Il faut revenir à l’indépendance. La Tunisie politique connaît un problème qui est largement partagé de par le monde. Ce problème réside dans un rapport différencié au politique suivant les couches de la population. Une partie d’entre elles, identifiée généralement aux élites, revendique la citoyenneté en fonction des notions et représentations de la liberté politique, de la société civile et de l’Etat de droit. Une plus large composante de la population n’a de rapport au politique que du point de vue de l’accès à des conditions de vie dignes. En d’autres termes, elle est tributaire de la définition et de l’impact de politiques publiques à même de répondre à ses besoins.
Avec Bourguiba, la tentative de « solution » du problème a résidé dans la mise en place d’un dispositif de paternalisme d’Etat. Cet Etat, qui promettait « la joie de vivre », s’est lancé dans des programmes d’infrastructure en matière de santé, de logement, d’éducation. Il dispensait ses « bienfaits », il ne reconnaissait pas des droits. A l’époque, le géographe Habib Attia a pu écrire que les populations rurales attendaient moins de Dieu que de l’Etat. Cette formule paternaliste a trouvé dans le parti unique le moyen d’articuler les relations entre ces populations et les élites. Cela correspondait à une période bien précise qui était celle du développementalisme, en Tunisie et ailleurs.
La formule avec Ben Ali a été également une formule de paternalisme d’Etat, mais dans un tout autre contexte qui était celui de la mondialisation libérale. Elle a consisté, pour l’essentiel, dans la mise en place de filets sociaux. Malgré tout, l’Etat n’était plus à même de répondre véritablement aux besoins de la majorité de la population par des politiques publiques efficaces. Là encore, le parti jouait le rôle d’articulateur entre les deux types sociétés.
Avec la révolution, le paternalisme d’Etat a été remis en cause puisque cet Etat était perçu comme synonyme de corruption, de voleurs… Autrement dit : synonyme de non-reconnaissance des droits à la dignité. Il y a eu un moment où la révolution, du 17 décembre 2010 [soulèvement à Sidi Bouzid] au 14 janvier 2011 [départ de Ben Ali], a opéré une espèce de concordance entre ceux qui revendiquaient le droit d’avoir des droits – aspiration égalitaire – et les élites exigeant la liberté politique et l’Etat de droit.
Bien sûr, cela n’a été qu’un moment. On a ensuite assisté à une distorsion, entre ce que j’appelle, d’une part, la révolution institutionnalisée, et d’autre part, la révolution de la dignité, laquelle perdure à travers les mouvements sociaux et les changements s’opérant dans le rapport à l’autorité.
Saied a justement eu l’intelligence et l’opportunité de s’insinuer dans cette faille dans un contexte de « crise d’hégémonie ». Kaïs Saied est apparu comme un recours, par ironie de l’histoire, car ce type de situation profite généralement à une personnalité dotée d’un capital héroïque, souvent un militaire. C’est un modeste enseignant de droit constitutionnel qui a joué le rôle de « sauveur ». Il est parvenu à se forger une réputation et à acquérir une notoriété à la faveur de postures qui prenaient le contre-pied des manières de s’exprimer et d’agir des élites modernistes en place depuis l’indépendance.
Nous assistons à la fois à une régression et à un basculement. La régression consiste en un nouvel autoritarisme. Le basculement se rapporte au nationalisme arabe. Kaïs Saied est un constitutionnaliste qui se révèle en rupture avec le constitutionnalisme. Il a certes été nourri dans une large mesure par la tradition constitutionnaliste française, mais il a toujours eu un regard vers l’Orient. Il est capable de vous parler de Carré de Malberg, de Maurice Hauriou, de Joseph Barthélemy et d’autres auteurs classiques. En même temps, il se référera à un certain nombre de penseurs islamiques et arabes. Sa vision va le conduire à interpréter une partie des dispositions adoptées par les Etats arabes et musulmans comme le produit de l’impérialisme.
Dans les dispositions relatives à la religion de l’Etat. Il disait, dans une conférence en 2018, au moment de son départ à la retraite de l’université, qu’en fait c’étaient les puissances impérialistes qui avaient imposé dans certains pays les dispositions constitutionnelles relatives à l’islam comme religion de l’Etat, et ce pour lutter contre le communisme. Nous avons là l’indice d’une vision des choses qui est assez répandue au Moyen-Orient et qui voit dans les menées impérialistes, lesquelles sont incontestables, la cause de tous les maux. Et aujourd’hui, avec sa Constitution, Kaïs Saied lève le voile sur cette autre composante de sa personnalité, celle du nationaliste arabe.
Certes, le nationalisme arabe n’a plus vraiment de vecteurs et de canaux représentatifs, mais il reste un référent pour un certain nombre de courants politiques. Kaïs Saied, avec sa Constitution, pose les jalons d’une orientation idéologique de type nationaliste arabe, où le constitutionnalisme au sens strict est finalement présenté comme un produit de l’Occident inadapté aux sociétés arabes.
Il s’agit d’un basculement lourd de conséquences. Il est rendu possible par l’éradication des élites à laquelle Kaïs Saied a procédé depuis un an. Il supprime tous les intermédiaires qui sont l’expression d’un point de vue théorique d’universaux démocratiques, des droits de l’homme, de la politique des partis. Il met en place une nouvelle architecture politique et idéologique qui rompt avec les présupposés du constitutionnalisme.
