Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [4]

Un cactus : l’antisionisme déclaré de Victor Klemperer (2/2)

Klemperer n’est pas seulement un intellectuel, dans le sens général du terme, c’est un homme de lecture, un lecteur acharné – mais aussi altruiste : il peuple les nuits d’insomnie d’Eva d’inlassables heures de lecture et l’apaise ainsi, l’aide à s’endormir. Plus la vie des Juifs voit son périmètre se rétrécir, avec notamment l’entrée en guerre de l’Allemagne et les interdictions qui s’abattent en rafales sur eux, pour ce qui concerne l’emprunt et la détention de livres, notamment, et plus il se voit réduit à lire au hasard de ce qu’il trouve [1], des livres empruntés à la sauvette, de la littérature nazie (la présence des uns comme des autres représente un grand danger, comme l’illustre l’épisode d’une perquisition au domicile des Klemperer à l’occasion de laquelle un sbire de la Gestapo, tombant sur un exemplaire de Le mythe du XXème siècle, d’Alfred Rosenberg, un classique de la doctrine nazie, lui en assène de violents coups sur la tête). Mais, dans leur délire, les nazis tolèrent que les Juifs lisent des livres... juifs.

Quoi qu’il en soit, Klemperer qui n’est pas seulement un lecteur passionné, mais aussi qui, lorsqu’un problème le préoccupe, aime à retourner aux sources écrites, primaires, met la main, en pleine guerre, sur des écrits de Theodor Herzl, notamment L’Etat juif.

Ce qui va lui permettre d’établir un lien entre le sionisme pratique avec lequel il a maille à partir dans le contexte de l’Allemagne livrée aux nazis, et la source première, le Urtext dans laquelle ce mouvement trouve son inspiration.
Dès 1940, avant même d’avoir sous la main le texte herzlien lui-même, Klemperer s’y frotte par personne interposée : « Dans le journal juif que Katz me passe de temps en temps, on peut lire cette expression nauséabonde : l’homme juif. Katz dit : la doctrine de la race de Herzl est la source des nazis, ils ont copié le sionisme, pas l’inverse ». Et, en philologue, Klemperer d’ajouter : « Quand une expression apparaît-elle pour la première fois ? Quand acquiert-elle une importance générale ou fait-elle époque ? » [2]

En tout cas, le voici mis sur la piste de la matrice commune des « expressions nauséabondes » en langue sioniste et en langue nazie – la question de l’antériorité de l’une sur l’autre étant, ici, assortie d’un point d’interrogation. En mai 1942, il note, à propos d’une de ses connaissances, un sioniste convaincu : « Seliksohn m’attaque constamment au sujet de la ’comédie’ de mon baptême, il cherche toujours à me convaincre de rejoindre le camp du judaïsme national. Il m’a prêté Voyage en Palestine juive de Holitscher. Je viens d’en finir les annotations minutieuses (…) les bolcheviks sionistes sont de purs nationaux-socialistes ! Mais cette lecture a été incroyablement intéressante pour moi » [3].

Encore une fois, Klemperer parle ici en intellectuel dont la critique est la passion : il ne suffit pas d’avoir des adversaires ou des ennemis – encore faut-il les lire – un exercice qui peut être passionnant. Klemperer lit ici le « sioniste bolchevik » comme il lit Rosenberg ou Hitler (il se plonge dans Mein Kampf pendant la guerre), car c’est là sa conviction la plus profonde – il faut toujours revenir aux textes, aux sources écrites et, plus généralement, à la langue. Il faut lire tout ce qui est susceptible de nous aider à comprendre ce qui nous accable dans le présent. Mais il faut le faire aussi comme on doit écouter les gens parler – c’est la raison pour laquelle les Klemperer, aussi longtemps qu’ils le peuvent, ne renoncent pas à prendre le thé ou à dîner avec des connaissances juives auxquels tout les oppose, intellectuellement, culturellement, politiquement – pour écouter la langue de l’adversaire, pour le plaisir de la conversation pimentée par les désaccords les plus tranchés aussi. Sur ce point, Klemperer est le parfait héritier non seulement des Lumières françaises, mais aussi de Montaigne pour qui une « conférence » (conversation) ne valait jamais tant que quand elle était adversative.

