Le spectre du Revanchisme allemand

Pour faire face à la menace russe imaginaire contre l’Europe occidentale, l’Allemagne dirigera une UE élargie et militarisée. L’Union européenne se prépare à une longue guerre contre la Russie qui apparaît clairement contraire aux intérêts économiques et à la stabilité sociale de l’Europe.

Une guerre apparemment irrationnelle – comme beaucoup le sont – a de profondes racines émotionnelles et demande des justifications idéologiques. Il est difficile de mettre fin à de telles guerres parce qu’elles sortent du domaine de la rationalité.

Pendant des décennies après que l’Union soviétique soit entrée à Berlin et ait vaincu de manière décisive le Troisième Reich, les dirigeants soviétiques se sont inquiétés de la menace du « revanchisme allemand ». Étant donné que la Seconde Guerre mondiale pouvait être considérée comme une revanche allemande pour avoir été privé de la victoire lors de la Première Guerre mondiale, le Drang nach Osten allemand et agressif ne pourrait-il pas être relancé, surtout s’il bénéficiait du soutien anglo-américain ? Il y avait toujours eu une minorité dans les cercles du pouvoir américain et britannique qui aurait aimé achever la guerre d’Hitler contre l’Union soviétique.

Ce n’était pas le désir de propager le communisme, mais le besoin d’une zone tampon pour faire obstacle à de tels dangers qui était la principale motivation du contrôle politique et militaire soviétique sur l’ensemble des pays, de la Pologne à la Bulgarie, que l’Armée rouge avait arrachés à l’occupation nazie.

Cette inquiétude s’est considérablement estompée au début des années 1980 lorsqu’une jeune génération allemande est descendue dans la rue lors de manifestations pacifistes contre le stationnement d’« euromissiles » nucléaires qui pourraient accroître le risque de guerre nucléaire sur le sol allemand. Le mouvement a créé l’image d’une nouvelle Allemagne pacifique. Je crois que Mikhaïl Gorbatchev a pris cette transformation au sérieux.

Le 15 juin 1989, Gorbatchev est venu à Bonn, qui était alors la modeste capitale d’une Allemagne de l’Ouest faussement modeste. Apparemment ravi de l’accueil chaleureux et amical, Gorbatchev s’est arrêté pour serrer la main des passants dans cette paisible ville universitaire qui avait été le théâtre de grandes manifestations pacifistes. J’étais là et j’ai fait l’expérience de sa poignée de main exceptionnellement chaleureuse et ferme et de son sourire enthousiaste. Je ne doute pas que Gorbatchev croyait sincèrement en une « maison européenne commune » où l’Est et l’Ouest de l’Europe pourraient vivre heureuse côte à côte unis par une sorte de socialisme démocratique.

Gorbatchev est décédé à l’âge de 91 ans le 30 août. Son rêve de voir la Russie et l’Allemagne vivre heureuses dans leur « maison européenne commune » a rapidement été fatalement sapé par le feu vert de l’administration Clinton à l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Mais la veille de la mort de Gorbatchev, les principaux politiciens allemands à Prague ont anéanti tout espoir d’une fin aussi heureuse en proclamant leur leadership d’une Europe dédiée à la lutte contre l’ennemi russe. Il s’agissait de politiciens des mêmes partis – le SPD (Parti social-démocrate) et les Verts – qui ont pris la tête du mouvement pacifiste des années 1980.

L’Europe allemande doit s’étendre vers l’Est

Le chancelier allemand Olaf Scholz est un politicien incolore du SPD, mais son discours du 29 août à Prague était incendiaire dans ses implications. Scholz a appelé à une Union européenne élargie et militarisée sous direction allemande. Il a affirmé que l’opération russe en Ukraine soulevait la question de « où se situera à l’avenir la ligne de démarcation entre cette Europe libre et une autocratie néo-impériale ». Nous ne pouvons pas simplement regarder, a-t-il dit, « alors que des pays libres sont rayés de la carte et disparaissent derrière des murs ou des rideaux de fer ».

(Note : le conflit en Ukraine est clairement une séquelle de l’effondrement de l’Union soviétique, aggravée par des provocations extérieures malveillantes. Comme dans la guerre froide, les réactions défensives de Moscou sont interprétées comme des signes avant-coureurs d’une invasion russe de l’Europe, et donc un prétexte pour le réarmement.)

