Quand on parle d’instrumentalisation politique de la religion, on évoque généralement les mouvements islamistes contemporains – notamment les Frères musulmans qui, il est vrai, ont très largement contribué à politiser l’islam, en le transformant en levier d’opposition et de contestation des pouvoirs en place. Mais l’on oublie souvent que le premier vecteur de politisation de l’islam a été les régimes eux-mêmes qui, dès leur indépendance, ont utilisé le substrat religieux comme mode de légitimation populaire. Ainsi, l’islamité officielle brandie par les pouvoirs étatiques a participé à imposer le lexique islamique comme figure dominante du politique dans les pays musulmans, y compris dans ceux comme la Tunisie ou la Turquie qui apparaissent pourtant comme les plus « laïques » et « sécularistes ».
Islam d’État, islam contre l’État : la démocratie prise en otage
Jouant en permanence sur l’ambivalence idéologique, se référant simultanément à la démocratie et à l’islam comme valeurs constitutionnelles de l’État (avec des nuances importantes selon les pays), les régimes dits « musulmans », du Maroc au Koweït, en passant par l’Algérie, l’Égypte ou même la Turquie « laïque », n’ont cessé d’utiliser le référentiel islamique comme mode de contrôle social et surtout sécuritaire, allant même jusqu’à créer des formes de « clergés nationaux » (imams et muftis nommés et rétribués par l’administration centrale), placés sous la tutelle de conseils islamiques supérieurs et/ou de ministères de la religion. C’est ici que l’on perçoit la portée très actuelle de la critique des penseurs de la Nahda : en terres d’Islam, la religion administrée, contrôlée et gérée par le politique a renforcé, sur le temps long, les modes de gouvernance autoritaires de la société. Elle a en revanche totalement négligé de consolider les espaces de libertés et les droits fondamentaux des citoyens, au point qu’il n’est pas exagéré de qualifier ces expériences de « fondamentalismes d’État ». Cette religion administrée et étatisée a réduit le politique à une concurrence larvée entre scène islamique officielle et scènes islamiques dissidentes. Dès lors, la question démocratique s’est trouvée « enkystée » dans une lutte symbolique autour de la définition du « bon islam » et du droit légitime à le représenter, à l’incarner et à le défendre aux yeux de « citoyens croyants », condamnés à la passivité ou, au contraire, à la rébellion.
Démocrates musulmans sans démocratie musulmane ?
La rareté des régimes démocratiques ne signifie pas pour autant que la référence démocratique soit totalement absente des scènes politiques contemporaines des mondes musulmans. Une telle vision serait caricaturale, reproduisant en cela le préjugé orientaliste d’une indifférence culturelle des musulmans aux idéaux démocratiques, par priorité donnée aux valeurs de l’unité de la communauté et de la justice sociale. Au contraire, la question démocratique a été constamment présente, ne serait-ce que dans la rhétorique des élites dirigeantes qui s’en sont souvent réclamées, en lui donnant toutefois une tournure autoritaire et tutélaire (faire le bonheur du peuple à sa place). Elle a été aussi récurrente dans le discours des courants intellectuels, sociaux et politiques, d’obédience séculariste ou islamiste, qui en ont fait la revendication principale dans leur lutte contre les pouvoirs en place.
Pour preuve, les leaders et les mouvements des gauches radicales, longtemps acquis aux idéaux tiers-mondistes et marxistes dans leurs multiples versions (soviétique, maoïste, yougoslave, trotskyste, etc.) ou aux nationalismes locaux (arabisme, baasisme, nassérisme, etc.) se sont majoritairement convertis à l’horizon des années 1980 aux bienfaits de la démocratie « occidentale et bourgeoisie », inspirant la création de la plupart des organisations des droits de l’homme et des plates-formes de « société civile », dénonçant les exactions des régimes autoritaires.
Plus surprenant, on pu assister à un mouvement de « conversion » comparable chez de nombreuses élites islamistes réformistes (le plus emblématique de ce courant étant le Tunisien Rached Ghannouchi, leader du parti islamo-conservateur Ennahda) qui, à partir des années 1980-1990, se sont mises à délaisser leur critique radicale de la démocratie occidentale, considérée longtemps comme étrangère, voire hostile, à la culture islamique, pour prôner des « formules mixtes », où la reconnaissance du multipartisme, du parlementarisme et la protection des droits individuels et des libertés fondamentales sont désormais considérées comme des valeurs centrales de l’action politique et de l’État. Certes, ce type de ralliement peut être interprété comme purement tactique et instrumental, mais il n’en est pas moins porteur d’une tension centrale au sein de l’islam politique, où les « nouveaux convertis » à la démocratie rivalisent désormais avec des courants littéralistes et salafistes pour lesquels la démocratie reste synonyme d’associationnisme (chirk), d’innovation pernicieuse (bid’a) ou de mécréance (koufar).
Au final, on serait donc tenté d’inverser la formule du politologue Ghassan Salamé, « Démocraties sans démocrates », au profit de celle de « Démocrates sans démocraties », tant elle nous paraît plus apte à décrire les réalités politiques des sociétés musulmanes présentes.
Islam et démocratie, l’exception tunisienne ?
Au regard de la tendance lourde à l’instrumentalisation politique de la religion dans les mondes musulmans, la Tunisie post-révolutionnaire ferait-elle figure d’exception démocratique – avec la Turquie, acquise à la démocratie depuis 1924 ? Il est vrai que la Constitution du 27 janvier 2014, élaborée et votée par des représentants élus au suffrage universel direct (Assemblée nationale constituante qui a siégé durant trois ans), pose les bases d’un régime républicain, démocratique et participatif dans le cadre d’un État civil. Par ailleurs, si les références à l’islam sont présentes dans plusieurs articles du Préambule (« l’attachement du peuple tunisien à l’islam… »), la charî‘a (loi islamique) n’est pas mentionnée comme source de droit et la liberté de conscience et de croyance est pleinement reconnue. Plus encore, les citoyens tunisiens sont protégés constitutionnellement de l’accusation d’apostasie qui, comme on le sait, constitue dans de nombreux pays musulmans, un procédé pour stigmatiser et criminaliser les individus et les groupes considérés comme « hors normes » (opposants, dissidents, minorités religieuses et sexuelles).
Si l’expérience constitutionnelle tunisienne, conciliant la forme civile et démocratique de l’État à l’attachement à l’islam comme référence spirituelle et éthique, représente sans aucun doute une source d’inspiration pour une réforme globale des institutions politiques dans les mondes musulmans, il n’en reste pas moins que la « question démocratique » ne se joue pas exclusivement dans l’arène étatique, mais aussi très largement au cœur même des sociétés, dans une lutte de sens entre des courants politico-philosophiques qui sont loin de partager la démocratie comme horizon d’avenir. D’où la nécessité de dépasser les lectures culturalistes et binaires (islam/démocratie), afin de privilégier une analyse dynamique des mouvements sociaux, des luttes politiques, des courants intellectuels et des débats éthiques qui contribuent à remettre en cause la vision de sociétés « musulmanes » monolithiques et statiques, prisonnières ad vitam aeternam du cercle de fer de la religion.
Pour aller plus loin…
• Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam. Combats et propositions, Vrin, 2005.
• Fatima Mernissi, Islam et Démocratie, Albin Michel, 2010.
• Abdou Filali-Ansari, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte, 2003, rééd. 2005.