Il faut tenter de comprendre pourquoi et comment, en France, l’infâme parti-pris de tous les gouvernements successifs depuis les années 1980, des élites politiques, médiatiques et intellectuelles en faveur de l’Etat d’Israël, au détriment des Palestiniens, au mépris de tous les principes et « valeurs » affichés, loin de susciter un tollé dans l’opinion, fait l’objet, dans la majorité de la population blanche, d’une complaisance à géométrie variable mais néanmoins particulièrement distincte. L’existence d’un tel bloc informel, inavouable et inavoué entre gouvernants et gouvernés, autour de cet enjeu devient insoutenable dans des circonstances comme celles que nous traversons aujourd’hui – avec toutes les conséquences de rigueur – l’indignation à sens unique, la compassion sélective pour les victimes, l’interdiction des manifestations en faveur de la cause palestinienne, la fraternisation avec les appendices de l’Etat d’Israël en France, etc.
C’est un bloc hégémonique localisé, l’agencement singulier des gouvernés sur les gouvernants autour des signifiants ici en jeu, « Israël », « Juifs », « Palestiniens », « Arabes », « Musulmans », et, bien sûr, « terrorisme », « terroristes ». Ce qui est en question ici c’est un jeu de correspondances cachées, implicites, un jeu d’homologies subreptices entre la situation en France et le contexte israélo-palestinien. Pour toute une partie majoritaire de l’opinion blanche, en France, des événements manifestant la résilience, l’indocilité, l’énergie combattante des Palestiniens dans leur affrontement sans fin avec leur ennemi (la puissance israélienne), et donc, au premier chef, le récent Blitzkrieg conduit par le Hamas en Israël, tout ceci s’associe automatiquement, subconsciemment autant qu’inéluctablement à des traumatismes collectifs hexagonaux – la tuerie de Charlie hebdo, le massacre du Bataclan, au premier chef. Ce qui fait le lien ou plutôt créé les conditions de la concaténation des deux, c’est bien sûr le syntagme « terrorisme islamiste ». C’est le grand motif spongieux de la « menace islamiste ».
Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est la provenance, la généalogie des affinités entre des contextes qu’a priori tout oppose, affinités suffisamment puissantes pour nourrir ces automatismes, ces associations. Ce lien, il n’est pas besoin de le chercher très loin : c’est l’existence, dans les deux cas, d’un groupe de population pris en compte par l’Etat et considéré par la majorité de la population blanche sur un mode colonial. En Israël, la chose est évidente, les « Arabes » (les Israéliens rechignent à appeler les Palestiniens par leur nom, ils ne veulent pas les reconnaître comme peuple singulier) sont soit traités comme des citoyens de seconde zone, marginalisés et subalternisés à ce titre, soit, (dans les territoires occupés et à Gaza) comme des colonisés, avec toutes les violences et les discriminations que cela suppose. A ce titre, comme le disait avec force Derrida, Israël est bien le dernier (dans les deux sens du terme) des Etats coloniaux.
Mais la France ? C’est précisément le fait que les racisés, les post-coloniaux y sont traités par l’autorité (et pas seulement par les flics qui contrôlent au faciès) et les élites comme une population à part, et sur un mode pas seulement discriminatoire mais distinctement néo- plus que post-colonial, qui impose le rapprochement avec l’Etat sioniste comme « dernier Etat colonial ». Les associations entre les deux situations, les deux contextes, s’imposent d’autant plus facilement que le discriminé, le racisé, l’épinglé (le dangereux, en vérité) a le visage de l’Arabe et du musulman.
Que ce soit dans les quartiers péri-urbains, les cités, les moyens de transport en commun, la politique du logement et le contrôle de la surveillance dans les espaces publics, que ce soit dans la perception par l’autorité étatique des pratiques religieuses, les Arabes et les musulmans sont, en tant que catégorie singularisée traités, pensés/classés et « gérés » par l’Etat sur un mode néocolonial. Ce n’est pas l’apartheid à l’israélienne, bien sûr, mais c’est encore et toujours l’increvable colonie, ici internalisée, quand même. Il suffit de voir la façon dont l’Islam, les institutions et les pratiques qui s’y rattachent sont placés sous tutelle étatique et policière en France (c’est le ministère de l’Intérieur qui veille au grain), à la différence notoire des autres religions (catholique, protestante, juive...), en France, pour se convaincre de l’endurance de la matrice coloniale en la matière.