Pour faire face à cette menace imaginaire, l’Allemagne dirigera une UE élargie et militarisée. Tout d’abord, Scholz a déclaré à son auditoire européen dans la capitale tchèque : « Je suis attaché à l’élargissement de l’Union européenne pour inclure les États des Balkans occidentaux, l’Ukraine, la Moldavie et, à long terme, la Géorgie ». S’inquiéter que la Russie déplace la ligne de démarcation vers l’ouest est un peu étrange lorsqu’on envisage d’incorporer trois anciens États soviétiques, dont l’un (la Géorgie) est géographiquement et culturellement très éloigné de l’Europe mais aux portes de la Russie.

Dans les « Balkans occidentaux », l’Albanie et quatre petits États impuissants issus de l’ex-Yougoslavie (Macédoine du Nord, Monténégro, Bosnie-Herzégovine et le Kosovo largement non reconnu) produisent principalement des émigrants et sont loin des normes économiques et sociales de l’UE. Le Kosovo et la Bosnie sont des protectorats de facto de l’OTAN occupés militairement. La Serbie, plus solide que les autres, ne montre aucun signe de renoncement à ses relations bénéfiques avec la Russie et la Chine, et l’enthousiasme populaire pour « l’Europe » chez les Serbes s’est estompé.

L’ajout de ces États membres permettra d’obtenir « une Union européenne géopolitique plus forte, plus souveraine », a déclaré Scholz. Une « Allemagne plus géopolitique », plutôt. Alors que l’UE s’étend vers l’est, l’Allemagne est « au centre » et fera tout pour tout rassembler. Ainsi, en plus de l’élargissement, Scholz appelle à « un passage progressif aux décisions à la majorité dans la politique étrangère commune » pour remplacer l’unanimité requise aujourd’hui.

Les Français doivent comprendre ce que cela signifie. Historiquement, les Français ont défendu la règle du consensus pour ne pas être entraînés dans une politique étrangère dont ils ne veulent pas. Les dirigeants français ont exalté le mythique « couple franco-allemand » comme garant de la concorde européenne, principalement pour maîtriser les ambitions allemandes.

Mais Scholz dit qu’il ne veut pas « d’une UE d’États ou de directions exclusives », ce qui implique le divorce définitif de ce « couple ». Avec une UE de 30 ou 36 États, note-t-il, « une action rapide et pragmatique est nécessaire ». Et il peut être sûr que l’influence allemande sur la plupart de ces nouveaux États membres, pauvres, endettés et souvent corrompus produira la majorité nécessaire.

La France a toujours espéré une force de sécurité de l’UE distincte de l’OTAN dans laquelle les forces militaires françaises joueraient un rôle de premier plan. Mais l’Allemagne a d’autres idées. « L’OTAN reste le garant de notre sécurité », a déclaré Scholz, se réjouissant que le président Biden soit « un transatlantiste convaincu ».

« Chaque amélioration, chaque unification des structures de défense européennes dans le cadre de l’UE renforce l’OTAN », a déclaré Scholz. « Avec d’autres partenaires de l’UE, l’Allemagne veillera donc à ce que la force de réaction rapide prévue par l’UE soit opérationnelle en 2025 et elle en fournira également son noyau. Cela nécessite une structure de commandement claire. L’Allemagne assumera cette responsabilité lorsque nous dirigerons la force de réaction rapide en 2025 », a déclaré Scholz. Il a déjà été décidé que l’Allemagne soutiendrait la Lituanie avec une brigade rapidement déployable et l’OTAN avec des forces supplémentaires dans un état de préparation élevé.

Servir pour diriger… vers quoi ?

En bref, le renforcement militaire de l’Allemagne donnera corps à la déclaration notoire de Robert Habeck à Washington en mars dernier : « Plus l’Allemagne sert, plus son rôle est important ». Habeck est le ministre allemand vert de l’économie et vice-chancelier de l’actuel gouvernement allemand. La remarque a été bien comprise à Washington : en servant l’empire occidental dirigé par les Etats-Unis, l’Allemagne renforce son rôle de leader européen. Tout comme les États-Unis arment, entraînent et occupent l’Allemagne, l’Allemagne fournira les mêmes services aux petits États de l’UE, notamment à l’est.

