L’Algérie et le Soudan connaissent depuis des mois des soulèvements populaires d’envergure, moins de dix ans après la succession des révolutions en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, à Bahreïn et en Syrie.
Ces premières révolutions comme celles d’aujourd’hui partagent, malgré des différences, les mêmes aspirations à la liberté et à la justice sociale face à des régimes despotiques, corrompus et arrogants, monopolisant le pouvoir depuis de longues décennies.
Elles ont eu lieu à un moment où les effets des mutations démographiques, sociétales et culturelles des années 1980-2000 ont mûri dans les sociétés concernées. Le ralentissement de la croissance démographique dû à la baisse de la fécondité dans la majorité des pays de la région, ainsi qu’à la nuptialité relativement plus tardive, a offert de meilleures chances à la nouvelle génération de s’investir dans l’action politique sans être handicapée par des responsabilités familiales précoces, comme ce fut le cas pour la génération précédente.
Mieux éduqués au vu du développement des structures scolaires et des politiques d’alphabétisation, branchés à tout ce que les réseaux informatiques peuvent offrir comme connexion avec le monde depuis la fin des années 1990, les membres de cette génération possèdent une individualité plus affirmée et de grandes attentes sociales, économiques et politiques. Cela éveille en eux un sens plus aigu de la dignité personnelle face à l’injustice et de la volonté d’agir. Ils sont également plus mobiles, grâce à l’extension des moyens de transport et à la baisse du contrôle familial.
Un autre élément, lié aux effets des mutations évoquées, est celui de l’expansion des villes et de leurs banlieues, ce qui crée des liens directs dans les espaces urbains entre des groupes qui partagent des particularités locales et des défis quotidiens.
D’autres facteurs sont la conséquence des transformations économiques que la région a connues depuis la fin des années 1980. Qu’il s’agisse du déclin de l’agriculture, de l’essoufflement graduel du modèle rentier, des privatisations et des monopoles des secteurs commerciaux par les proches des pouvoirs ou de l’incapacité des systèmes économiques mal gérés à créer des emplois, les résultats ont souvent mené à une forte augmentation du chômage. La désillusion des chômeurs n’a fait que s’accroître, de même que leur sentiment de subir un insupportable arbitraire.
Les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, YouTube et les blogs), dont le nombre d’usagers n’a cessé d’augmenter dans toute la région, ont eu pour effet de libérer la communication, leur permettant de dialoguer et de prendre position sur le plan politique, en échappant au contrôle des autorités. Les smartphones équipés de caméra se sont transformés en armes très efficaces documentant et témoignant de différentes réalités. La multiplication des « directs » assurés par les médias audiovisuels, les chaînes satellites et les sites de live streaming ont créé une empathie populaire avec les événements, sans effet rétroactif comme cela se passait avant. Les individus ont ainsi réagi simultanément, et non après coup, pour soutenir toute contestation.
Enfin, il est important de souligner que toutes les révolutions arabes ont connu une forte participation des femmes. Ces dernières ont pleinement pris part aux manifestations, débats, créations artistiques et au maniement des réseaux sociaux. Leurs revendications face au patriarcat et à toutes les formes de discrimination ont été visibles, même si la violence ou le conservatisme dominant ont souvent tenté de les reléguer au second plan.
Les révolutions arabes ont aussi traduit une aspiration à occuper (ou à libérer) le lieu de l’action politique, à savoir l'espace public. L’apparition de graffitis, de l’humour, de la dérision et des échanges citoyens dans les rues, ainsi que le retrait des portraits des tyrans qui envahissent les places et les grandes artères ont marqué la réappropriation (même temporaire) par les manifestants de l’espace commun. Elles ont, par la même occasion, révélé le désir d’individus et de groupes de retrouver le lien de solidarité social, le seul à même de protéger les vulnérables contre la domination des appareils sécuritaires. Car la force des rassemblements et l’énergie qui se dégage des manifestations produisent un sentiment individuel et collectif de puissance face aux grands obstacles.
