Les penseurs arabes et musulmans se sont prononcés sur le fait révolutionnaire au moment où ils découvrirent la Révolution française. Dans un premier temps, l’idée de révolution fut rejetée parce qu’elle était l’incarnation d’une malédiction de l’histoire. Al Jabarti accuse la Révolution française de se produire sans Dieu ni religion, d’être régicide et de favoriser la discorde. Hasan Qâçim en 1847 déplore la vulgarité et l’ignorance des révolutionnaires.
Ahmed Atif Efendi, un haut fonctionnaire de l’empire ottoman, écrit en 1798 un pamphlet contre les idées de la révolution colportées par Bonaparte dans le monde arabe, lui reprochant son matérialisme, son anti-humanisme et son athéisme. Ces idées heurtent frontalement la théologie politique classique, comme je l’ai indiqué dans La Révolution, une espérance (Fayard, 2022). En effet, les révolutions, les révoltes, les soulèvements populaires ont été considérés par tous les grands noms de la théologie politique islamique et par les historiens comme la révélation du mal dans l’histoire, la désinstauration du monde – ’ifsâd (افسد) – de ce que Dieu a instauré – ’irsâ (إرْساء) –, autrement dit par leur négativité.
Dans le contexte sémantique et conceptuel classique, la révolution n’a précisément pas de sens, parce qu’elle contrevient aux concepts théologiques islamiques fondamentaux de la nature, du temps, du droit et de la politique. Pour cette raison, l’idée de révolution démocratique véhiculée dans le monde arabe par les révolutions de 2011 constitue en elle-même une révolution.
En 2011, l’idée de révolution acquiert une positivité nouvelle ; elle n’est plus considérée comme révélation du mal dans l’histoire. Elle devient l’instrument du progrès et ponctue l’évolution de l’histoire vers le haut. Des penseurs comme Abdelwahab Meddeb, Fethi Benslama, Sophie Bessis, Fathi Triki, Azmi Bichara et tant d’autres ont accueilli favorablement la révolution, en tant que saut qualitatif vers l’émancipation démocratique. Celle-ci n’est plus signe de malignité de l’histoire mais de dignité humaine.
Printemps arabe et échec démocratique
Le projet démocratique est un projet de très grande ampleur qui engage la vie sociale, familiale et individuelle sous toutes ses formes. Il ne peut s’exécuter dans l’instantané. Sa réalisation sur le plan des idées et de l’expérience exige de longues et périlleuses traversées à travers le temps, avec des accidents, des périodes d’arrêt ou même de régression, des rebondissements imprévisibles etc.
Les révolutions arabes furent noyées dans les guerres civiles et la décomposition sociale, dévoyées et vaincues par les fractures idéologiques, la militarisation des forces révolutionnaires, la confessionnalisation ou l’ethnicisation des enjeux politiques, et enfin par l’internationalisation des conflits. Cependant, le projet démocratique est devenu un projet national. Il a pris racine dans nos pays.
C’est ce que nous enseigne l’actualité, avec les soulèvements de masse au Soudan, en Algérie, au Liban, en Irak. Le projet démocratique poursuit sa voie contre l’enfermement politique, la corruption, la confessionnalisation de l’État et l’autoritarisme. Regardez ce qui se passe aujourd’hui même au Soudan. Un énième coup d’État y a eu lieu le 25 octobre 2021, mais une énième résistance démocratique se poursuit et des êtres humains continuent de mourir ici et ailleurs pour que les droits et les libertés soient rendus à leurs titulaires.
En Iran, les protestations massives en faveur de la liberté individuelle déclenchées le 16 septembre 2022 par la mort de Mahsa Amini constituent l’un des marqueurs de cette insoumission démocratique. La jeunesse des étudiants et écoliers s’est mêlée aux protestations ouvrières pour contester le régime, à travers ses symboles, notamment le voile, politiquement sanctifié par Khomeyni. Les morts continueront d’inspirer les appels pour une démocratie iranienne libérée des chaînes qui entravent les libertés et droits individuels. Croire que le projet démocratique est un échec définitif, c’est faire preuve d’une myopie à la fois historique et philosophique.
La dérive autocratique de Kaïs Saied
Une révolution démocratique, comme en connut la Tunisie le 14 janvier 2011, sera confrontée aux coups d’arrêt et régressions, comme le prétendu « redressement du processus révolutionnaire » entamé le 25 Juillet 2021. Ce dernier en a trompé plus d’un. La Tunisie, après avoir vécu pendant dix ans une expérience démocratique difficile, a fini par subir cette malheureuse épreuve, entreprise paradoxalement au nom de, mais en fait contre la Constitution. Le coup d’État s’est poursuivi par le décret scélérat des pleins pouvoirs (le décret 117 du 22 septembre 2021) adopté avec la complicité de certains juristes collaborateurs, heureusement rares et isolés, bernés par la duplicité de leur commanditaire qui les a d’ailleurs renvoyés par la suite, sans tenir compte de leur projet de constitution.