Dès qu’il est question des Arabes et des musulmans, en France, l’Etat colonial se réveille et reprend du service. Ou plutôt, non : il n’a jamais cessé de considérer et traiter ces populations en mode colonial.
Au cours des dernières décennies, ce trait a été fortement durci par la montée, dans le monde de l’Etat mais aussi bien du côté des médias et des élites, de cette forme d’intégrisme néo-blanc qui se dit laïc et républicain et qui est surtout une machine à reproduire et relancer les discriminations appliquées spécifiquement aux Arabes et aux Musulmans – tout Arabe ou assimilé étant, a priori, catalogué comme sujet de l’Islam.
La question du voile, à l’école et dans les espaces publics, des mosquées et des salles de prière, de la « propagande salafiste », celle de la « mouvance terroriste » et, les sympathies avec la cause palestinienne promptement assimilées à l’antisémitisme, etc. – tous ces gimmicks ont servi à alimenter la machine discursive (la propagande et l’agitation) islamo- et arabophobe parée des atours de la laïcité républicaine. Les attentats susmentionnés ont fait le reste pour que désormais, plus que jamais, les post-coloniaux racisés fassent, en France, l’objet d’un traitement particulier qui, globalement, les assimile, dans le registre néocolonial, à une population à part, et potentiellement dangereuse, différente en espèce et qualité de la population blanche. L’universalisme laïc et républicain n’a toujours pas changé de couleur et ce n’est pas demain que Marianne aurait une tête d’Arabe (ou de Vénus noire).
Pour ces raisons, la France blanche si accoutumée à vivre dans un Etat colonial où le colonialisme, tout en poursuivant son inépuisable carrière en Afrique et ailleurs, s’est structurellement enraciné dans l’Hexagone en prospérant, si l’on peut dire, sur le corps collectif de la population d’origine coloniale et des racisés en général, cette France blanche est portée à considérer d’un œil blasé et le plus souvent indifférent le fait colonial israélien et, plus particulièrement, la conquête des territoires occupés, la colonisation de la Cisjordanie en vue de la constitution du Grand Israël, de la mise sous l’éteignoir de la bande de Gaza ; qu’un régime d’exception, de subordination, de discrimination des Arabes et des musulmans soit partie intégrante de la vie d’un Etat blanc agrémenté d’institutions démocratiques, cela lui paraît au fond être dans l’ordre des choses, à cette France blanche – une situation normale.
A espèce dangereuse condition particulière – c’est bien le moins. C’est ici bien sûr que se dévoile en pleine lumière l’enjeu du mot « terrorisme », dans les chaînes d’équivalence qui sont communes à cette France-là et à Israël – comme Etat et société : l’association naturelle des mots « terrorisme », « terroriste » à l’Arabe, au musulman, c’est ce qui scelle l’amitié particulière qui unit la France blanche à l’Israël suprémaciste et l’on en voit dans les circonstances présentes les effets dévastateurs, la puissance discursive : Israël intime à la moitié (un million d’habitants) de la population de Gaza l’ordre de se déporter elle-même vers le sud, où un inéluctable désastre humanitaire l’attend, ceci avant que l’aviation israélienne ne laisse que ruines fumantes dans cette partie (la plus peuplée) du territoire... et nul ne s’en émeut particulièrement, et surtout pas nos gouvernants, dans notre pays – cette action annoncée de terreur à l’échelle industrielle est assurément bien le moins que notre ami l’Etat hébreu doive aux artisans du supposé terrorisme islamiste. Cette démesure dans la vindicte nous est familière : c’est celle que pratiquent, à leur propre échelle, nos juridictions antiterroristes qui frappent sans faire de détail tout ce qui peut être assimilé au terrorisme islamique à gueule d’Arabe – un seul et même remède contre ce mal – la perpétuité sans rémission, l’isolement le plus rigoureux des « radicalisés », les petits Guantanamo à la française.
On notera en passant que le maillon qui symbolise cette affinité coloniale entre la France blanche et l’Israël suprémaciste, c’est cette catégorie toute particulière que sont les bin-nationaux, les Franco-israéliens qui, quand ils émigrent en Eretz, vont s’installer en nombre et en colons, dans les territoires occupés, à Jérusalem-Est ou dans les colonies. A ce titre, mais aussi bien, quand ils effectuent leur service militaire sous l’uniforme israélien, ils sont assurément conduits à se livrer à toutes sortes d’exactions contre la population palestinienne que non seulement réprouve la morale publique, mais que sanctionne en principe le droit international. Ces gens-là, qui participent à une conquête illégale au regard du droit international circulent librement entre Israël et France, et l’on n’a jamais entendu dire que l’un.e d’entre eux ait été inquiété lorsqu’ils.elles sont sur le territoire français pour des actions illégales conduites contre les Palestiniens. Sur ce point, la Justice française est particulièrement peu curieuse et inerte.