Les seuls lieux et occasions qui, avant les révolutions, favorisaient un tant soit peu un sentiment de solidarité similaire étaient les cérémonies religieuses dans les mosquées et les matchs de football dans les stades. C’est ce qui explique en partie pourquoi de nombreux fidèles et « ultras » (supporters fanatiques des équipes de foot) ont formé les groupes les mieux organisés dans les foules des manifestants. Leurs chants, rituels et mouvements corporels se sont amplifiés sur les places et lieux de rencontre.
Plus marquant politiquement est le fait que toutes les révolutions arabes ont exprimé le désir de s’approprier le temps politique. Il s’agissait de mettre fin à cette « suspension » imposée par les despotes à travers leur slogan le plus célèbre : « Pour l’éternité ». Le temps politique s’est en effet arrêté sous le règne des régimes répressifs où les successions visaient la perpétuation des clans familiaux au pouvoir. Il suffit de rappeler que Kadhafi avait pris le pouvoir en 1969, Assad père en 1970 et son fils en 2000, Saleh en 1978 dans le Yémen du Nord et depuis 1990 dans le Yémen unifié, Moubarak en 1981, Ben Ali en 1987 (puis el-Béchir en 1989 et enfin Bouteflika en 1999), pour comprendre l’importance d’un changement, même si ce n’est qu’au sommet de l’État.
Malheureusement, les révolutions de 2011, exception faite de la Tunisie, ont connu des sorts tragiques. Confrontées à des représailles féroces et des contre-révolutions, fragilisées par l’absence d’expérience politique dans des sociétés écrasées par les régimes (surtout en Syrie et en Libye) et par les clivages confessionnels, régionaux ou tribaux (en Syrie, Libye, au Yémen et à Bahreïn), les situations ont évolué dans ces pays en conflits aggravés par plusieurs interventions militaires étrangères.
Six cas et scénarios avant l’Algérie et le Soudan
Pour mieux éclairer les révoltes actuelles en Algérie et au Soudan, un retour s’impose sur les six révolutions qui ont bouleversé le monde arabe en 2011.
Tunisie : un succès relatif
Avant sa révolution en 2011, la Tunisie était sous régime autoritaire, dotée d’un État policier hostile à toute expression politique en dehors de celle imposée par le parti au pouvoir, le RCD. Malgré la répression pratiquée à l’encontre des opposants politiques, une partie de la société tunisienne est restée clandestinement mobilisée et active sous Ben Ali.
L’armée n’a jamais joué de rôle politique décisif. C’est en partie ce qui explique la chute rapide de Ben Ali et le taux de victimes relativement bas comparé aux autres révolutions arabes (300 manifestants tunisiens tués en trois semaines). Une fois le régime déchu, la transition amorcée a ouvert de nombreux chantiers, administratifs et juridiques, afin de tourner la page de décennies de corruption et de terreur.
Ainsi, le processus de justice transitionnelle a donné lieu à l’Instance vérité et dignité durant laquelle les victimes ont été entendues en vue d’obtenir une reconnaissance de leur statut et réparation. Une constituante a été élue par les Tunisiens afin de rédiger la nouvelle Constitution, tandis que de nombreux débats ont agité la société, notamment sur la question de l’amnistie liée aux faits de corruption et à certaines lois relatives aux libertés individuelles.
La transition continue de se faire sans accroc majeur même si le pays est rattrapé par une profonde crise économique due à la raréfaction des ressources de l’État, l’affaiblissement du secteur touristique après les attentats meurtriers qui ont frappé la côte, et en raison de l’absence de véritables réformes politiques.
Égypte : le prototype de la contre-révolution
Avec ses 85 millions d’habitants en 2011, l’Égypte connaissait depuis 1952 un État dit « profond », dirigé par son armée et sa très large bureaucratie. Il a été gouverné durant six décennies par trois présidents officiers (Nasser 1954-1970, Sadate 1970-1981 et Moubarak 1991-2011). Seule la mort avait mis fin aux mandats des deux premiers.
