Nos trois amis s’accordent ici un détour du côté de la pensée de Descartes, qui est une clé du point de vue de la compréhension du monde moderne. L’examen de cette pensée, et le constat de sa résistance à des critiques comme celle de Pascal, suggèrent que quelque chose de plus ancien y est à l’œuvre, qui remonte sans doute à la Renaissance.
Ph : Les semaines passent et nous continuons, avec une belle persévérance, de mener nos dialogues en essayant de suivre un certain fil, auquel on permet cependant de nous mener plus loin qu’on ne s’y attendait, comme ferait le fil d’un ruisseau. Bien sûr, à ce jeu-là, nous risquons de nous perdre et de ne plus très bien savoir ce qui a motivé notre voyage.
Cependant, il était assez clair dès le départ que nous espérions profiter de tous ces détours imprévus : ils sont plus que l’agrément du voyage, ils en sont l’âme. Mais, précisément pour cette raison, il faut sauver le voyage, et donc son cap initial. Car sans lui, il n’y aurait plus détours : il y aurait errance. Trop de digression tue la digression !
Po : Oui, revenir au cap est nécessaire. Cela dit, le voyage que nous avons entrepris est tel que le cap change au fur et à mesure que nous marchons dans sa direction. Ce n’est pas une affaire d’inconstance de notre part, ni même seulement la tentation à laquelle nous cédons du plaisir du détour. Des enjeux apparaissent au fil de nos échanges et ce qui était le but de notre recherche change d’aspect à son tour… Sans cesse, nous devons redéfinir le cap en fonction des éléments nouveaux qui sont venus en changer les contours.
Md : C’est là qu’il y a le risque de perdre le fil. Le même problème se pose dans la vie de chacun : on commence par se fixer des objectifs très clairs, voire trop clairs. Puis on se rend compte que leur importance ne tient qu’à d’autres choses, qui sont encore plus importantes. Et comme ça, de décalage en décalage, de passage de la chose condition à la chose qui la conditionne à son tour, on finit par ne plus savoir quel est l’objectif et même s’il y en a : le fil s’est rompu. Et si le fil est rompu, alors on s’abandonne à la loi du plus grand nombre ou, si on est d’un naturel solitaire, à une forme d’errance qui rime avec souffrance.
Ph : Descartes s’était donné une morale pour faire face à ce risque : c’est sa fameuse morale de provision, ou provisoire. Pourquoi provisoire ? Parce que, dit-il, en attendant de rebâtir entièrement et sur des bases nouvelles sa propre demeure, celle qui reposera sur des vérités conquises et non sur des opinions admises, il convient de ne pas se laisser sans toit, livré aux quatre vents du doute et de l’irrésolution. Cette morale comporte trois «maximes».
La première est d’obéir aux lois et coutumes du pays en suivant les opinions les plus modérées. La seconde est de rester ferme dans ses résolutions «et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées». La troisième, d’inspiration stoïcienne, est de se vaincre soi-même plutôt que la fortune…
Cette morale, vous l’aurez remarqué, est aussi conservatrice qu’est révolutionnaire celle qui préside à la construction de la nouvelle maison, avec sa volonté de faire «table rase» de l’ancien monde. Mais, en un sens, tout projet de vie se veut être un commencement nouveau, voire radicalement nouveau et, par conséquent, il comporte, dans une certaine mesure du moins, l’exigence de faire table rase des habits du vieux monde.
Po : Cette morale provisoire de Descartes est aussi une morale artificielle. On ne peut, dans la vie, faire l’économie des perturbations qu’entraînent certains des choix qu’on fait. Ce qui signifie qu’on ne peut conquérir le droit à une vie nouvelle sans l’acceptation des désagréments que coûte sa mise en place en termes à la fois de perte de confort —quand on prend ses distances avec les coutumes existantes—, et d’épreuve de l’inconnu — quand ce qu’on cherche à bâtir de nouveau n’a pas encore révélé la solidité de ses assises.
Descartes me fait l’impression de quelqu’un dont les intentions sont de renverser la table mais qui, par souci de cacher son jeu, s’emploie à donner de lui-même l’apparence de quelqu’un de très respectueux des anciennes valeurs qu’elle porte. C’est un rusé.
Ph : C’est bien possible. Il est difficile de lui en faire le reproche quand on songe aux déboires qu’ont endurés pas mal de philosophes à cause de leurs idées en ces époques. L’art de la dissimulation a d’ailleurs eu ses représentants éminents parmi les philosophes andalous. Je pense en particulier à la paire Averroès et Maïmonide. Plus l’ordre établi se trouvait menacé par les idées qu’on défendait, plus il convenait de montrer qu’on n’y était pas hostile.
Md : Descartes m’a toujours semblé reprendre à son compte ce mot d’ordre de Montaigne : mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Mais sa conception de la tête bien faite accordé une importance primordiale à la méthode des géomètres.