Au final, nous avons eu une nouvelle constitution qui frise l’absurdité et prolonge en réalité l’état d’exception. La mise en application de l’état d’exception doublée de l’exercice des pleins pouvoirs nous ramène, comme l’affirme Giorgio Agamben, à un État édifié sur la plenitudo potestatis, c’est-à-dire la plénitude du pouvoir, vide de droit. Son danger, c’est qu’il installe la matrice d’une gestation dictatoriale encore plus périlleuse. Mais la mobilisation démocratique ne désarme pas, et je pense qu’elle provoquera à terme la chute du régime. Le message démocratique de la révolution reprendra alors sa course. Dans une révolution, le message est la chose la plus importante. Les soubresauts et les agitations politiques se dissolvent dans la masse de l’histoire.
L’inaboutissement du processus démocratique
Les expériences de révolution démocratique dans le monde arabe, notamment en Égypte et en Tunisie, souffrent en premier lieu de leur ambiguïté. Dans leur contexte, des élections démocratiques peuvent aboutir au triomphe de partis substantiellement antidémocratiques. Or, une fois arrivés au pouvoir, grâce à la majorité électorale, ces partis se mettent à vouloir islamiser aussi bien l’État que la société. Cette islamisation forcée va provoquer des tensions et des réactions.
Ce fut le cas en Égypte avec le coup d’État militaire du général Sissi le 3 juillet 2013, et le coup d’État contre la Constitution de Kaïs Saied, le 25 juillet 2021. L’explication est que les révolutions arabes manquent d’épaisseur intellectuelle et philosophique. Leur contexte est essentiellement factuel, réactif. Elles se sont en quelque sorte réalisées « en marchant ». Cela est vrai des révolutions comme des contre-révolutions, gravitant toutes deux autour d’enjeux de pouvoirs, de gains de situation, de conquête ou de défense d’intérêts. Cela signifie que ces révolutions ont pu être revendiquées et assumées après coup par des forces politiques totalement antagonistes, comme les marxistes, les nationalistes ou les islamistes. Ce sont des révolutions pour tous, ce qui les affaiblit.
En deuxième lieu, le régime démocratique a besoin d’une société et d’une culture démocratiques pour pouvoir fonctionner. Une société démocratique est une société dans laquelle la famille, les cellules professionnelles, les associations, les entreprises, les partis politiques fonctionnent conformément à l’esprit démocratique. Chez nous les cellules de base, notamment les familles, constituent des modèles patriarcaux plutôt que démocratiques. Par ailleurs, une démocratie achevée ne peut fonctionner dans un pays dont la population atteint des taux de vulnérabilité supérieurs à 20% . Dans ce cas, le besoin efface la liberté.
Troisièmement, l’expérience démocratique vécue après les révolutions arabes n’a pas encore de racines historiques. C’est une expérience nouvelle qui se développe dans l’instabilité, l’absence de cohésion et de discipline. Cette démocratie naissante n’a pas encore capitalisé les moyens et les ressources nécessaires à sa propre défense. C’est ce qui se passe actuellement sous nos yeux en Tunisie. La concentration du pouvoir se développe face à une passivité de la société civile, considérée théoriquement comme le bouclier de la démocratie. Enfin, le projet démocratique arabe se heurte frontalement à la contre-révolution.
La riposte antidémocratique
La contre-révolution, ici, contrairement à la contre-révolution européenne du XVIIIe siècle, n’a aucune unité doctrinale, parce qu’elle se focalise strictement sur les enjeux de pouvoir : la volonté des gouvernants en place de pérenniser leur pouvoir, d’assurer celui de leurs héritiers mâles, de leur classe ou de leurs communautés, par une répression systémique, quitte à provoquer l’exil d’une grande partie de leur population qui va chercher refuge ailleurs au péril de leur vie.
Le front bigarré de la contre-révolution se caractérise à la fois par son aspect militariste (Égypte, Syrie), financier et rentier (Qatar, Arabie Saoudite), religieux (wahhabisme, Frères musulmans, Amal et Hezbollah libanais, Hachd al-Chaabi irakien), antirépublicain, traditionaliste, hostile à la sécularisation et à l’idée de l’État civil.
Les révolutions arabes ne seront vraiment accomplies que lorsqu’elles se dresseront contre la religion civile en l’excluant de l’espace public. L’immense malentendu qui nous gouverne actuellement, c’est que les Arabes et les musulmans croient dur comme fer que la religion est la garantie de leurs forces, de leur vitalité créative et de leur unité, alors qu’elle est au contraire la source de leur paresse intellectuelle, du caractère velléitaire de leurs aspirations et de leurs déchirures.
Cela se manifeste à travers l’onirisme discursif d’un Kaïs Saied qui, croyant diriger le réel par un verbe malentendant [c’est-à-dire en parlant sans écouter qui que ce soit], n’a réussi qu’à diviser la société, aggraver la corruption et nous mettre en état de pénurie permanente.