Le troisième avait tenté de réduire la mainmise de l’armée sur le pouvoir en renforçant le ministère de l’intérieur et ses services contre celui de la défense. Il s’est entouré d’hommes d’affaires et entendait à terme léguer le pouvoir à son fils Gamal contre l’avis de l’institution militaire. Il en paya le prix, puisqu’au bout de quatre semaines de mobilisation populaire (en janvier et février 2011), l’armée finit par le lâcher et prendre les commandes du pays pour en assurer la transition. Plus de 1 000 manifestants avaient trouvé la mort durant ce mois.
Sans surprise, les Frères musulmans, seule force organisée du moment, ont remporté les premières élections de l’après-Moubarak avec pour président Mohamed Morsi. Une cohabitation avec l’armée s’est installée une année durant, avant que des luttes de pouvoir ne s’intensifient, menant à un coup d’État militaire du général Sissi appuyé par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Il a ainsi, dès juillet 2013, sifflé la fin d’une transition politique soutenue par le Qatar et la Turquie proches des Frères.
Depuis, une violente répression s’est abattue sur tous les opposants, liquidant de nombreux acquis de la révolution de 2011. On compte actuellement plus de 60 000 prisonniers politiques et des dizaines d’exécutions. De nombreux activistes sont persécutés et interdits de quitter le territoire.
Libye : un peuple otage d’un homme et du chaos
Après la Tunisie et l’Égypte, c’est en Libye qu’un soulèvement contre le régime de Kadhafi, au pouvoir depuis son coup d’État militaire en 1969, s’est déclenché en février 2011. La répression violente du régime, fortement marqué par le clanisme, sans institutions constitutionnelles depuis les années 1970 et géré par des « comités populaires » à la solde du « Guide », n’a pas tardé à se manifester.
Les forces paramilitaires (les brigades), dirigées directement par le clan familial et qui avaient pris l’ascendant sur l’armée depuis les années 1990, ont attaqué les manifestants dans les villes du pays. Des défections au sein de l’armée, la prise de casernes par les manifestants à l’Est de la Libye et le retrait des brigades de Kadhafi de Benghazi et d’autres localités ont mené à une militarisation du soulèvement. Le pays a été scindé en deux : l’Ouest, où Kadhafi régnait toujours, et l’Est, tombé en grande partie sous le contrôle de ses opposants et menacé par une opération d’envergure de la part du régime.
C’est alors que des conjonctures, régionales comme internationales, ont donné lieu à une résolution onusienne sur la Libye pour une intervention militaire contre Kadhafi. Selon cette résolution, il était question de protéger les civils, parmi lesquels un millier avaient déjà été tués en moins d’un mois.
L’intervention, surtout voulue par la France, suivie par la Grande-Bretagne, les États-Unis, et couverte par la Ligue arabe, a finalement mené à la destruction des forces loyales à Kadhafi et à toute l’infrastructure militaire de son régime. Elle a permis le renversement du guide libyen, capturé puis assassiné en octobre 2011.
L’interprétation de la résolution onusienne que la Russie et la Chine n’avaient pas rejetée a plus tard produit des conséquences néfastes sur la Syrie. La substitution de la justice par ce qui s’est apparenté à une expédition punitive dans des circonstances toujours obscures, a créé un précédent et jeté le discrédit sur la révolution et ses soutiens. En l’absence d’institutions étatiques, le chaos politique qui a suivi la fin de l’ère Kadhafi, le refus des « milices » de se désarmer et les luttes de pouvoir reflétant à la fois des dynamiques régionales et les animosités politiques ont torpillé la transition.
Plus tard, l’apparition de groupes prêtant allégeance à Daech, de même que l’échec des consensus nationaux sur les résultats des élections et les formations des gouvernements ont aggravé la donne. À cette situation sont venues se greffer des rivalités extérieures entre les Émirats, l’Arabie et l’Égypte de Sissi d’un côté, le Qatar et la Turquie de l’autre. La France et l’Italie ont également avancé leurs pions, dès lors que, dans le cadre de la reconstruction et l’exploitation du pétrole, des marchés étaient en jeu.
