La maison tunisienne brûle et le président regarde ailleurs. Kaïs Saied a fait le choix de dédaigner la détresse économique et sociale pour se concentrer sur le chantier constitutionnel. C'est là sa faute cardinale. Le 25 juillet, premier anniversaire de son coup de force, il va soumettre à référendum un projet de constitution qui consacre la dérive autoritaire de son régime. Voilà un an qu'il démantèle les institutions nées de la révolution démocratique de 2011. Un an qu'il sape un à un les contre-pouvoirs. Un an qu'il exploite jusqu'à la corde le mythe de « l'homme providentiel ».
Fuir le marasme
Que de temps perdu ! La Tunisie est aujourd'hui au bord de la cessation de paiements. Elle est incapable de rembourser les 35 milliards d'euros de sa dette publique, qui représentent plus de 80 % de son produit intérieur brut. Une fois de plus, elle doit tendre la main. Les attentats djihadistes, puis la pandémie de Covid, ont dévasté le secteur du tourisme. Le pays est des plus vulnérables face au renchérissement de l'énergie et des céréales, que la guerre en Ukraine a exacerbé.
L'économie informelle, si importante au Maghreb, est exsangue. La pauvreté s'étend. Les trois quarts des Tunisiens ne mangent de viande qu'une fois l'an, lors de la fête de l'Aïd al-Adha qui a été célébrée cette année le 9 juillet. Le mouton y valait 8 % de plus que l'an dernier. Le taux de chômage atteint 42 % chez les jeunes. Plutôt que de vivre dans le marasme, beaucoup d'entre eux préfèrent embarquer dans des bateaux de fortune, au péril de leur vie, pour rejoindre l'Italie et, au-delà, la France.
Le Fonds monétaire international et l'Union européenne soutiennent la Tunisie à bout de bras depuis dix ans, mais les réformes profondes qu'ils réclament à cor et à cri restent dans les tiroirs. Or, l'urgence est là. Plutôt que de modeler les institutions à sa main, Kaïs Saied devrait réparer l'économie.
Il devrait monter en première ligne pour combattre le chômage, attirer l'investissement étranger, lever les obstacles à l'entrepreneuriat, garantir l'indépendance de la justice, remettre en bon état les services publics de base, en particulier l'hôpital et l'école, faire maigrir une fonction publique pléthorique. La Tunisie, avec 12 millions d'habitants, entretient autant de fonctionnaires que l'Allemagne, qui a une population sept fois plus nombreuse et une économie autrement plus solide !
Détourner les moyens de l'État
Au début des années 1970, la Tunisie avait un PIB par tête équivalent à celui de la Corée du Sud. Un demi-siècle plus tard, il lui est dix fois inférieur. Le président Saied prétendait incarner la rupture avec les gouvernements dominés depuis dix ans par les islamistes. Mais en négligeant l'urgence économique, il ne fait que leur emboîter le pas.
Depuis le soulèvement de 2011 qui a chassé le dictateur Ben Ali, le débat politique national se résume à un bras de fer entre islamistes et laïcs qui se focalise sur des questions institutionnelles. C'est à qui se débrouillera le mieux pour détourner à son profit les moyens de l'État. La puissante centrale syndicale UGTT contribue à bloquer les réformes douloureuses et les partis politiques préfèrent mettre la question sous le tapis.
Depuis une décennie en Afrique du Nord, les troubles du mal nommé « Printemps arabe » ont montré que ni la fuite en avant islamiste ni le durcissement autoritaire ne sont de nature à garantir la stabilité à long terme d'une région si cruciale pour l'Europe. Dans cet environnement troublé, la Tunisie a longtemps été à l'avant-garde. Elle fut la première dans le monde arabe à instaurer une (encore imparfaite) égalité entre hommes et femmes, la première à se doter d'une constitution écrite, son expérience démocratique reste, à ce jour, la plus aboutie…
La régression politique que lui inflige Kaïs Saied depuis un an n'en est que plus amère. Mais elle n'efface pas l'aspiration à la liberté d'un peuple qui a montré dans le passé combien il était capable de prendre son destin en main. Une ressource dont il pourrait avoir à nouveau bien besoin.