Depuis le début de l’opération russe en Ukraine, la politicienne allemande Ursula von der Leyen a utilisé sa position à la tête de la Commission européenne pour imposer des sanctions toujours plus drastiques à la Russie, faisant planer la menace d’une grave crise énergétique européenne cet hiver. Son hostilité envers la Russie semble sans limite. A Kiev en avril dernier, elle a appelé à une adhésion rapide à l’UE pour l’Ukraine, notoirement le pays le plus corrompu d’Europe et loin de répondre aux normes de l’UE. Elle a proclamé que « la Russie sombrera dans la décadence économique, financière et technologique, tandis que l’Ukraine marche vers un avenir européen ». Pour von der Leyen, l’Ukraine « fait notre guerre ». Tout cela va bien au-delà de son pouvoir de parler au nom des 27 membres de l’UE, mais personne ne l’arrête.

Annalena Baerbock, ministre allemande des Affaires étrangères, est tout aussi déterminée à « ruiner la Russie ». Co-dirigeante du Parti Vert et partisane d’une « politique étrangère féministe », Baerbock exprime sa politique en termes personnels. « Si je fais la promesse aux Ukrainiens, nous serons à vos côtés aussi longtemps que vous aurez besoin de nous », a-t-elle déclaré au Forum 2000 parrainé par le National Endowment for Democracy (NED) à Prague le 31 août, en anglais. « Alors je veux tenir quoi que pensent mes électeurs allemands, mais je veux tenir ma promesse au peuple ukrainien. »

« Les gens iront dans la rue et diront, nous ne pouvons pas payer nos prix de l’énergie, et je dirai : ‘Oui, je sais, alors nous allons vous aider avec des mesures sociales. […] Nous nous tiendrons aux côtés de l’Ukraine et cela signifie que les sanctions resteront également en place jusqu’à l’hiver, même si cela devient vraiment difficile pour les politiciens ».

Certes, le soutien à l’Ukraine est fort en Allemagne, mais peut-être à cause de la pénurie d’énergie imminente, un récent sondage Forsa indique qu’environ 77 % des Allemands seraient favorables à des efforts diplomatiques pour mettre fin à la guerre – ce qui devrait être l’affaire de la ministre des Affaires étrangères. Mais Baerbock ne montre aucun intérêt pour la diplomatie, seulement pour « l’échec stratégique » de la Russie – quel que soit le temps que cela prendra.

Dans le mouvement pacifiste des années 1980, une génération d’Allemands prit ses distances avec celle de ses parents et s’engagea à dépasser les « images de l’ennemi » héritées des guerres passées. Curieusement, Baerbock, née en 1980, a fait référence à son grand-père qui a combattu dans la Wehrmacht comme ayant en quelque sorte contribué à l’unité européenne. Est-ce le balancier générationnel ?

Les petits revanchards

Il y a des raisons de supposer que la russophobie allemande actuelle tire une grande partie de sa légitimation de la russophobie des anciens alliés nazis dans les petits pays européens.

Alors que le revanchisme anti-russe allemand a peut-être mis quelques générations à s’affirmer, il y a eu un certain nombre de revanchismes plus petits et plus obscurs qui ont fleuri à la fin de la guerre européenne et qui ont été incorporés dans les opérations américaines de la guerre froide. Ces petits revanchismes n’ont pas subi les gestes de dénazification ou la culpabilité de l’Holocauste imposés à l’Allemagne. Au contraire, ils ont été accueillis par la CIA, Radio Free Europe et les comités du Congrès pour leur fervent anticommunisme. Ils ont été renforcés politiquement aux États-Unis par les diasporas anticommunistes d’Europe de l’Est.

Parmi celles-ci, la diaspora ukrainienne était sûrement la plus nombreuse, la plus intensément politique et la plus influente, tant au Canada que dans le Middle West US. Les fascistes ukrainiens qui avaient précédemment collaboré avec les envahisseurs nazis étaient les plus nombreux et les plus actifs, dirigeant le Bloc des nations antibolchéviques ayant des liens avec les services de renseignement allemands, britanniques et étasuniens.