Le pays est actuellement en pleine guerre civile, les médiations onusiennes subissent des échecs à répétition tandis qu’un ancien général du régime, Haftar, mène une contre-révolution qui ne cesse d’évoluer depuis 2014.
Le cas yéménite
Le soulèvement populaire au Yémen a été le fruit d’années de mobilisation contre le président Ali Abdallah Saleh (au pouvoir au Yémen du Nord depuis 1978 puis à la tête de la République unie jusqu'à 1990 et du Yémen unifié de 1990 à 2012). Le contexte des révolutions arabes a permis de cristalliser tous les efforts des différentes oppositions, de tradition socialiste dans le sud, tribale et islamiste (issue du mouvement des Frères musulmans) dans le nord, et citoyenne à travers le pays.
Ainsi, des millions de Yéménites se sont rassemblés dans les places publiques à Sanaa, Taaz et Aden entre fin février 2011 et fin février 2012. Ils sont parvenus après un an de luttes à renverser Saleh, tout en évitant de plonger le pays dans une guerre civile généralisée, bien que des centaines de personnes eussent été tuées par les forces du régime ou dans des affrontements entre ces dernières et des combattants tribaux.
Dans le même temps, le système politique est resté presque inchangé. Saleh avait obtenu des garanties saoudiennes avant son départ, lui offrant, de même qu’à ses proches, une immunité juridique. Il a été remplacé par son vice-président Abd Rabbou Mansour Hadi, « élu » à la suite d’un accord sponsorisé par Washington et Riyad, et par la majorité des acteurs politiques yéménites. Un gouvernement de transition a été formé, des pourparlers ont été entamés avec le soutien onusien, en vue d'une nouvelle constitution et de l'organisation d'élections libres.
Ce processus politique n’a pas réussi en 2012 et 2013 à satisfaire les différentes revendications des forces politiques et tribales. Il n’a pas non plus permis de trouver un compromis quant à la « question du Sud » dont les acteurs sont restés partagés entre un séparatisme et une exigence fédérale. Les aides financières et techniques promises par la communauté internationale pour soutenir la transition ne sont pas arrivées. Par ailleurs, la corruption, la mauvaise gestion et le chômage dans l’un des pays les plus pauvres de la planète n’ont point reculé.
Pour couronner le tout, deux autres facteurs de déstabilisation sont venus se rajouter à ce sombre tableau. Le premier, est l’activisme des groupes proches d’Al-Qaïda installés dans certains gouvernorats du sud-est du pays, et jadis manipulés par Saleh pour solliciter une coopération sécuritaire avec les Américains. Le second, de plus grande taille, est le militantisme grandissant des Houthis, ancien mouvement de rébellion armée contre Saleh. Implantés depuis 2006 dans le nord du pays (dans le gouvernorat de Sâada), ils revendiquaient une participation au pouvoir central, des projets de développement économique dans leur région et un respect de leur culte religieux (zaïdisme, proche du chiisme par plusieurs aspects).
Les Houthis, encouragés par l’Iran, aspirant à reproduire le modèle du Hezbollah libanais, ont opéré en 2014 une alliance surprise avec leur ancien ennemi Saleh, qui à son tour a réactivé ses réseaux au sein de l’armée. Ils menèrent ensemble un coup d’État militaire contre Hadi et occupèrent la plus grande partie du territoire yéménite (faisant des centaines de victimes et des milliers de prisonniers). Ils contrôlèrent les trois grandes agglomérations (Sanaa, Aden et Taaz) de même que les villes portuaires, contrôlant l’accès de l’océan Indien à la mer Rouge.