En juin 1942, Klemperer lit L’Etat juif de Herzl, donc – « Lu L’Etat juif de Herzl avec un sentiment de malaise » [4]. Remarque explicitée quelques jours plus tard : « Les Ecrits sionistes de Herzl. Ce sont les raisonnements, parfois les mots, c’est le fanatisme d’Hitler » – et pourtant : Herzl est pour moi repoussant, mais intéressant » [5].

Dans le chapitre 29 de LTI intitulé « Sion », Klemperer élabore les notations éparses dans le Journal, où est en question la doctrine et, plus largement, l’idéologie sionistes, rapportées en premier lieu à Herzl. Reprenant une remarque de Katz, il note d’emblée : « [Hitler] a certainement appris chez Herzl à considérer les Juifs comme un peuple, comme une unité politique et à les regrouper sous le terme de ’judaïsme mondial’ » [6].

Il reprend le motif de la proximité dans le temps et l’espace entre Hitler et Herzl, aux origines, du moins, rappelant que le sionisme est « une affaire autrichienne ». Il insiste à nouveau sur ce qui constitue le paradoxe originaire de ce mouvement, et son perpétuel point de faiblesse : plus il spécule sur l’existence d’un « peuple juif », plus il se gargarise de « l’homme juif », plus il demeure engoncé dans sa marginalité, dans le monde juif lui-même – « Au début du siècle, à Munich, une relation juive convaincante avait voulu me racoler. J’avais alors simplement haussé les épaules comme à propos de quelque chose de fort éloigné du monde » [7]. Et il poursuit : il savait bien qu’il existait à Berlin ou dans d’autres villes d’Allemagne, des groupes sionistes, une revue sioniste – mais cela faisait partie pour lui des « curiosités excentriques et exotiques » – au même titre qu’il y avait sans doute à Berlin, aussi, un « club chinois ». Cela ne le concernait en rien, en sa qualité d’Allemand, d’Européen, d’être humain, vivant au XXème siècle. « Le sang ? la haine raciale ? Pas aujourd’hui, voyons, pas ici – au cœur de l’Europe ! » [8].

Bien sûr, note-t-il, la Première guerre mondiale a ébranlé sa « confiance dans la solidité de la culture européenne », mais sans jamais remettre en question la certitude que « la grande majorité des Juifs allemands n’éta[it] plus dissociable de la germanité » et que, par conséquent, le sionisme était, en Allemagne voué à la marginalité. Lorsqu’ensuite il se plonge dans les deux volumes des écrits sionistes de Herzl, c’est pour y « trouver, à volonté, des preuves pour nombre de choses que Hitler, Goebbels et Rosenberg ont reprochées aux Juifs, et ce, sans être prodigieusement habile en interprétation et en déformation », formule empruntée au Journal, reprise dans LTI [9] et non dépourvue d’une certaine ambiguïté : bien des choses dans les Ecrits de Herzl, si l’on comprend bien, donnent du grain à moudre à l’antisémitisme des nazis – le motif de l’unité du peuple juif d’où se déduit logiquement, en suivant la pente de la paranoïa nazie, celui de la conspiration juive.

Les écrits sionistes de Herzl nourrissent la propagande nazie en ce sens qu’au fond, il existe une affinité fondamentale entre la façon dont, respectivement Herzl et Hitler approchent le « problème juif » – le peuple rejeté de tous pour le premier, le peuple nocif et indésirable pour le second. Dans les deux cas, l’accent est porté sur l’homogénéité de ce peuple et sa différence constitutive d’avec tout autre, ce qui rendrait illusoire toute perspective d’assimilation dans quelqu’autre peuple ou nation que ce soit.

Cependant, Klemperer est un lecteur scrupuleux. Il existe aussi, consigne-t-il, « Dieu merci, également des dissemblances entre eux » [10]. Herzl n’a pas en vue l’oppression ou la destruction de « peuples étrangers », ce qui le différencie radicalement de la prétention nazie à la domination d’une race supérieure sur toutes les races inférieures. « Il ne demande que l’égalité des droits pour un groupe d’opprimés, qu’un espace aux dimensions modestes, un espace sûr, pour un groupe d’êtres maltraités et persécutés (…) Il n’est pas dénué de culture intellectuelle et morale comme Hitler, ce n’est pas un fanatique » [11]. Une formule d’apparence absolutoire, mais qui se trouve, dès la phrase suivante, quasiment récusée par une autre : « Il voudrait seulement en être un mais ne réussit qu’à être un demi-fanatique et il ne peut jamais étouffer la raison, la pondération et l’humanité en lui (...) » [12].

