Une rentrée sociale chaude en Tunisie, voilà un scénario que de nombreux observateurs n’avaient de cesse d’annoncer, justifiant leurs prévisions par le blocage politique et la crise économique qui, depuis des mois, mettent le pays dans une situation d’incertitude et lui interdisent de se donner une vision claire quant à son avenir immédiat. Et alors que l’été tire à sa fin et que les plages et les hôtels se vident peu à peu des touristes locaux et étrangers dont la présence pouvait, comme jadis, donner l’illusion d’une Tunisie gaie, tranquille et prospère, les ingrédients d’un automne agité viennent sonner la fin d’une récréation qui aura été éphémère.
Ce mercredi 7 septembre, la Banque mondiale a publié sa note de conjoncture sur la Tunisie pour la période du premier semestre de l’année en cours. L’intitulé du bulletin est, à lui-seul, significatif: “Gérer la crise en période d’incertitude“. Mais ce sont plutôt les chiffres qui ont de quoi inquiéter et qui invitent au pessimisme: révision à la baisse du taux de croissance pour 2022, un déficit commercial qui s’est creusé de 56% en six mois, un taux d’inflation passé de 6,7% à 8,1% entre janvier et juin, un déficit budgétaire qui devrait atteindre 9,1% en 2022, contre 7,4% en 2021.
Certes, la guerre en Ukraine et le renchérissement des prix et des coûts de production qu’elle a induit y sont pour beaucoup. D’autant plus que leurs effets économiques et sociaux sont venus s’ajouter à ceux de la pandémie du Covid-19 qui avaient déjà impacté la fragile économie tunisienne. Mais ces chiffres sont aussi à inscrire au bilan de la gouvernance de Kaïs Saied qui, depuis son arrivée au Palais de Carthage, s’est moins occupé à traiter les épineux dossiers économiques qu’à étendre et fortifier ses pouvoirs sans trop savoir quoi en faire…dans un pays dont plus d’un tiers de la population est classée pauvre.
Et comme pour lui rappeler que, sur le front politique également, il n’est pas au bout de ses peines et qu’il aura encore fort à faire pour rendre irréversible son coup d’Etat du 25 juillet 2021 qu’il a cru conforter par le référendum de révision constitutionnelle du 25 juillet dernier, l’opposition annonce sa “décision définitive” de boycotter les législatives qu’il a programmées pour le 17 décembre prochain parce que cette échéance s’inscrit “dans le cadre du coup d’Etat contre la légitimité constitutionnelle“, estime le Front de salut national, une coalition de partis politiques d’opposition fondée en mai dernier, dont fait partie la formation islamiste Ennahdha de Rached Ghannouchi, aux côtés d’une dizaine d’autres partis ou organisations dont “Citoyens contre le coup d’Etat”, “Tunisiens pour la démocratie”, “Initiative démocratique” et une “Coordination des députés” ayant siégé dans l’ancienne Assemblée que Saied a dissoute d’autorité.
Le boycott des prochaines législatives par l’opposition est évidemment un coup dur contre l’agenda de Kaïs Saied qui escomptait un début de “normalisation” de la vie politique tunisienne par la mise en place d’un parlement élu mais sans réels pouvoirs. Il n’en sera donc rien et tout indique que Kaïs Saied, au sortir d’un automne chaud, sera confronté à un hiver glacial.
Il lui reste certes à espérer qu’à défaut de lui apporter son soutien, la puissante Centrale UGTT continue à se complaire dans une position mitigée et qu’elle s’interdise d’entrer de plain-pied sur la scène politique. C’est pourtant sur un autre terrain qu’il faut attendre ce syndicat: le front social qui est naturellement le sien et qu’il n’a pas pour tradition de déserter, encore moins lorsque l’appel du monde du travail se fera pressant.
Et l’on peut parier qu’il le sera, le gouvernement tunisien ayant, en guise de réponse à la crise, inscrit dans son programme un plan de réformes structurelles qui touchera visiblement au système de subventions des prix en vigueur jusqu’ici. Ce qui, immanquablement, aura pour effet de grossir les rangs des Tunisiens classés dans la catégorie des “pauvres” dont le nombre dépasse déjà l’inquiétant seuil des 4 millions.
Kaïs Saied a peut-être lui-même réuni les conditions de sa chute, car les effets d’une crise économique qu’il aura reléguée au second plan malgré son caractère d’urgence se conjugueront fatalement à une situation politique intenable qu’il aura créée par un exercice du pouvoir incompatible avec l’Histoire récente de la Tunisie.
L’opposition qui ne cesse de l’appeler à démissionner a peut-être la conviction qu’il devra le faire un jour. Parce qu’il aura de plus en plus de raisons de s’y résoudre.