Alarmée par ces développements sur ses frontières, l’Arabie saoudite a vu dans le coup des Houthis une manœuvre iranienne. En 2015, soutenus par les Émirats arabes unis (et le Soudan d’Omar el-Béchir), les Saoudiens sont intervenus militairement contre ces Houthis et les ont éloignés du sud du pays de même que de plusieurs ports, sans réussir à les affaiblir dans le nord. Les bombardements saoudiens ont également fait des milliers de morts civils. Des rapports documentés attestent de la responsabilité de l’alliance saoudienne dans des crimes de guerre perpétrés dans plus d’une région du pays.
Depuis, pas d’évolution notoire de la situation, bien que les Houthis aient fini en 2017 par exécuter Saleh, qu’ils accusaient de trahison.
Bahreïn : une révolution tuée dans l’œuf
Le grand soulèvement populaire à Bahreïn a eu lieu en février 2011, après de longues années d’affrontements politiques entre opposition et régime des Khalifa, devenant ainsi le seul cas d'une monarchie secouée récemment par une révolution.
L’histoire contemporaine du royaume, tiraillé entre Arabie et Iran cherchant tous deux à s’imposer à Manama, a souvent connu des mouvements de contestation. Si ces derniers étaient de gauche dans les années 1970, l’impact de la révolution iranienne sur la majorité chiite marginalisée du pays les a islamisés. Face à cet islam chiite militant, les réseaux salafistes sunnites se sont également activés, encouragés par les Saoudiens et le régime bahreïni lui-même.
En 2011, les révolutions tunisienne, égyptienne, libyenne et yéménite ont donné un souffle nouveau à l’opposition à Bahreïn. Cette dernière n’a toutefois pas réussi à dépasser les clivages confessionnels alimentés par le régime. Les manifestations occupant la place de la Perle dans la capitale n’ont duré qu’un mois avant qu’une contre-offensive du pouvoir, soutenu par sa base confessionnelle et sa clientèle, ne l’étouffe. Sous l’effet de l’intervention qu’il a sollicitée des forces des États du Conseil de coopération du Golfe (CCG, majoritairement saoudiennes), la contestation est écrasée, faisant des dizaines de victimes et des milliers de prisonniers.
La place de la Perle a quant à elle été totalement rasée pour signifier la mort dans l’œuf d’une éventuelle révolution et réduire à néant toute possibilité de mobilisation future dans cet espace « public ». Depuis, la répression perdure contre les opposants. Des centaines parmi eux sont toujours emprisonnés, et risquent de passer de longues années encore derrière les barreaux.
Syrie : la révolution impossible
Parmi toutes les révolutions arabes de 2011, la Syrie a sans doute connu les développements les plus tragiques. Le régime en place depuis 1970, alliant clanisme, confessionnalisme, parti unique, culte de la personnalité et succession au sein de la famille Assad, s’était maintenu en exerçant une répression féroce sur ses opposants, allant jusqu’à commettre des crimes contre l’humanité à Palmyre en 1980 et à Hama en 1982, de même que des crimes de guerre au Liban entre 1976 et 1991.
En 2011, il n’a pas hésité à réitérer ses pratiques en massacrant des manifestants (plus de 7 000 morts entre mars et août 2011) et postant ses chars sur les places publiques. À la suite de la défection de milliers de soldats rejoints par des jeunes soucieux de protéger les leurs, la militarisation de la révolution était inévitable, bien que la puissance de feu soit restée asymétrique.
Le régime a par la suite utilisé son aviation, l’arme balistique (puis chimique), l’arme de la faim, le viol et la torture à échelle industrielle, tuant des dizaines de milliers de personnes dans les zones qui lui échappaient et faisant des millions de déplacés internes et de réfugiés. L’intervention iranienne à partir de l’été 2012, par l’envoi de centaines de conseillers militaires et de milliers de combattants chiites libanais, irakiens puis afghans, a protégé ce régime qui avait déjà perdu plus de la moitié du pays.