En d’autres termes, Herzl est une créature hybride entre la tradition européenne libérale et les nouvelles mythologies de la race et du sang dont les nazis sont les plus bruyants représentants. Il est donc enferré dans d’insolubles contradictions : « la distinction des races ne lui dit rien, mais il veut que les mariages mixtes soient interdits ». Il est viscéralement attaché à la culture allemande, mais le foyer juif qu’il imagine en Palestine a vocation à être peuplé essentiellement par les habitants des ghettos de l’Europe de l’Est... [13]. Bref, pas un penseur de haut vol, pas un « homme génial, mais un être chaleureux et intéressant » [14].

Mais c’est quand il adopte la posture du messie qu’il tend, dit Klemperer, à devenir « tantôt grotesque, tantôt effrayant », car il retrouve, dans cette posture, une inspiration qui le rapproche irrésistiblement des nazis : « Il ’déroule le drapeau national-social’ avec les sept étoiles qui symbolisent la journée de travail de sept heures, il écrase ce qui s’oppose à lui, il démolit ce qui se dresse contre lui, il est le Führer qui tient sa mission du destin et réalise ce qui sommeille inconsciemment dans la masse dont il doit former un peuple, et le Führer ’doit avoir un regard dur’ » [15].

Il entre dans un délire mégalomane qui, tout aussi irrésistiblement, évoque celui de son jumeau nazi : « Il commence à s’élever autour de moi une légère vapeur, qui deviendra peut-être le nuage sur lequel j’avance » [16]. Il insiste sur les uniformes, les drapeaux, les fêtes, il tonne contre l’assimilation, il fait le lit de la propagande nazie en incitant les Rothschild à « employer leur fortune au profit du peuple juif », bref ses « tournures » et ses « tonalités » sont parfaitement superposables à celles du Führer nazi. Ce que Klemperer appelle « la consonance des langues », complémentaire de la « ressemblance des personnes » [17]. « Sans cesse, des concordances entre eux deux – concordances des idées et des styles, des psychologies, des spéculations, des politiques, et comme ils se sont aidés mutuellement ! » [18] Sans oublier, bien sûr, cette façon commune à l’un et à l’autre, de poser au personnage dont l’Histoire, avec majuscule, est l’élément naturel.

Généalogiquement, de surcroît, ils vivent « sur le même héritage (…) le romantisme rétréci, borné et perverti (…) le romantisme kitsch » [19] dont se nourrissent leurs postures héroïques.

C’est ce qui conduit Klemperer à évoquer la figure de Martin Buber, lequel représente pour lui, dans le temps où il écrit LTI, la direction intellectuelle du sionisme, tout en étant, lui, « un vrai romantique, un romantique tout à fait pur, tout à fait profond et, j’aimerais presque dire, tout à fait allemand » [20]. Buber, c’est le penseur qui tire le sionisme vers la pensée religieuse, vers la mystique, vers « l’homme oriental ». Il est, à ce titre, l’incarnation, avec Franz Rosenzweig, d’un courant de pensée auquel s’oppose résolument le rationalisme inspiré par l’esprit des Lumières que veut incarner Klemperer : pour tout dire, leur « solennité sacerdotale » et leur « tendance à l’obscurité mystérieuse », c’est tout ce qu’il déteste...

S’essayant à une sorte de parodie du ton ampoulé et « solennel » de Buber, Klemperer énonce son désaccord sur le fond avec l’approche mystique du destin du peuple juif : « (…) la véritable mission que ce Dieu [celui des Juifs] a assignée à son peuple est justement de n’être pas un peuple [je souligne, A.B.], de n’être attaché à aucune barrière spatiale, à aucune barrière physique, de servir sans racine, la seule idée » [21]. Ici, contre l’esprit du ghetto, contre Buber, Klemperer en appelle à Spinoza.

Le ton de la solennité philosophique, l’emploi d’expressions nébuleuses qui créent une impression de profondeur et ne sont que des outres vides ; que de fois, dit Klemperer, a-t-il rencontré ces procédés aussi chez les supposés penseurs nazis à la Rosenberg ? La philosophie, avec ces « airs de philosophes », est ici au pire d’elle-même – la « parenté » entre Rosenberg et Buber est, ici, « plus déconcertante encore que celle qui existe entre Herzl et Hitler » [22].