La Galicie d’Europe de l’Est, à ne pas confondre avec la Galice espagnole, a fait depuis des siècles partie alternativement de la Russie et de la Pologne. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a été divisée entre la Pologne et l’Ukraine. La Galicie ukrainienne est le centre d’une vague virulente de nationalisme ukrainien, dont le principal héros de la Seconde Guerre mondiale était Stepan Bandera. Ce nationalisme peut à juste titre être qualifié de « fasciste » non seulement à cause de signes superficiels – ses symboles, saluts ou tatouages – mais parce qu’il a toujours été fondamentalement raciste et violent.

Incité par les puissances occidentales, la Pologne, la Lituanie et l’empire des Habsbourg, la clé du nationalisme ukrainien était qu’il était occidental, et donc supérieur. Les Ukrainiens et les Russes étant issus de la même population, l’ultra-nationalisme ukrainien pro-occidental s’est construit sur des mythes imaginaires de différences raciales : les Ukrainiens étaient les véritables occidentaux, quoi que cela signifie, tandis que les Russes étaient mélangés à des « Mongols » et donc une race inférieure. Les nationalistes ukrainiens banderistes ont ouvertement appelé à l’élimination des Russes en tant que tels, en tant qu’êtres inférieurs.

Tant que l’Union soviétique existait, la haine raciale ukrainienne envers les Russes avait pour couverture l’anticommunisme, et les agences de renseignement occidentales pouvaient les soutenir sur les bases idéologiques « pures » de la lutte contre le bolchevisme et le communisme. Mais maintenant que la Russie n’est plus gouvernée par les communistes, le masque est tombé et la nature raciste de l’ultra-nationalisme ukrainien est visible – pour tous ceux qui veulent le voir.

Cependant, les dirigeants et les médias occidentaux sont déterminés à ne pas le remarquer.

L’Ukraine n’est pas comme n’importe quel pays occidental. Elle est profondément et dramatiquement divisée entre le Donbass à l’Est, les territoires russes donnés à l’Ukraine par l’Union soviétique, et l’Ouest anti-russe, où se trouve la Galacie. La défense du Donbass par la Russie, sage ou imprudente, n’indique en aucun cas une intention russe d’envahir d’autres pays. Cette fausse alerte sert de prétexte à la remilitarisation de l’Allemagne en alliance avec les puissances anglo-saxonnes contre la Russie.

Le prélude yougoslave

Ce processus a commencé dans les années 1990, avec l’éclatement de la Yougoslavie. La Yougoslavie n’était pas membre du bloc soviétique. C’est précisément pour cette raison que le pays a obtenu des prêts de l’Occident qui, dans les années 1970, ont conduit à une crise de la dette au cours de laquelle les dirigeants de chacune des six républiques fédérées ont voulu rejeter la dette sur les autres. Cela a favorisé les tendances séparatistes dans les républiques slovènes et croates relativement riches, tendances renforcées par le chauvinisme ethnique et les encouragements des puissances extérieures, en particulier l’Allemagne.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupation allemande avait divisé le pays. La Serbie, alliée de la France et de la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale, était soumise à une occupation punitive. La Slovénie idyllique a été absorbée par le Troisième Reich, tandis que l’Allemagne soutenait une Croatie indépendante, gouvernée par le parti fasciste oustachi, qui comprenait la majeure partie de la Bosnie, théâtre des combats internes les plus sanglants. À la fin de la guerre, de nombreux Oustachi croates ont émigré en Allemagne, aux États-Unis et au Canada [et en Bolivie et en Argentine NDEC], sans jamais abandonner l’espoir de faire revivre le nationalisme sécessionniste croate.

A Washington dans les années 1990, les membres du Congrès obtenaient leurs impressions sur la Yougoslavie auprès d’une seule experte : la Croate-Etasunniene Mira Baratta, 35 ans, assistante du sénateur Bob Dole (candidat républicain à la présidentielle de 1996). Le grand-père de Baratta avait été un important officier oustachi en Bosnie et son père était actif dans la diaspora croate en Californie. Baratta a convaincu non seulement Dole mais pratiquement tout le Congrès de la version croate des conflits yougoslaves, rejetant tout sur les Serbes.