La physionomie du conflit a définitivement été modifiée par d’autres éléments de taille. D’abord, la montée de groupes islamistes soutenus par les monarchies du Golfe. Ces dernières voulaient contrôler les révolutionnaires pour combattre les Iraniens et leurs alliés. Puis la tension entre Turcs et Kurdes devenus autonomes dans le nord-est du pays, et surtout la création de l’État islamique dans l’Irak voisin et son déploiement en Syrie à partir d’avril 2013.
Mais c’est l’été 2013 qui aura été un tournant marquant dans la survie du régime, puisque la tiédeur des réactions Américaines et des chancelleries occidentales face à son attaque chimique dans la Ghouta de Damas contre les civils (faisant plus de 1 400 morts en une nuit) lui a envoyé un signal d’impunité dont il profite à ce jour. À partir de septembre 2015, la Russie, ne se contentant plus de protéger Assad en paralysant le Conseil de sécurité des Nations unies, a opté pour l’intervention militaire et la guerre totale contre tous les groupes le combattant dans le nord, le centre et le sud du pays. Elle a emboîté le pas à l’intervention américaine contre l’État islamique (en Syrie et en Irak) l’année précédente.
Fort du soutien russe, le régime d'Assad est passé à l’offensive, et a repris entre 2016 et 2019 le contrôle de plus de 60 % du territoire. Le bilan humain s’est alourdi, le nombre de 500 000 morts, 100 000 prisonniers et 13 millions de réfugiés et de déplacés internes (sur une population de 23 millions) a été franchi.
Entre-temps, les Américains et leurs alliés kurdes syriens ont réussi à battre l’État islamique. Les Israéliens ont ciblé à plusieurs reprises les Iraniens et les milices chiites autour de Damas et tout au long de la frontière avec le Liban, déclenchant ainsi un autre conflit sur le même territoire.
La Syrie est aujourd’hui fragmentée et occupée par plusieurs armées et puissances. Assad est toujours au pouvoir à Damas grâce à ses alliés russes et iraniens. Les groupes armés des différentes oppositions se trouvent cantonnés dans le nord et le nord-ouest du pays, sous protection turque, tandis que le nord-est et l’Est demeurent pour le moment sous contrôle kurde protégé par les Américains.
La Russie, premier acteur, ne parvient toujours pas à imposer une solution politique consolidant le régime. Ce dernier, accusé de crimes contre l’Humanité et de crimes de guerre, espère toujours une normalisation occidentale par le biais des marchés de la « reconstruction ». Si cette dernière devait avoir lieu dans les conditions actuelles, elle enterrerait des preuves de crimes contre l’Humanité et les aspirations à la liberté et à la justice de la majorité des Syriens…
Et maintenant le Soudan et l’Algérie
Qu’en est-il aujourd’hui de la révolution soudanaise en cours ?
Depuis 1956, le Soudan a connu des coups d’État militaires mais aussi des élections libres. Les forces politiques les plus importantes étaient celles des nationalistes arabes, des communistes et des islamistes. Ces derniers ont soutenu en 1989 le putsch fomenté par el-Béchir, le président récemment déchu.
En 2011, le pays a été divisé, après une longue guerre civile opposant le Nord au Sud. Par ailleurs, un mandat d’arrêt contre el-Béchir a été émis par la Cour pénale internationale (CPI) en 2009 pour « génocide, crimes contre l’Humanité et crimes de guerre » au Darfour, à l’ouest du pays. Depuis, le Soudan, isolé, a été traversé par d’importantes crises économiques malgré le soutien chinois, via des investissements et des contrats de coopération.
Plusieurs soulèvements populaires ont eu lieu dans le pays ces dernières années, souvent en relation avec les conditions de vie. En 2018, à la suite de la montée du prix du pain, de fortes mobilisations estudiantines ont secoué la capitale Khartoum et plusieurs grandes villes. Les autorités ont riposté en arrêtant les organisateurs, les leaders du parti communiste, fermant des organes de presse et plusieurs institutions de la société civile.