J’ai assez exhaustivement cité tant le Journal que LTI, afin d’établir solidement que l’hostilité de Klemperer à l’égard de l’idéologie et du mouvement sioniste n’est pas épidermique mais qu’elle relève bien d’une position qui, au fil des années, à l’épreuve du nazisme au pouvoir et en dépit des conditions les plus défavorables qui soient (l’auteur étant coupé de toute source documentaire non aléatoire et fragmentaire), se consolide et s’approfondit, grâce, notamment à la lecture des textes de Herzl, Buber, ainsi que des récits de voyages contemporains en Palestine. Or, ce qui s’avère aujourd’hui, c’est précisément que cette position, telle qu’elle fut à peu près systématiquement escamotée lors de la réception de Klemperer en France, était dotée d’une incomparable qualité prédictive – c’est bien comme Etat racial qu’Israël est devenu au fil du temps une puissance conquérante, ségrégative, coloniale. Et, le paradoxe, c’est que cette qualité prédictive, parfaitement évidente dans le temps de la première réception de Klemperer en France, est la raison même pour laquelle ce motif a été consciencieusement (si l’on ose dire) zappé lors de la réception de LTI puis du Journal en France. C’est l’aveuglement, la veulerie et l’opportunisme de la réception par rapport à l’Etat d’Israël et au sionisme de l’arrière (celui de la diaspora) qui a produit cette élision massive de la question qui fâche.

Ceci, au profit, éventuellement, de la fabrication de symbioses et de généalogies imaginaires, faisant violence à la position de Klemperer, mais tellement plus conformes à l’air du temps, avec le name dropping d’usage et de ces jolis paquets-cadeaux enrubannés de « tradition cachée » et de messianisme juif benjaminisé : « Être clinicien de la langue totalitaire [il est question de Klemperer ici], n’est-ce pas encore une façon de montrer cette puissance du langage que Franz Rosenzweig, Walter Benjamin ou Gershom Scholem auront, chacun de son côté, placé au cœur de toute pensée de l’histoire ? » [23] N’est-ce pas là surtout une façon de normaliser Klemperer en l’annexant à une supposée tradition (une nébuleuse surtout) à laquelle il n’appartient manifestement pas (il suffit de le lire vraiment), au détriment de ce dont est fait notamment le tranchant de sa pensée – la mise en évidence des affinités Blubo (Blut und Boden) [24] de la doctrine nazie et de l’idéologie sioniste ? Des affinités qui, aujourd’hui, à l’épreuve des faits, commencent enfin à sauter aux yeux de l’opinion publique, et pas seulement dans les pays du Sud.

La qualité prédictive des textes de Klemperer que j’ai longuement cités est d’autant plus impressionnante qu’il les a écrits non seulement dans les conditions les plus défavorables à la réflexion et à la pensée, mais dans une séquence historique qui est celle de la mise en œuvre de l’extermination systématique des Juifs dont il reconstitue les pièces au fil des jours, en collationnant les bribes d’information qui lui parviennent, en disséquant la rumeur, en rassemblant les témoignages épars, ceci dans un temps où l’Etat d’Israël est encore dans les limbes.

Il saisit la puissance négative de l’idéologie dans une séquence où celle-ci n’a pas encore opéré sa jonction avec celle de l’Etat. Il a compris que le sionisme, comme toute idéologie est un pli, une ornière dont ceux qui y sont embourbés ne s’extrairont pas et qui les conduit sur la voie de la séparation des races, de la présomption ethnique, de l’apartheid et, dans les mots d’aujourd’hui, du suprémacisme. Et, encore une fois, ce qui soutient cette intuition, c’est le rapprochement a priori scandaleux (pour quiconque voit le fait accompli israélien comme juste réparation d’un tort) entre le « rêve » de Hitler et celui de Herzl. La position de Klemperer sur ce point crucial est à ce point intempestive lorsque se met en place sa célébration en tant que « clinicien de la langue totalitaire » qu’elle est vouée à être, tout simplement, balayée sous le tapis, comme on dit dans différentes langues étrangères.

