Comme des millions d’utilisateurs, j’enrage de voir ce précieux outil (de communication, d’échanges, de culture et de dialogues) sombrer peu à peu. Il avait déjà aggravé l’inégalité entre les citoyens. Aujourd’hui c’est pire. On l’a souvent dit ou écrit : un gouffre s’est creusé entre ceux qui utilisent quotidiennement Internet et ceux qui n’y ont pas accès, faute d’avoir été guidés ou parce qu’ils sont intimidés par la « chose ». En France un tiers des citoyens seraient dans ce cas. Ils doivent renoncer à quantité de commodités informatiques. Surtout pour remplir des formulaires administratifs, ou commerciaux. C’est risible et tragique.
Quoiqu’on dise, tout se passe comme si une part de la population avaient été reléguée aux marges de la vie collective. Nouveaux exclus, nouvelles victimes de l’arrogance numérique qui flatte les « sachants », ou qui se croient tels. On a dit et écrit lesdits malheureux exclus du paradis informatique sont victimes de l’illectronisme. Le mot est à la fois laid et condescendant. Comme journaliste, prisonnier de mon travail, cela fait longtemps que je ne peux plus faire grand-chose sans Internet. Je l’avoue piteusement. Du coup, il m’arrive d’appeler à l’aide des proches et des amis quand je m’énerve devant les injonctions biscornues de mon ordinateur.
Et pourtant, je me souviens des espoirs mirifiques qu’on avait placés dans ce nouvel outil dans les années 1970. Moi aussi j’avais cru au miracle. Il avait généré ce qu’on a pu appeler une « cyber-béatitude », c’est-à-dire un bonheur aérien du clavier et de Word. Aujourd’hui, cette dépendance est vécue comme une addiction humiliante et décourageante. Mais ce n’est pas le plus grave.
La machine elle-même semble devenir agressive à sa façon, dangereuse, guidée par une folle volonté de puissance. Ce qui est un comble pour une machine ! Pensons d’abord à la possibilité de nuire à autrui, via le web, sans prendre beaucoup de risques. Nous connaissons tous des personnes qui ont fait l’objet de harcèlements, de menaces, de chantages via Internet. À une autre échelle, une nouvelle délinquance s’est développée en quelques années qui permet à des hackers sans vergogne d’extorquer beaucoup d’argent à des particuliers, des entreprises ou des associations.
On a même parlé de cas de plusieurs suicides comme résultat de ces harcèlements. Tout cela a contribué à faire ce sixième « continent » (virtuel), celui du web un endroit inquiétant qu’il vaut mieux éviter, quand on peut le faire. En outre un vocabulaire s’est constitué pour décrire ces escapades d’un nouveau genre. Sur le net, toute proportion gardée, elles sont devenues aussi dangereuses que, jadis, la traversée d’une forêt par des voyageurs mal renseignés.
Nous retrouvons, en somme, le vieux mythe de la machine qui échappe à celui qui l’a inventée et fabriquée. C’est Jacques Ellul, mon ancien prof de l’université de Bordeaux qui, le premier, m’avait aidé à prendre conscience du péril : l’homme asservi et parfois congédié par sa propre invention. Cette surpuissance technologique a désormais pris de l’ampleur. Les états nations développent leurs « cyber-stratégies », c’est-à-dire des actes de guerre capables de déstabiliser un pays, un groupe d’états.
Le cyber est devenu comparable à un film catastrophe.
Tous aux abris ! Et au grand refus.