Face à la tentation autoritaire du pouvoir, les Algériens continuent de résister grâce au Hirak, l'insurrection citoyenne inédite tant par son ampleur et la diversité de ses slogans, que par sa stratégie de Silmya-talwit (pacifique). Quel avenir pour le Hirak alors que des législatives se tiennent le 12 juin ? Comment est né le Hirak ?
La candidature d'Abdelaziz Bouteflika pour un 5e mandat en avril 2019 a été vécue par les Algériens comme une humiliation. Le 16 février à Kherrata, en Kabylie, et à Khenchela dans les Aurès, de jeunes manifestants avaient investi la rue et déchiré les portraits du président.
Un tract anonyme largement diffusé à travers les réseaux sociaux, avait appelé à des marches le vendredi 22 février, au départ des mosquées après la grande prière hebdomadaire. Après un moment d'hésitation, les laïques avaient décidé d'y prendre part avec leur slogan fétiche "Djazaïr Horra dimokratia (Algérie libre et démocratique)".
Qui est derrière ce mouvement ?
Au-delà des spéculations, c'est la grande énigme. Les islamistes ? Un clan de l'armée ou de la police politique ? Toujours est-il que si manipulation il y avait, la suite des événements a échappé à ses initiateurs.
Au début du mouvement, le commandement militaire avait mis en garde contre "la main de l'étranger qui veut déstabiliser l'Algérie", avant d'utiliser la rue comme point d'appui dans des luttes claniques. Le vieux général Gaïd Salah, alors chef d'état-major, avait poussé le président Bouteflika à la démission, et jeté en prison son frère Saïd, qui exerçait un pouvoir par procuration.
Le général Gaïd Salah deviendra, à son tour, la tête de Turc des insurgés qui criaient "Yetnehaw gaa (tout le monde dégage) !".
Le manque de leadership clair n'est-il pas un handicap ?
C'est plutôt un atout qui fait la force du Hirak. Les leaders des mouvements classiques en Algérie, qu'ils soient islamistes ou laïques, ont, à de rares exceptions près, cédé à l'attrait des privilèges et de la corruption, avant de devenir des appendices du régime. Islamistes domestiqués et démocrates des casernes sont discrédités. Malgré une animosité réciproque attisée par la police politique selon les conjonctures, ils réussissent toujours à se trouver dans la défense de leurs intérêts.
En poussant le Hirak à se structurer, la police politique tente de parachuter ses éléments à la tête du mouvement pour mieux le contrôler.
Quel est le rôle des mouvements islamistes ?
Les islamistes sont divisées en trois groupes. Il y a d'abord les islamistes domestiqués, avec Abderezak Mokri, Abdallah Djaballah et Abdelkader Bengrina comme chefs de file. Ils participent aux élections, obtiennent des quotas de sièges dans les assemblées locales et nationale. Partisans d'une arabisation total du système éducatif, du remplacement du français par l'anglais, et d'une islamisation au pas de charge de la société, ils n'hésitent pas à scolariser leurs enfants dans des écoles privées, avant de les envoyer à l'étranger, notamment en Europe et au Canada, poursuivre leurs études avec des bourses de l'Etat algérien. Hostiles au Hirak, ils se sont alignés sur les positions du pouvoir en applaudissant l'emprisonnement de manifestants pacifiques. "Cet islam politique ne me gêne pas" dira le président Tebboune, qui s'apprête, dit-on, à leur ouvrir les portes du gouvernement après les législatives du 12 juin.
Le second groupe est constitué d'anciens dirigeants du Front Islamique du Salut, (FIS, dissous après sa victoire aux législatives de décembre 1991). Partisan du Hirak, leur leader, Ali Belhadj, rayonne grâce à une intégrité sans faille. Contrairement aux chefs de l'opposition domestiquée, il habite toujours un modeste appartement dans une cité de banlieue. Marqué de près par la police politique, ce harcèlement le conforte dans la posture victimaire qui a fait sa réputation dans les années 90.
Le troisième groupe, le mouvement Rachad, regroupe des cadres islamistes exilés en Europe. Leur influence relative dans le Hirak est incontestable grâce aux réseaux sociaux qu'ils maitrisent avec un savoir-faire bien rare. Au contact des démocraties occidentales, ils en ont adopté les codes et le discours sur les libertés, les droits humains et la cohabitation pacifique dans une société plurielle.
Dans la rue, barbus islamistes et femmes sans voile manifestent parfois cote à cote. Comment expliquer cette "fraternisation" insolite ?