Bien sûr, cette sorte de fixation qu’opère Klemperer sur le sionisme et, tout particulièrement, le statut de celui comme une « chinoiserie » dans le contexte allemand, cela l’éloigne d’autres objets qui, dans le même temps, auraient pu ou dû retenir son attention. La question notamment du Yiddishland reste dans un angle mort, tout au long de ces écrits. Il y parle très peu des Juifs d’Europe de l’Est, parfois sur un ton tant soit peu péjoratif, et pour autant qu’ils sont, en Allemagne, des émigrés récents [25]. Il ne prend la mesure de la Solution finale que sous l’angle des déportations de Juifs allemands vers Theresienstadt et les camps situés en Pologne. Il ne peut donc pas se représenter le fait que la grande majorité des victimes de l’extermination industrielle sont des Juifs de l’Est et l’extermination par balles au cours de l’été 1941 lui demeure à peu près inconnue. D’une façon générale et aussi surprenant que cela puisse paraître, le Yiddishland, comme monde social et espace culturel demeure pour lui, en sa qualité de yeke [26] somme toute très archétypique, sur ce plan, terra incognita.

Le yiddish reste pour lui un marqueur d’altérité sinon inquiétante, du moins tant soit peu déficiente – il emploie, pour le désigner, le mot, habituel en allemand, de Jargon. Ni dans le Journal, ni dans LTI ne sont nommément mentionnés le Bund, parti hostile au sionisme lui aussi et qui joue un rôle si important dans les communautés juives de l’Est européen, en Pologne notamment, ni les sionistes de gauche, parfois sympathisants du régime soviétique (Poale Zion), ni la considérable attraction exercée par le communisme parmi les composantes populaires, ouvrières et plébéiennes du Yiddishland. A l’évidence, tout ceci n’est pas son monde, le moins du monde, ce qui, soit-il en passant, va dans le sens de son rejet de toute approche raciale et culturellement homogénéisante de la notion de « peuple juif ».

C’est la persécution nazie qui a reconduit Klemperer à la condition juive, contre son gré. Mais condition ne veut pas dire ici identité. Klemperer ne « revient » pas aux sources culturelles ou religieuses d’une supposée identité, sources auxquelles il a toujours été indifférent, tant par position que par choix. En faisant le choix, comme ses frères et sœurs, de l’assimilation à la culture allemande alors même qu’il est fils d’un rabbin, Klemperer s’est donné un destin. Il a bien été le Juif Klemperer étoilé et persécuté et contraint à ajouter un prénom israélite à son patronyme, et cette épreuve l’a conduit à réévaluer entièrement sa position face au nationalisme et à la cuture allemande. Mais il n’a pas pour autant largué les amarres qui le rattachaient à celle-ci pour entrer dans la peau de la victime d’une persécution immémoriale et atemporelle ou pour effectuer un de ces voyages imaginaires en forme de « retour aux racines » et qui ont conduit nombre de ses semblables en Palestine puis en Israël.

Non seulement il ne s’est pas converti au sionisme (comme tant, notamment, de communistes juifs est- et ouest-européens, après la Seconde guerre mondiale et pendant la Guerre froide), mais, dès l’effondrement du régime nazi, il n’a pas ménagé ses efforts pour reprendre pied et retrouver ses positions dans le monde allemand de l’après-guerre – dans la partie orientale de l’Allemagne occupée par l’armée soviétique, puis en RDA.

Ayant regagné Dresde après un long périple à travers le sud du pays, suite à la destruction de la ville par le bombardement de mi-février 1945, il s’est refusé à quitter la capitale de la Saxe à laquelle il est tant attaché pour aller tenter sa chance dans la partie occidentale du pays (en y faisant valoir ses titres de victime dans l’espace universitaire), comme l’ont fait alors tant de ses collègues.
Klemperer a résolument rejeté toute notion d’un « retour » à une identité vraie masquée par l’assimilation, à quelque être primordial que ce soit, clairement perçue par lui comme une construction imaginaire. S’il est revenu à quelque chose, c’est à sa ville de Dresde (en ruines) et à sa position universitaire.

S’il entend être dédommagé et obtenir réparation pour les persécutions qu’il a subies en tant que Juif, ce n’est pas pour entreprendre une carrière de victime professionnelle. Il veut être rétabli dans sa position antérieure, une procédure où la reconnaissance (tant par la société post-nazie que par l’autorité nouvelle) a toute sa place. S’il adhère rapidement au KPD, c’est, dit-il, selon un calcul politique rationnel – c’est le seul parti qui, dans toute l’Allemagne, se prononce en faveur d’une véritable dénazification ; cette adhésion n’efface en rien, sur l’ardoise magique de l’adaptation aux nouvelles conditions, ses anciennes et tenaces préventions contre le « bolchévisme » et le régime stalinien.