C’est dans ce contexte liberticide que le parti au pouvoir (le Congrès National) a annoncé la candidature d’el-Béchir pour un sixième mandat. La réaction des opposants ne s’est pas fait attendre. Leur soulèvement a débuté dans les villes du Nord, fief du syndicalisme soudanais. Il s’est poursuivi à partir des universités et des mosquées échappant au contrôle des services de renseignement dans les autres villes, et s’est mué à partir de février 2019 en révolution politique réclamant la chute du régime.
Omar el-Béchir quitte le 1er mars 2019 la présidence de son parti sans pour autant réussir à calmer les manifestations et les rassemblements qui se tenaient devant sa résidence à Khartoum, à proximité du ministère de l’intérieur, et sur les places publiques des grandes villes. L'armée, craignant un bain de sang avec les millions de citoyens dans la rue, le destitue, procède à son arrestation et annonce une transition d’une durée de deux ans, durant laquelle elle gérerait les affaires du pays. El-Béchir ainsi que deux de ses frères sont aujourd’hui incarcérés. Les manifestations continuent néanmoins, appelant cette fois-ci à une transition rapide vers un gouvernement de civils et des élections.
Algérie : la révolution de toutes les attentes
Les Algériens avaient suivi de très près les révolutions arabes de 2011. Les quelques manifestations inspirées du mouvement de l’époque avaient été rapidement réprimées et la menace de déstabilisation du pays brandie par le pouvoir. Si, sur le moment, les Algériens (traumatisés par la guerre civile) avaient privilégié la « stabilité », ils ont toutefois beaucoup appris des révolutions se déroulant dans les différents pays et aussi de leurs propres expériences de mobilisations passées. Ils en ont tiré des enseignements qu’ils essayent de mettre aujourd’hui en pratique.
Alors que pour l’instant, comme au Soudan, c’est un chef d’état-major qui est aux commandes du pays après le départ de Bouteflika, les Algériens ne cessent depuis plus de trois mois et à chaque mobilisation hebdomadaire de réclamer la démission de tous ceux qui incarnent le pouvoir, y compris certaines figures de l’armée. Ils ne désirent plus demeurer les otages d’une lutte des clans qui n’a que trop duré.
Quels seraient les scénarios alternatifs au-delà de la demande légitime du départ des responsables scandée par la rue, sachant que la situation économique (la rente) fragilise le pays et risque d’affecter la révolution ? Au fil des semaines, des propositions de la société civile émergent peu à peu mais ce processus prend du temps et nécessite beaucoup de débats et de délibérations entre des algériens qui en ont été privés pendant de longues décennies. Il faut également du temps pour faire émerger un leadership nouveau à même de prendre en main l’avenir du pays.
Entre temps le pouvoir résiste et durcit sa position. La répression commence à se faire sentir par l’empêchement des manifestants d’accéder aux lieux de rassemblement, l’usage de la force et des arrestations arbitraires et brutales de militants et militantes. Ils sont aujourd’hui quelques-uns incarcérés pour leurs opinions. Le 28 mai dernier, Kamel Eddine Fekhar, militant originaire du M’zab, incarcéré en mars, est mort des conséquences d’une grève de la faim auquel le pouvoir est resté sourd.
Assistons-nous à un passage en force à l’égyptienne des militaires après que Bouteflika a tenté de les écarter du jeu politique? Comment éviter le scénario contre-révolutionnaire de Sissi quand on sait que très souvent, dans ce genre de manœuvres, l’armée remporte souvent la partie ?
La tension est palpable et malgré l’avènement du mois du Ramadhan, les algériens n’ont pas cédé à la peur et aux intimidations. Ils ont continué à se mobiliser tous les vendredis et mardi pour les étudiants. La question est de savoir si le temps jouera pour ou contre ce mouvement qui aspire à l’émergence d’une seconde république. Le monde entier, et particulièrement arabe, observe attentivement les développements de cette révolution qui a jusque-là accompli l’exploit de ne pas sombrer dans la violence.