Aujourd’hui, un certain nombre de Franco-israéliens sont retenus comme otages par le Hamas. Leur libération va devenir, dans les temps qui viennent, une grande cause nationale (je devrais l’écrire avec des majuscules) au service de laquelle rien ne sera épargné pour mobiliser toute la population blanche de ce pays. Un éditorialiste du Monde en fait des tonnes, ces jours-ci, à propos du « Hamas pogromiste » – quid de ce qui a été désigné par des observateurs israéliens de haut rang comme des pogromes perpétrés par des bandes de colons juifs en furie dans différents villages palestiniens de Cisjordanie ? Si donc, à son tour, le Hamas s’est lancé dans des opérations pogromistes, il n’est pas besoin de chercher dans les livres d’histoire où il a pu puiser son inspiration : les exemples, il les a sous les yeux, c’est le quotidien de la vie palestinienne dans les villages situés à proximité des colonies – où prospèrent, donc, bien des familles franco-israéliennes.
2- Mais j’exagère, sans doute, il demeure quand même, en France, toute une frange humaniste/humanitaire, de gauche en général, qui se navre incidemment, voire durablement, de l’attrition que les Israéliens, peuple et Etat, font subir aux Palestiniens. Et qui, parfois, va même jusqu’à le faire savoir, dans des tons plus ou moins retenus ou véhéments. Le problème est que l’horizon de ces dispositions occasionnellement rendues publiques est la déploration, la compassion, l’indignation morale. Au fond, ces gens-là n’aiment les colonisés (et donc, en l’occurrence les Palestiniens) qu’aussi longtemps que ceux-ci sont en situation de victimes, de maltraités, d’opprimés, d’humiliés, de vaincus. C’est ainsi qu’ils les aiment, pour qu’ils puissent continuer à les plaindre et à montrer leur belle âme en dénonçant le tort qui leur est infligé.
Mais que les colonisés (et, plus généralement, la plèbe du monde, dans les espaces ex-coloniaux ou ailleurs et, en Palestine, dans une situation encore coloniale) s’extraient des espaces balisés de la plainte et de la présentation des cruautés qu’ils subissent, qu’ils commencent à se rebeller, se rebiffer pour de bon, par des moyens qui ne peuvent être que véhéments, violents, vu la disproportion des forces en présence – et voici nos humanistes/humanitaristes perdus – davantage : choqués, déçus, comme abusés par ceux dont ils avaient si généreusement épousé la cause. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradigme de Camus – il prospère en toutes sortes de versions, chrétienne, lévinassienne, droit de l’hommiste, pleurarde, etc. et son fondement le plus solide, c’est l’horreur qu’inspire à ses tenants l’esclave (le damné de la terre) qui se rebelle et qui, bien sûr, commence par massacrer son maître – le syndrome haïtien.
La chose est constante : quand le colonisé prend les armes, ce n’est pas pour conduire une guerre juste et élégante alignée sur la Convention de Genève, c’est pour en finir avec ce qui l’exténue, ce qui commence par l’extermination de toute incarnation de la figure générique du colon et de la colonisation qui lui tombe sous la main. C’est du Fanon de base. Du coup, ceux qui, avec leur cœur gros comme ça, vivent confinés dans l’horizon de la déploration et du blâme, perdent tous leurs repères, ils ne reconnaissent plus dans le barbare (l’esclave révolté) d’aujourd’hui la malheureuse victime d’hier et, dans leur désarroi, leur déception, en viennent rapidement à se retourner contre leurs protégés d’hier – puisque vous voici mués en « terroristes », ne comptez plus sur nous pour vous défendre, tout au contraire : prêts à adhérer à la sainte-alliance contre le terrorisme palestinien et international.