Il est lucide quant à la persistance de l’antisémitisme dans le monde allemand de l’après-guerre et des effets secondaires prévisibles du rétablissement de la situation des survivants juifs dans ces nouvelles conditions ; dès le 17 juin 1945, avant même d’avoir regagné Dresde, il s’interroge : « Et quel effet – c’est ce qui m’inquiète le plus – cela [la chasse aux nazis à venir] aura-t-il sur la future place des Juifs en Allemagne ? On dira très vite : ils se pressent au portillon, ils se vengent, ce sont eux les gagnants » [27]. Et quelques mois plus tard, en novembre 1945, alors que la nouvelle administration se met en place de manière passablement chaotique, il énonce ce diagnostic particulièrement sombre : « A l’exception d’un reste minuscule, les Juifs ont été exterminés, mais le peu de survivants occupent maintenant les ’postes clés’. La victoire – mais à quel prix ! O Yahvé ! » [28]

On peut toujours, bien sûr, tenter de rattacher Klemperer à une tradition minoritaire, celle de ces Juifs mal inscrits dans leur condition juive, inscrits en tant que désinscrits, tiraillés entre des aspirations et des courants en conflit, astreints, sous l’effet de circonstances souvent apocalyptiques à de constants repositionnements. Mais tous ces efforts pour le faire entrer dans une catégorie tombent à leur tour en porte-à-faux : il est ainsi difficile de le décrire comme un paria acosmique (selon la nomenclature arendtienne), il est bien trop imbu d’esprit bourgeois, hostile au radicalisme politique, libéral pondéré, anti-révolutionnaire pour ça. Mais il n’est pas non plus un parvenu classique – son regard acéré détecte toutes les tares du philistinisme juif en Allemagne, avant et pendant le IIIème Reich. Sous le régime nazi, il chute bien dans la condition de paria, mais tout en gardant sa distinction culturelle et intellectuelle. Cette métamorphose (au sens kafkaïen du terme) ne le rapproche en rien du Luftmensch juif de l’Est européen – si ce n’est, bien sûr, par le truchement de leur commune et mortelle proximité avec Auschwitz.

Il ne faut donc pas succomber à la tentation d’enfermer Klemperer dans une communauté imaginaire, au côté de figures totémiques comme Benjamin, Kafka, Scholem, Canetti, Kracauer, etc. Un de ses traits distinctifs qui, par exemple, l’éloigne radicalement de Benjamin, c’est son allergie, en général, à la philosophie – elle l’endort, dit-il, et il n’y comprend goutte. Pour le spécialiste qu’il est, en tant que philologue et romaniste, peu porté aux abstractions, nullement passionné par le monde des concepts, ce qui prévaut, c’est le rattachement à la tradition séculariste, agnostique et rationaliste des Lumières françaises, valorisant les savoirs positifs, l’observation et bannissant toute espèce d’effusion et de sentimentalité – le rousseauisme, le romantisme allemand (incluant le Goethe du jeune Werther, le messianisme religieux, toute espèce d’utopisme...). Il n’est pas très éloigné d’une approche fort conventionnelle de la philosophie, en général, comme monde des généralités flottantes et des châteaux d’idées.

La philosophie qui jargonne et se tient dans l’empyrée des grandes généralités, sans ancrage dans le monde sensible, c’est sa bête noire. Très rares sont, dans le Journal, les mentions faites de philosophes allemands classiques – à l’exception de Kant, très épisodiquement, Herder (une des sources du nationalisme et de l’antisémitisme nazis). La « bonne » philosophie, pour lui, c’est plutôt Montesquieu, Voltaire et Diderot (pas Rousseau qu’il a en horreur) plutôt que Leibniz, Hegel ou Nietzsche qui n’ont manifestement jamais été ses lectures de chevet.

Tout ceci circonscrit l’espace tout à fait singulier dans lequel se tiennent la pensée et la pratique intellectuel de Klemperer en tant qu’ « intellectuel juif ». Il est bien un penseur, et de tout premier plan, mais un penseur de terrain – c’est cela qui le définit en propre et éclot, dans le cours de sa vie intellectuelle, tardivement, à l’épreuve de la catastrophe – le Reich hitlérien. Il est bien avant tout et sur le mode le plus paradoxal voire oxymorique qui soit, un membre de la confrérie des « Juifs non-juifs » [29] – mais en tant qu’irréductible et inclassable singularité. Il faut le prendre comme il est, avec ses rugosités, ses points de faiblesse et, surtout, les messages qu’il adresse vers l’avant (nach vorne) – c’est-à-dire qu’il nous adresse – et tout particulièrement ce dont il a été question tout au long de cet article.