Ph : Il avait une conscience aiguë de l’utilité que pouvait apporter à la vie des hommes une science qui aurait transformé ses fondations à partir de la certitude qu’expérimente le géomètre dans ses démonstrations. C’est en tout cas ce qu’il dit en plus d’un endroit…
Po : Est-ce que cet utilitarisme qu’il affichait n’était pas également une façon de faire admettre le bouleversement autrement plus pervers qu’il allait introduire dans la relation de l’homme à la science et au monde : ce bouleversement dont des gens comme Husserl se donneront pour mission de réparer les dégâts ?
Ph : Je pense pour ma part qu’il était de bonne foi en parlant d’utilité. Il voyait toutes les possibilités d’amélioration de la vie des hommes que se donnait la science dès lors qu’elle s’émancipait de la scolastique et de ses «têtes bien pleines». Et puis il y avait cet argument qu’on trouvait déjà chez Averroès quand il était aux prises avec les théologiens : ce n’est pas en vain que Dieu nous a dotés d’une raison. C’est au contraire pour en faire bon usage !
Vous noterez une fois de plus la ruse qui consiste à attaquer les théologiens sur le terrain de la théologie. Puisqu’il s’agit de les accuser du blasphème qui consiste à interdire à l’homme une chose contre la volonté de Dieu et de ses desseins. Cela dit, je ne nierais pas que Descartes avait en même temps conscience de la révolution qu’il fomentait…
Po : Cette conscience était présente, aussi bien chez lui que chez certains de ses contemporains éclairés, mais on ne mesurait pas vraiment toutes les conséquences du bouleversement.
Ph : On trouve chez Pascal une reprise du thème de la «tête bien faite», mais dans un sens qui cherche manifestement à désavouer l’option cartésienne. La critique de Pascal se déploie à partir d’un double discours. Le premier est religieux et il a des accents augustiniens : c’est le thème de la vanité des philosophes. Cette volonté d’être des sages sans rien devoir à aucune vérité venue d’ailleurs n’est que l’autre face de ce que, dans le langage chrétien, on appelle les «concupiscences» ou, en latin, les «libidos».
Saint Augustin distinguait trois types de concupiscence : la libido sentiendi, la libido dominandi et la libido sciendi. La première est celle des sens, de la chair ; la seconde correspond à l’orgueil et la troisième est celle de la curiosité. L’homme de science, le savant dont Descartes défend l’idéal social, n’échappe pas à la libido — et plus particulièrement à la dominandi et à la sciendi : orgueil et curiosité. Il illustre en ça, explique Pascal, la condition misérable de l’homme déchu, de l’homme sans Dieu qui est livré au démon de ses appétits. Dont celui de connaître, insatiablement.
Le second discours critique dirigé contre Descartes est d’ordre psychologique. Il repose sur une distinction entre deux esprits qui forment la vraie sagesse des hommes… qui forment la tête bien faite : l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.
Md : Descartes aurait commis donc la faute de placer toute la sagesse de l’homme dans le seul esprit de géométrie…
Ph : Oui. Ou disons qu’il a relégué l’esprit de finesse à la cabane de la morale provisoire, qu’il occuperait en attendant que soit achevée la nouvelle demeure. Avec cette précision que la finesse en question est plus du côté de la ruse, comme on l’a fait remarquer tantôt. Parce que, pour Pascal, l’esprit de finesse est autre chose.
Md : Mais Descartes n’a pas qu’une morale provisoire. Il a aussi une morale permanente, je crois bien. C’est ce qu’on trouve dans son Traité des passions de l’âme, n’est-ce pas ?
Ph : Le Traité des passions est le dernier livre écrit par Descartes. Il est publié en 1649 : cinq ans après les Principes de philosophie (1644), qui étaient eux-mêmes une reformulation savante des Méditations métaphysiques (1641). A vrai dire, c’est un texte dans lequel le philosophe reprend des idées développées dans ses correspondances. Il déclare lui-même qu’il n’a jamais eu le projet de faire œuvre de moraliste. On s’en rend compte d’ailleurs à la lecture du livre : il s’agit donc d’un «traité des passions», et ce traité est abordé d’un point de vue physiologique. L’idée centrale de Descartes est que l’homme a des passions, qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, et que toute l’affaire réside dans la manière dont on en fait usage…
Po : Cette façon peut être utile et servir le bonheur des hommes ou elle peut être nuisible, et faire son malheur. De la même manière que de n’importe quel outil on peut faire un usage qui est tantôt bon, tantôt mauvais : c’est bien ça ?
Ph : Oui, sa conception du rapport âme-corps autorise la comparaison que tu fais. Et c’est probablement ce qui vaut à Descartes la remarque de Pascal selon laquelle les géomètres qui «sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d’une vue».
Po : Voir d’une vue ! Est-ce le propre de l’esprit de finesse ?