La première des urgences, donc, à l’heure où les dirigeants israéliens proclament que leur aviation s’apprête à faire de Gaza un nouveau Dresde, ce sera d’établir solidement que le Hamas s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité ; qu’il importe que, toutes affaires cessantes, ses dirigeants soient traduits devant une juridiction internationale adéquate, l’Etat d’Israël s’y présentant dans la position avantageuse du plaignant…
Le défaut de l’armure des humanistes/humanitaires à la Camus ou Victor Serge, ici, c’est Facebook – s’ils fallait qu’il fabriquent un message indigné chaque fois que l’armée israélienne fait une descente dans un camp palestinien, à Jénine ou ailleurs, dans une ville où les Palestiniens sont ghettoïsés et terrorisés par les colons fascistes, comme Jéricho, chaque fois que l’aviation israélienne détruit un immeuble ou deux à Gaza, au prétexte que la famille d’un chef terroriste y vivrait, etc., ils n’en finiraient pas et ils n’ont pas que ça à faire. Alors, ils laissent tomber, ils font comme tous les autres, ils se soumettent au régime de la normalisation de la terreur et l’attrition exercées par l’Etat d’Israël contre les Palestiniens. Ils réservent leurs messages indignés pour les grandes occasions – à moins de cent morts, ça demeure de la routine, le business as usual de l’Etat hébreu dans son traitement énergique de la question palestinienne.
Mais que sur ce fond de soixante-quinze ans de terreur et d’attrition ininterrompues, fasse irruption sur un mode strident cinq minutes, non, deux jours de contre-terreur palestinienne, et voici les messageries qui vrombissent, chauffées à blanc – insupportables actes de barbarie, crimes contre l’humanité, fanatisme sans bornes, etc. C’est ici, au tournant de l’activisme sélectif sur Facebook que les philistins sont attendus : au fond, ce qu’ils ne supportent pas, mais vraiment pas, c’est que ce soient des Blancs qui meurent – je ne dis pas des Juifs afin d’éviter d’aggraver mon cas, mais aussi parce que ce qui est fondamentalement en jeu ici dans l’indignation collective, c’est bien cela : la solidarité d’espèce. Les autres, quand ils souffrent du fait du colon blanc, on les plaint, un peu ou beaucoup.
Mais sans aller jusqu’à désigner le persécuteur comme un ennemi de l’humanité et en tirer les conséquences – il est blanc. Mais que le colonisé se saisisse de ce qu’il a sous la main, le couteau ou l’équivalent, qu’il commence à égorger ce qui a le visage de l’ennemi, et le voici exclu à jamais des rangs de l’humanité. La façon dont le grand juge blanc évalue les crimes des uns et des autres obéit à une logique spécique, raciale – la raison, d’ailleurs, pour laquelle la colonisation est rarement associée par les juristes et les professeurs de sciences politiques blancs au génocide. Et pourtant : les nazis préparaient leurs exterminations en secret, les Israéliens, eux, sont tellement assurés de leur bon droit qu’ils proclament à l’avance qu’il vont transformer en désert inhabitable, à la romaine ou à la grecque, la moitié de la Bande de Gaza – ils auraient tort de s’en priver, d’ailleurs, les gouvernements occidentaux observent un silence équivalant au consentement. Pour un peu, on considérerait l’ « ordre » intimé par les autorités israéliennes à la population de Gaza d’évacuer la ville comme un geste humanitaire. Mais non : c’est le supplément cynique et nihiliste d’un crime innommable qui se prépare et se conduira en toute impunité.
Les fatwas démocratiques contre le Hamas (terroriste, embryon d’une théocratie obscurantiste à l’iranienne...) ont une seule et unique vocation : délégitimer la résistance au « dernier » des Etats coloniaux, en criminaliser ceux qui, que cela plaise ou pas au grand juge blanc, inspirent et conduisent la lutte. S’il avait fallu que tous les mouvements qui ont lutté pour l’indépendance des colonies et l’ont obtenue de vive force aient présenté, avant même d’entrer dans la lutte, d’irréprochables titres « démocratiques », à l’anglaise, la scandinave, la française ou l’américaine, les empires coloniaux européens auraient encore de beaux jours devant eux. Tenter non seulement de discréditer politiquement le Hamas mais, carrément, le rejeter dans les ténèbres de la barbarie obscurantiste, au prétexte que (raisonnement tortueux s’il en fut), s’il devait arriver un jour qu’il préside aux destinées d’une souveraineté, d’un Etat en bonne et due forme, il ne pourrait s’agir que d’une détestable théocratie, c’est une opération exemplaire de maître blanc – celui qui, d’un geste souverain, opère le partage entre la lumière et les ténèbres.
