Nous sommes l’Amérique Latine, le continent expert en résistances qui ne sont pas ancrées dans les réseaux sociaux ou dans la tendance à l’annulation qui, aujourd’hui, se déploie monstrueusement contre la culture russe sans l’horreur de tant de bien-pensants européens. Nos luttes sont ancrées dans des morts.
Au sommet Eurolat, parmi tant de définitions qui ont attiré plus d’attention que celle-là, Cristina Kirchner a parlé d’un phénomène actuel et mondial qui mériterait d’être décrypté : l’insatisfaction démocratique. Partout dans le monde post-pandémique, maintenant que le nouvel ordre mondial se profile de manière dramatique dans une guerre prolongée par l’OTAN de façon évidente et aggravante pour l’humanité, il serait plus exact de dire « de ce côté-ci du monde », l’extrême droite totalitaire progresse.
L’extrême droite devrait toujours être qualifiée de « totalitaire », car c’est ainsi qu’elle se définit, comme nous l’avons vu brutalement dans le prétendu « tractorazo » (manifestation des tracteurs de l’agro business) qui comprenait de la vieille ferraille, comme quelqu’un qui garde un costume sur mesure dans l’armoire pour enfiler les guenilles et passer le casting des « nécessiteux ». Elle est totalitaire en ce qu’elle se définit comme un tout (« l’Argentine, c’est nous »), alors qu’elle n’est qu’un secteur fer de lance qui stigmatise férocement le reste et proclame la pendaison symbolique et physique de quiconque peut ou veut s’y opposer.
Comme on l’a vu lors des récentes élections françaises, une marge étroite sépare en termes de chiffres les forces survivantes de la modernité et le schéma solide de pensée - Mélenchon, de la droite et de l’extrême droite. Maintenir ces forces hors de la compétition est le travail des médias concentrés, partenaires de la richesse concentrée, qui jettent quotidiennement la boue sur tout ce qui est politiquement solide, et mentent sans vergogne pour maintenir leurs propres intérêts à flot en tant que partenaires du capital financier.
Là-bas, Marine Le Pen a remporté les votes préférentiels de la frange la plus jeune de la population, ceux qui n’ont aucune mémoire historique, qui ne se connectent à la politique qu’à travers la rotation élevée des messages et qui font l’expérience directe du manque d’horizons économiques et idéologiques qui les empêche de réaliser que leur sang, leur sueur et leurs larmes seront aspirés par une machine qui n’a rien d’autre à leur offrir que des masques de rupture et un pur statu quo. Il n’est ni dans leur esprit ni dans leur essence la mise en œuvre des politiques qui les favorisent, mais bien au contraire.
Ici, c’est Milei, dont le pathos et le cynisme ne méritent pas d’être décrits parce qu’ils sont à la vue de tous et pourtant il est vendu quotidiennement sur les écrans comme un produit excentrique que l’on peut consommer plus que comme un espoir, comme une touche de couleur dans un monde plein de gris et de trop de blabla.
Cela ne sera pas possible si l’insatisfaction démocratique ne sert pas de signal de départ. Nous appelons « démocratie » ce qui ne l’est pas. C’est que nous normalisons comme « démocratie » un va-et-vient entre des gouvernements anémiques du peuple et le pouvoir réel. Le fait est que rien dans la vie quotidienne de millions de personnes ne les incite à croire qu’un autre monde est possible, que les majorités qui attendent un déversement de richesses sont incapables de lever les yeux et de voir que jamais ne tombe une seule goutte de la richesse qui continue d’aller à la minorité habituelle.
Il n’y a pas d’amalgame qui donne du désir, qui donne du courage, qui donne de l’épopée au David qui doit affronter le Goliath qui est déjà trop fort, trop écrasant, trop vil pour accepter ni dialogue, ni consensus, ni renoncement à une miette de tout ce qu’il a.
Dans ce cadre, rien n’est pire que de croire que l’on a gagné alors que le temps passe et que rien de ce qui se passe ne coïncide avec une quelconque victoire, bien au contraire. La guerre s’ajoute maintenant à la post-pandémie et il est vrai que renverser le désespoir et le manque de confiance dans la politique est une tâche monumentale. Parce qu’on l’appelle aussi « politique » alors qu’elle ne l’est pas.
Nous avons une opposition qui n’a jamais fait de politique en termes réels : seulement parce que l’a révélé un Sir Britannique qui était ministre des Affaires étrangères de son pays, il est devenu de notoriété publique que nous avons perdu notre souveraineté et cédé des ressources nationales parce qu’un ivrogne était à la tête d’une négociation imbibée de merlot.
L’espionnage n’est pas de la politique : c’est de l’espionnage. Ce n’est pas de la politique que de persécuter des opposants : c’est un crime. Ce n’est pas de la politique que d’acheter des juges et des procureurs et même une Cour suprême pour empoisonner l’opinion publique avec des mensonges et se débarrasser de quiconque pourrait faire obstacle au fait de tout vendre, de tout s’approprier, de déshériter tous : c’est une abjection de plus qui est propagée par des dizaines d’opérateurs qui se font passer pour des journalistes.
L’insatisfaction démocratique est un phénomène qui a été conçu, construit et stimulé par les 2% pour entuber les 98%. Rien de mieux qu’un bain d’immersion dans le désenchantement et l’insatisfaction des multitudes pour ouvrir la voie à l’extrême droite qui a les yeux gonflés de sang et l’angoisse baveuse à la bouche.
Nous ne sommes pas la France ou les États-Unis. Nous sommes l’Amérique latine, le continent expert dans des résistances qui ne sont pas ancrées dans les réseaux sociaux ou dans la tendance à l’annulation qui, aujourd’hui, se déploie monstrueusement contre la culture russe sans susciter l’épouvante de tant de bien-pensants européens. Nos luttes sont ancrées dans la mort. Nos luttes sont des reports entre générations. Ici, l’annulation a eu lieu il y a un demi-siècle, lorsque le péronisme était hors-la-loi.
Et seul un péronisme revitalisé, nourri par sa source historique qui opte pour les humbles et pour la justice sociale, sera la chance d’éviter d’être rongé par ces illusions de néon qui semblent amusantes jusqu’à ce qu’elles se transforment en tragédie et en escroquerie à une échelle inconcevable.