En Europe, les Allemands et les Autrichiens, notamment Otto von Habsbourg, héritier du défunt Empire austro-hongrois et membre du Parlement européen en tant qu’élu de Bavière, ont réussi à dépeindre les Serbes comme les méchants, réalisant ainsi une revanche efficace contre leur ennemi historique de la Première Guerre mondiale, la Serbie. En Occident, il est devenu habituel d’identifier la Serbie comme « l’allié historique de la Russie », oubliant que dans l’histoire récente les alliés les plus proches de la Serbie étaient la Grande-Bretagne et surtout la France.

En septembre 1991, un politicien allemand chrétien-démocrate et avocat constitutionnel a expliqué pourquoi l’Allemagne devrait promouvoir l’éclatement de la Yougoslavie en reconnaissant les républiques yougoslaves sécessionnistes slovène et croate [1]. En mettant fin à la division de l’Allemagne, Rupert Scholz a déclaré : « Nous avons, pour ainsi dire, surmonté et maîtrisé les conséquences les plus importantes de la Seconde Guerre mondiale… mais dans d’autres domaines, nous sommes toujours confrontés aux conséquences de la Première Guerre mondiale » – qui, a-t-il noté, « a commencé en Serbie ».

« La Yougoslavie, conséquence de la Première Guerre mondiale, est une construction très artificielle, jamais compatible avec l’idée d’autodétermination », a déclaré Rupert Scholz. Il a conclu : « A mon avis, la Slovénie et la Croatie doivent être immédiatement reconnues au niveau international. (…) Lorsque cette reconnaissance aura eu lieu, le conflit yougoslave ne sera plus un problème interne yougoslave, où aucune intervention internationale ne pourra être autorisée. »

Et en effet, la reconnaissance a été suivie d’une intervention occidentale massive qui se poursuit à ce jour. En prenant parti, l’Allemagne, les États-Unis et l’OTAN ont finalement produit un résultat désastreux, une demi-douzaine d’États, avec de nombreux problèmes non résolus et fortement dépendants des puissances occidentales. La Bosnie-Herzégovine est sous occupation militaire ainsi que sous les diktats d’un « Haut Représentant » qui se trouve être allemand.

Elle a perdu environ la moitié de sa population à cause de l’émigration. Seule la Serbie montre des signes d’indépendance, refusant de se joindre aux sanctions occidentales contre la Russie, malgré de fortes pressions. Pour les stratèges de Washington, l’éclatement de la Yougoslavie était un exercice consistant à utiliser les divisions ethniques pour briser des entités plus vastes, l’URSS puis la Russie.

Bombardement humanitaire

Les politiciens et les médias occidentaux ont persuadé le public que le bombardement de la Serbie par l’OTAN en 1999 était une guerre « humanitaire », généreusement menée pour « protéger les Kosovars » (après que de multiples assassinats par des sécessionnistes armés ont provoqué les autorités serbes dans l’inévitable répression utilisée ensuite comme prétexte pour le bombardement).

Mais le véritable intérêt de la guerre du Kosovo est qu’elle a transformé l’OTAN d’une alliance défensive en une alliance agressive, prête à faire la guerre n’importe où, sans mandat de l’ONU, sous quelque prétexte qu’elle choisisse.

Cette leçon était claire pour les Russes. Après la guerre du Kosovo, l’OTAN ne pouvait plus prétendre de manière crédible qu’elle était une alliance purement « défensive ».

Dès que le président serbe Milosevic, pour sauver l’infrastructure de son pays de la destruction de l’OTAN, a accepté d’autoriser les troupes de l’OTAN à entrer au Kosovo, les États-Unis se sont emparés sans ménagement d’un immense territoire pour construire leur première grande base militaire américaine dans les Balkans. Les troupes de l’OTAN sont toujours là.

Tout comme les États-Unis se sont précipités pour construire cette base au Kosovo, il était clair à quoi s’attendre des États-Unis après avoir réussi en 2014 à installer un gouvernement à Kiev désireux de rejoindre l’OTAN. Ce serait l’occasion pour les États-Unis de reprendre la base navale russe en Crimée. Comme on savait que la majorité de la population de Crimée voulait retourner en Russie (dont elle avait fait partie de 1783 à 1954), Poutine a pu prévenir cette menace en organisant un référendum populaire confirmant ce retour.