En attendant, c’est le Hamas qui conduit la résistance, qui incarne, lorsqu’il inflige des coups à l’ennemi, l’espérance malgré tout des Palestiniens.
Equipés de ce type de casuistique, les partisans français de l’indépendance de l’Algérie n’auraient jamais soutenu le FLN ni porté la moindre valise – les lettres de créance démocratique de celui-ci étaient, à plus d’un titre, douteuses. Avec ce genre de raisonnement aussi, on se résout à acquiescer au coup de force du général Sissi contre le théocratique Morsi – un coup de force appuyé par toutes les puissances occidentales, au nom de la promotion de la démocratie contre l’obscurantisme islamiste incarné ici par les Frères musulmans. Et au bout du compte, ce qui vient se substituer à la théocratie morsienne, c’est un régime ultra-répressif, tueur des libertés publiques et soutenu par les démocraties blanches au nom de la préservation de l’ordre et de la stabilité au Proche-Orient.
Soit dit en passant, le théocratique Hamas est bien arrivé en 2006 au pouvoir dans la Bande de Gaza à la suite d’élections démocratiques (autant que faire se peut dans les conditions de l’occupation et du reste) à l’occasion desquelles il a battu à plate couture le Fatah corrompu et partisan de la collaboration avec Israël.
Le grand juge blanc, vicaire de la démocratie universelle, est-il donc porté à considérer que tout parti flirtant avec la théocratie doit être exclu de l’exercice du pouvoir, même quand il gagne des élections libres ? C’est ce qu’ont considéré les généraux algériens, ce qui a conduit à une guerre civile épouvantable de plusieurs années. C’est ce qu’ont mis en pratique les chancelleries occidentales en soutenant le coup de force de Sissi imperator. C’est ce qui, en Tunisie, a conduit à la mise au ban du parti islamiste Ennahda et à l’émergence d’un régime autoritaire dirigé par un Ben Ali bis. Et c’est équipé de tous ces brillants exemples que l’on vient nous dire, au lendemain d’une action contre un colonisateur arrogant, qui entrera dans les annales de la lutte anticoloniale (quelques frissons d’effroi qu’elle inspire aux Blancs immunitaires du Nord global) : le Hamas est un monstre politique, il massacre des civils !
Ce que ne comprennent pas, mais alors pas du tout, ceux qui entendent évaluer la lutte anticoloniale des livres de droits et prescriptions onusiennes à la main, c’est ce qu’est un moment politique et les conditions qu’il crée : depuis des années, les démocraties occidentales, les Etats arabes renégats qui fraternisent avec Israël, les florentins à double face comme la Russie et la Turquie, rivalisent d’efforts pour marginaliser la question palestinienne, celle où est en question l’existence d’un peuple, tant dans le sens politique du terme que dans celui de sa vie collective comme organisme vivant. Tout est fait, dans l’esprit de cette conjuration, vaste coalition d’intérêts stratégiques, de lâchetés et d’aveuglements pour faire comme si la question palestinienne était de fait réglée – la conquête de la Cisjordanie par l’Etat d’Israël serait irréversible, sa reconnaissance une question de temps, quant à Gaza, ce ne serait plus guère, désormais, qu’une question immunitaire – aux organisations internationales habilitées et aux âmes charitables de s’en occuper…
L’opération coup de poing entreprise – et réussie – par le Hamas avait, dans ce contexte, la vocation de remettre les pendules à l’heure : non, la question palestinienne n’est pas réglée, moins que jamais. Cette démonstration ne pouvait être faite que sur un mode strident, sur un mode hyperviolent – les récriminations des Palestiniens, cela fait belle lurette que tout le monde s’en fout. La violence extrême, c’est ce qui, dans certaines circonstances, impose le retour au réel, comme elle est, selon Machiavel et bien d’autres, la façon dont s’impose la souveraineté. La gauche morale est aujourd’hui à ce point enveloppée dans les langes de la total-démocratie et de la religion des « valeurs » qu’elle a oublié ces leçons élémentaires, portées par des décennies de luttes anticoloniales.
La position en surplomb consistant à vouloir imposer à la lutte anticoloniale des règlements et obligations, des interdits surtout, inspirés par des principes et des valeurs que n’ont jamais respectés et respectent moins que jamais, aujourd’hui, ceux-là même qui en font la réclame et prétendent les incarner – cette position est intenable ; ceci, précisément, dans la mesure où la position du juge en surplomb est une pure fiction, une pure construction autarcique à fin d’autolégitimation.