Dans sa nouvelle Constitution, il y a quelque chose de bien construit. Il s’agit d’une rupture en douceur avec ce que pouvait représenter la tunisianité, c’est-à-dire, finalement, une forme de compromis entre deux dimensions, l’appartenance arabe mâtinée d’islam et un projet moderniste dans le sillage des Lumières. Avec Kaïs Saied, le compromis est remis en cause. Il y a un basculement. D’où la concentration des pouvoirs qu’il opère en se réclamant de cette « culture » arabe et musulmane qui est, selon lui, la culture authentique, celle du peuple tunisien.
Et c’est là qu’intervient sa conception de la « construction démocratique par la base ». Certains la rapportent au conseillisme communiste…
Le problème, c’est qu’il y a véritablement chez lui un double jeu sur le plan des idées et de sa pratique. Il se croit investi d’une mission quasi divine de rédemption. Chez lui, le peuple revêt la dimension d’une communauté charismatique dont lui-même serait l’opérateur. Et là, il y a une contradiction colossale. C’est-à-dire qu’en réalité il fait du conseillisme sans conseils. Le conseillisme, historiquement, est toujours le produit d’initiatives populaires et donne lieu à une nouvelle articulation des pouvoirs. Mais il n’y a pas de mouvement conseilliste en soutien de Kaïs Saïd. Nous avons là une imposition par décret d’un pseudo-conseillisme.
Autrement dit, nous avons avec Kaïs Saied un populisme « par le haut », mais sans populisme « par le bas », sans mouvement social qui pourrait donner vie au conseillisme. Je m’inspire là des travaux très intéressants de Federico Tarragoni. Dans son ouvrage L’Esprit démocratique du populisme (La Découverte, 2019). F. Tarragoni, qui a beaucoup travaillé sur le Venezuela, observe que le populisme « par le haut » comporte une dimension autoritaire et le populisme « par le bas » une fonction critique.
Et il ajoute : si le populisme « par le haut » l’emporte, alors c’est la voie ouverte au fascisme. Je ne reprendrai pas le terme « fascisme » pour la Tunisie actuelle mais nous avons avec Kaïs Saied un populisme « par le haut » qui prétend institutionnaliser des conseils déconnectés d’aspirations ou de revendications de mouvements susceptibles de les dynamiser.
Le peuple de Kaïs Saied est un peuple mystique. C’est une catégorie purement idéologique. Il s’agit d’une hypostase [substance première comme réalité ontologique]. Et le peuple réel, celui qu’il rencontre, il tente de le conformer à cette hypostase. Nous en avons eu l’illustration avec la consultation électronique populaire organisée en début d’année et qui a été un échec [530 000 participants pour un pays de 12 millions d’habitants].
Il affirme néanmoins que ce fut un succès. A la clé, il y a toujours une explication, le complotisme. Ce sont des « complots » qui empêchent le peuple hypostasié de pouvoir véritablement exprimer sa volonté. Le complotisme est une dimension primordiale chez Kaïs Saied et elle présente une parenté avec le complotisme en vogue chez certains nationalistes arabes.
Je crois que Kaïs Saied a deux ennemis principaux : lui-même et le « peuple ». Lui-même parce que c’est un homme qui correspond, je dirais, à la métaphore du hérisson. Le philosophe Isaiah Berlin avait filé cette métaphore en distinguant les renards et les hérissons. Les renards sont des personnalités à même de s’intéresser à plusieurs domaines sans qu’il y ait un lien très fort entre ces divers domaines d’intérêt. Les hérissons, quant à eux, rapportent tout à une vision centrale, un seul système en fonction duquel tout est compris et ressenti. Autrement dit, les hérissons ont un principe organisateur unique. Et c’est le cas de Kaïs Saïd qui, ayant un seul principe organisateur, décolle de la réalité. Et nous voyons bien qu’il se heurte constamment à la cruauté du réel. Il s’agit de toutes ces promesses de bien-être, de justice, de répartition des richesses… qui ne connaissent pas un début de réalisation.
Et je dirais, en empruntant la formule à un autre auteur, Michael Oakeshott, qu’il n’a pas « l’imagination du désastre ». Il est persuadé qu’avec sa nouvelle Constitution toutes les difficultés vont pouvoir trouver une solution, que la Tunisie est suffisamment riche et qu’il suffit de récupérer l’argent des corrompus pour que tous les problèmes se résolvent. Que la justice se réalisera une fois le peuple débarrassé des juges corrompus, etc. N’ayant pas l’« imagination du désastre », il est tout à fait possible qu’il aille directement dans le mur. Et ce mur, c’est son peuple, ce peuple qui n’est pas celui qu’il imagine.
Kaïs Saied n’est qu’un chaînon dans une série d’événements qui jalonnent la révolution tunisienne. Celle-ci n’est pas achevée. Kaïs Saied correspond à un moment de cette révolution, apparemment un moment de régénération, en réalité, un moment de régression.
Tocqueville se lamentait en 1830 sur le fait que la Révolution française n’avait pas encore atteint le rivage. En 2022, la Révolution tunisienne n’a pas atteint le rivage, mais il n’y a pas lieu de se lamenter. Bien au contraire, il y a matière à se rassurer. Il y a, au sein de la société tunisienne, un certain nombre de collectifs porteurs d’initiatives pour changer les rapports sociaux.