Ph : Pascal explique que l’esprit de finesse a aussi ses principes, mais ils sont dans l’usage commun et il n’est pas nécessaire de «plier» sa vue pour les apercevoir : il faut seulement «bien voir», et voir en effet d’une seule vue tous les principes à partir desquels on jugera avec justesse d’une chose, d’une personne ou d’une situation. Il lui arrive de dire aussi qu’il s’agit davantage de sentir que de voir.
Po : Alors je suis d’accord avec Pascal pour considérer qu’en matière de morale, Descartes mêle son esprit de géométrie à ce qui relève de l’esprit de finesse et que le résultat qu’il nous donne est faux.
Md : Mais cette critique n’aura pas suffi pour empêcher que la pensée cartésienne marque profondément de son empreinte l’évolution du monde moderne. Et c’est vrai que, pour alerte qu’elle fût, la pensée de Pascal a manqué à détecter chez Descartes les éléments qui allaient permettre d’entraîner ces vastes changements dont nous subissons les retombées aujourd’hui. Puisque cette volonté de certitude que Descartes puise du modèle de la géométrie va entraîner l’avènement «totalitaire» du sujet certain de soi, pour qui n’est réel que ce qui est rationnel, selon la formule de Hegel.
Ph : Ce destin du cartésianisme est d’autant plus paradoxal que Descartes n’avait pas d’autre projet, au départ, que de se construire une «demeure» pour lui-même : une demeure qui fût bâtie sur les vérités de la science et non plus sur l’opinion… Ce point est à la décharge de Pascal : les manquements de sa vigilance sont assez excusables. Mais il faut croire en même temps qu’une conception naturaliste et universelle de l’homme avait balisé le terrain bien avant.
Po : Tu parles de l’humanisme de la période de la Renaissance, qui avait déjà engagé une rupture avec la conception chrétienne de l’homme. C’est un point important à relever, parce que c’est à partir de là que se perd en même temps la juste compréhension de l’expérience occidentale du beau. On est encore très loin de l’esthétique de Kant, dont on rappellera qu’elle consacre la souveraineté du sujet en tant qu’arbitre qui décide par son jugement de la beauté ou de la laideur de la chose. Mais le processus qui mène à cette esthétique est engagé…
Md : Il nous faudra sans doute revenir sur cette période de la Renaissance, qui est fertile en activité artistique : c’est quand même étrange d’y situer le moment d’une perte.
Po : La Renaissance est en effet perçue comme un retour en force de l’art contre la croyance religieuse qui aurait prévalu durant la période du Moyen-âge. On considère que ce renouveau a été favorisé par la conjonction de plusieurs facteurs, parmi lesquels l’afflux en Occident d’intellectuels byzantins suite à la chute de Constantinople.
Ces intellectuels étaient porteurs d’une culture beaucoup plus grecque que latine, et auraient ainsi permis de redécouvrir le monde de la Grèce antique comme lieu, non seulement d’une libre réflexion philosophique, mais aussi d’une haute expérience en matière de création artistique. La formation, en Italie, de cités-Etats, telles que Florence ou Venise, avec à leur tête de puissantes familles enrichies par le commerce avec l’Orient et dont une caractéristique importante a été de donner du travail aux artistes les plus talentueux : c’est là une autre cause du phénomène. On ajoute ici que ces cités-Etats se montraient relativement indépendantes à l’égard de la papauté: peut-être, là encore, est-ce le contact avec l’Orient et avec la magnificence de ses palais qui a donné bien des idées. Sachant qu’en terre d’islam, il n’y a pas de pouvoir religieux équivalent à la papauté.
Mais cette lecture des événements, avec son analyse des causes, est en grande partie due aux penseurs des Lumières. L’Eglise apparaît presque toujours dans le rôle de celui qui asphyxie la vie de l’esprit et qui brise les élans de l’art par sa censure. Ce qui n’est pas faux, mais ce qui occulte en même temps la part essentielle qu’a prise le christianisme, à ses débuts, dans ce que nous appelons l’expérience occidentale du beau.
Md : Pour que les penseurs des Lumières en viennent à occulter cette part, il fallait d’abord que l’Eglise elle-même ait permis par ses agissements pareille occultation.
Ph : Dès le 12e siècle, l’Eglise catholique est engagée dans une lutte contre les hérésies, en quoi elle voit une menace contre le vrai message chrétien, mais aussi, sans doute, contre sa propre survie comme institution. Sa posture défensive, voire agressive, va créer les conditions d’une interprétation erronée des événements en matière d’évolution de l’art. Se présentant désormais comme gardienne des dogmes, elle est la première, en effet, à se dénier à elle-même la part positive qu’elle a prise dans cette évolution.
Et son déni ne va pas cesser lorsque, face à l’explosion de l’activité artistique au moment de la Renaissance, elle s’adonnera à un mécénat favorisant un art pieux, contre l’art profane et paganisé des familles régnantes en Italie… L’art pieux, c’est à mon avis ce qui va servir de linceul à cette expérience agonique du beau, en laquelle nous avons reconnu une phase d’accomplissement dans l’évolution de l’art occidental.