A ceux qui n’en démordent pas, nous répondons : vous n’êtes les gardiens des principes, des règles et des valeurs qu’au prix d’une opération d’autodésignation ; vous n’êtes pas en position de juger des moyens de la lutte des colonisés, et notamment de tenter de la discréditer au prétexte qu’ils tuent des civils, pour la bonne raison que vous soutenez des gouvernements et des puissances qui font tout de même, et à une toute autre échelle – les démocraties occidentales.
Tout récemment encore, les corps expéditionnaires occidentaux tuaient des civils à foison en Afghanistan, dans des bombardements aveugles, l’armée française tuait des civils sans jamais le reconnaître tout au long de ses opérations conduites dans le Sahel, avant d’opérer la retraite sans gloire que l’on sait, etc.
Les démocraties occidentales n’ont jamais cessé de tuer des civils au fil de guerres, d’opérations de police, de reconquête tout au long des dernières décennies – et jamais, pour autant, vous n’avez contesté pour ce motif, la légitimité de leurs gouvernants – ceci sans parler, pour revenir à notre sujet, de l’armée israélienne qui tue des civils palestiniens de la manière la plus routinière qui soit depuis qu’elle existe et même avant qu’elle n’existe comme armée d’un Etat – voire les exploits de la Haganah durant la guerre d’indépendance. Or, quand c’est le Hamas qui tue des civils, vous réclamez à cor et à cri qu’il soit mis au ban de la société et homosacerisé.
Du point de vue d’une pure pragmatique, donc, et en laissant de côté les diversions parfumées aux principes, vous ne pouvez pas dire que le massacre de civils par une puissance armée soit, pour vous, un critère absolu permettant de statuer sur la légitimité ou l’illégitimité de la puissance qui y recourt : jamais vous n’iriez jusqu’à dire que les gouvernants israéliens sont illégitimes du fait même que leur armée et leurs colons tuent des Palestiniens. Personne, en France, ne s’est jamais risqué à dire que Macron et ses gouvernements successifs avaient perdu toute légitimité du fait que des militaires français avaient participé à des massacres de civils en Afghanistan, au Sahel ou ailleurs. Cet argument comminatoire, vous le réservez aux colonisés qui tuent des civils blancs – car il se trouve qu’en général, les colons sont blancs. Les autres, vos propres gouvernants, vous les acquittez (ou amnistiez) d’autant plus facilement que leurs victimes civiles ne sont pas blanches. Le fond de l’affaire demeure constant : pour le grand juge blanc qui statue sur les affaires du monde et les droits des uns et des autres, toutes les vie humaines persistent à ne pas se valoir. Et ce qui revient en force chaque fois que le conflit israélo-palestinien redevient incandescent et strident, c’est que non, décidément, une vie palestinienne ne vaut pas une vie israélienne en tant que celle-ci, dans la fiction des hiérarchies raciales, est présumée blanche.
3- Ce qui est rigoureusement resté dans l’angle mort des relations que les médias ont pu nous proposer de cet événement global qu’est instantanément devenu l’opération militaire conduite par le Hamas, c’est la façon dont celle-ci a été perçu dans cette plus grande partie de la planète qu’est le non-Occident : le monde arabo-musulman en premier lieu, bien sûr, mais aussi tout le Sud global, l’Asie, l’Amérique latine... S’il y eut des scènes de liesse – et il y en eut sans doute – elles nous sont demeurées rigoureusement dissimulées ; s’il y eut, ici et là, de ces tags furtifs en forme de « Hamas 1 – Israël 0 » ( et qui, en France, vaudraient assurément au tagueur pris sur le fait une peine de prison ferme infligée en comparution immédiate), c’est que nous sommes censés être devenus totalement inaptes à supporter ce genre de contre-champ.
L’identité avec nous-mêmes, nos certitudes, nos présomptions, nos « raisons » et nos angles de vue sont devenus le fondement inaltérable de nos existences. Disparition du « reste » – qui se trouve, quand même, et de loin, être la majorité des humains... C’est bien dommage, parce que ce sont ces regards et ces voix d’ailleurs qui nous permettraient de comprendre ces choses simples qui dépassent durablement notre entendement. Par exemple qu’après ce coup, et quoi qu’ils fassent, les Israéliens n’égaliseront jamais. Le regard de la plèbe du monde demeurera rivé sur le tableau imaginaire qui affiche pour longtemps ce score : « Hamas 1 – Israël 0 ».