Et pour boucler la boucle, enfonçons le clou : ce que montre la réception de Klemperer, oublieuse de la question qui fâche, c’est qu’en France (mais pas seulement), l’aveuglement face au sionisme et à l’Etat d’Israël vient de loin, c’est-à-dire a été soigneusement cultivé, par les élites intellectuelles notamment. Nous en payons le prix, plus que jamais, dans le temps de la destruction de Gaza, qui se trouve être aussi celui de la purification ethnique et de la relance impunie des pratiques génocidaires. C’est bien la chose la plus sombre et désespérante qui soit : ce qui, aujourd’hui, arrive à Gaza, nous exhorte à lire Klemperer au premier degré lorsqu’il dit et redit son accablement à constater les « correspondances » entre le discours nazi et la logomachie sioniste.


Notes

[1] « Quant à moi, je lis tout ce qui me tombe entre les mains », LTI, p. 264.

[2] Mes soldats, op. cit, p. 544, 10/12/1940.

[3] Je veux témoigner, op. cit., p. 76, 3/05/1942.

[4] Ibid., p. 135, 23/06/1942.

[5] Ibid., p. 47.

[6] LTI, op. cit., p. 367. Mais ce n’est pas lui qui parle ici, dans un dialogue qu’il reconstitue, avec son adversaire sioniste préféré, Seliksohn.

[7] Ibid., p. 368.

[8] Ibid., p. 370.

[9] Ibid., p. 375.

[10] Ibid., p. 375.

[11] Ibid., p. 375.

[12] Ibid., pp. 375-76.

[13] Ibid., p. 376.

[14] Ibid., p. 376.

[15] Ibid., p. 376-77.

[16] Ibid., p. 377.

[17] Ibid., p. 379.

[18] Ibid., p. 380.

[19] Ibid., p. 380.

[20] Ibid., p. 382.

[21] Ibid., p. 384.

[22] Ibid., p. 385.

[23] Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 140. Notons au passage que ce benjamisme de rattrapage et attrape-tout, Didi-Huberman l’a en commun avec plus d’un orphelin du « marxisme révolutionnaire » des années 1970 – Daniel Bensaïd, Michaël Löwy, etc. Un benjaminisme ornemental qui est d’autant plus prompt à faire vibrer la corde du messianisme qu’elle se tient en retrait sur la question d’Israël.

[24] « Le sang et le sol » (Nde)

[25] En juillet 1942, il relate une conversation avec le Dr Katz qui voit « l’afflux incontrôlé des Juifs de l’Est uniquement avides d’argent » comme un facteur d’aggravation de la situation des Juifs allemands. Il abonde alors dans son sens : « j’ai dit que je serais partisan de mettre en place un examen sur le niveau d’instruction des candidats à l’émigration aujourd’hui » (Je veux témoigner… p. 150, 5/07/1942. Air connu, malheureusement, par les temps qui courent.

[26] C’est le terme qui désigne familièrement, pour les Juifs est-européens, les Juifs allemands assimilés et embourgeoisés, les parvenus germanisés. Cette appellation s’est transportée en Israël. Je me rappelle l’ironie plus qu’apitoyée avec laquelle Sylvia désignait les voisins de palier de ses parents (Wanda et Markus Klingberg,) les Hirsch, une famille de Juifs allemands bien comme il faut, comme des yekes. Une fois devenus israéliens, ces ex-assimilés à la culture et au monde germanique aimaient affecter d’en avoir tout oublié, notamment la langue. Je n’ai pas souvenir que les Hirsch, sachant que je parlais allemand, m’aient jamais adressé la parole dans cette langue – avec ceux qui ne parlaient pas hébreu, la langue de communication, c’était l’anglais.

[27] Je veux témoigner, op.cit., p 781.

[28] Ibid., p. 942.

[29] L’expression est empruntée à Isaac Deutscher (le biographe, entre autres, de Léon Trotsky) et à son essai : Message of the Non-Jewish Jew (1958).

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