C'est un miracle du Hirak ! S'agit-il d'une réelle évolution des islamistes après la guerre civile des années 90 ? Ou d'une "taqia", cette tactique qui prône l'adaptation aux contraintes du terrain ? Leur discours ambigu permet toutes les interprétations et leur exact contraire. Trop rusés pour leur donner le bon Dieu sans confession.
Face à leur volonté hégémonique, les militants laïques sont divisés : les rejeter en raison de leur passé sulfureux durant la guerre civile des années 90, ou dialoguer avec eux, ne serait-ce que pour démasquer leur duplicité. Dans le premier cas, on s'aligne derrière le pouvoir qui vient de décréter le mouvement Rachad, et dans la foulée les indépendantistes du Mouvement pour l'Autodétermination de la Kabylie, "organisations terroristes". Dans le second, on fait sauter une digue pour explorer une voie inédite, mais en prenant le risque de jouer les "idiots utiles" d'un mouvement totalitaire.
Malgré la répression et la pandémie, le Hirak dure depuis février 2019. Comment expliquer cette longévité ?
Face à la pandémie du Covid-19, le Hirak a décrété, en mars 2020, une trêve unilatérale. La police politique en a profité pour tenter de le neutraliser par des arrestations et des procès en cascade.
Surpris par la reprise des marches hebdomadaires en février dernier, le pouvoir a accéléré la cadence de la répression. Plus de 200 manifestants pacifiques croupissent dans les prisons. Des partis légaux et des associations sont menacés de dissolution. Le journaliste Rabah Karèche, correspondant du quotidien Liberté à Tamanraset (1900 km au sud d'Alger) a été incarcéré pour un reportage sur la grogne des Touaregs. "Il a joué à tort au pyromane sur un sujet très sensible." dira le président Tebboune, violant ainsi la présomption d'innocence et le secret de l'instruction. Le 26 mai à Tébessa (près de la frontière tunisienne), l'avocat Abderraouf Arslan a été placé sous mandat de dépôt. Le 31 mai, le juge Sadedin Marzoug, porte-parole du Club des magistrats libres, a été révoqué par le Conseil supérieur de la magistrature ; réputé intègre, il était à la pointe de la lutte pour l'indépendance de la Justice.
Malgré la répression, les Algériens résistent. Contre les manœuvres de division de la police politique, ils ont réussi l'expérience de la solidarité et du vivre ensemble, dans le respect de leurs différences. C'est sans doute ce qui les pousse à croire que leur rêve d'une Algérie en phase avec les aspirations de ses citoyens est à portée de main.
Peut-il s'éteindre progressivement ?
Le pouvoir joue la montre et la matraque, dans l'espoir d'un essoufflement progressif. Sous pression depuis des semaines, plusieurs villes ont déjà rendu les armes. A Alger, la police occupe le centre-ville et disperse violemment tout embryon de cortège.
Mais le retour de manivelle du tout répressif risque d'embraser le pays à l'occasion des législatives prévues le 12 juin, boycottées par l'opposition et rejetées par le Hirak.
Depuis le début, il y a eu des changements à la tête du pouvoir (Bouteflika, Gaïd Salah…), mais on a le sentiment que ce sont toujours les mêmes qui tirent les ficelles ?
Il s'agit de changements de la vitrine, résultat de luttes claniques dans le sérail. Plusieurs ministres, deux anciens premiers ministres (Ouyahia et Sellal) et une quinzaine de généraux ont été condamnés pour corruption et détournement de fonds publics. Si les faits qui leurs sont reprochés sont, souvent, bien réels, les chefs d'orchestre de l'épuration sont loin d'être des modèles de vertu. Comme le général Gaid Salah, l'ancien chef d'Etat-major décédé en décembre 2020, qui avait lancé l'opération "mains propres"; la dénonciation par la presse de l'enrichissement illicite de ses enfants est resté sans suite judiciaire.
En sacrifiant les membres les plus discrédités de l'ère Bouteflika qualifiés de "Issaba (gang)", les "décideurs" tentent de sauvegarder le corps du système politique mis en place depuis l'indépendance, avec l'armée comme colonne vertébrale. La mise en scène de procès médiatisés vise à convaincre le bon peuple que "l'Algérie nouvelle" a tourné la page des pratiques qui défient le droit et la morale.
Dans les faits, les passe-droits, le clientélisme et la répression ont atteint des niveaux records. L'ombre de Bouteflika plane toujours sur le pays. Ceux qui l'ont servi avec zèle sont toujours aux manettes. Comme le président Tebboune, inamovible ministre depuis les années 90 qui avait juré de "réaliser le programme du chef de l'Etat" déchu car, avoue-t-il "je ne peux pas faire mieux que lui" !