Le revanchisme est-européen s’empare de l’UE

L’appel du chancelier allemand Scholz à élargir l’Union européenne à neuf nouveaux membres rappelle les élargissements de 2004 et 2007 qui ont amené douze nouveaux membres, dont neuf de l’ancien bloc soviétique, y compris les trois États baltes qui faisaient autrefois partie de l’Union soviétique. Cet élargissement a déjà déplacé l’équilibre vers l’est et renforcé l’influence allemande. En particulier, les élites politiques de la Pologne et surtout des trois États baltes étaient fortement sous l’influence des États-Unis et de la Grande-Bretagne, où beaucoup avaient vécu en exil pendant le régime soviétique. Ils ont introduit dans les institutions de l’UE une nouvelle vague d’anticommunisme fanatique, pas toujours distinguable de la russophobie.

Le Parlement européen, obsédé par les signaux de vertu en matière de droits de l’homme, était particulièrement réceptif à l’antitotalitarisme zélé de ses nouveaux membres d’Europe de l’Est.

Le revanchisme et l’arme de la mémoire

Dans le cadre de la lustration ou des purges anticommunistes, les États d’Europe de l’Est ont parrainé des « instituts de la mémoire » consacrés à la dénonciation des crimes du communisme. Bien sûr, de telles campagnes ont été utilisées par des politiciens d’extrême droite pour jeter les soupçons sur la gauche en général. Comme l’a expliqué le chercheur européen Zoltan Dujisin [2], les « entrepreneurs de la mémoire anticommuniste » à la tête de ces instituts ont réussi à faire passer leurs activités d’information publique du niveau national au niveau de l’Union Européenne, en utilisant les interdictions occidentales de la négation de l’Holocauste pour se plaindre, alors que les crimes nazis avaient condamnés et punis à Nuremberg, les crimes communistes ne l’avaient pas été.

La tactique des entrepreneurs anticommunistes était d’exiger que les références à l’Holocauste soient accompagnées de dénonciations du Goulag. Cette campagne devait composer avec une contradiction délicate puisqu’elle tendait à remettre en cause l’unicité de l’Holocauste, un dogme essentiel pour obtenir le soutien financier et politique des instituts de mémoire ouest-européens.

En 2008, le PE a adopté une résolution établissant le 23 août comme « Journée européenne du souvenir des victimes du stalinisme et du nazisme » – adoptant pour la première fois cette équation prônée par l’extrême droite. Une résolution du PE de 2009 sur « La conscience européenne et le totalitarisme » appelait au soutien des instituts nationaux spécialisés dans l’histoire totalitaire.

Dujisin explique : « L’Europe est désormais hantée par le spectre d’un nouveau souvenir. La position singulière de l’Holocauste en tant que formule fondatrice négative de l’intégration européenne, l’aboutissement d’efforts de longue date d’éminents dirigeants occidentaux… est de plus en plus remise en question par une mémoire du communisme, qui conteste son unicité. » Les instituts de mémoire d’Europe de l’Est ont formé ensemble la « Plateforme de la mémoire et de la conscience européennes », qui a organisé entre 2012 et 2016 une série d’expositions sur le « Totalitarisme en Europe : fascisme—nazisme—communisme », voyageant dans des musées, des mémoriaux, des fondations, des mairies, parlements, centres culturels et universités de 15 pays européens, soi-disant pour « améliorer la sensibilisation et l’éducation du public sur les crimes les plus graves commis par les dictatures totalitaires ».

Sous cette influence, le Parlement Européen a adopté le 19 septembre 2019 une résolution « sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe » qui allait bien au-delà de l’égalité entre crimes politiques, en proclamant une interprétation spécifiquement polonaise de l’histoire en tant que politique de l’Union Européenne. Elle va jusqu’à proclamer que le pacte Molotov-Ribbentrop est responsable de la Seconde Guerre Mondiale – et donc la Russie soviétique est aussi coupable de la guerre que l’Allemagne nazie.

La résolution :

« Souligne que la Seconde Guerre Mondiale, la guerre la plus dévastatrice de l’histoire de l’Europe, a été déclenchée en conséquence immédiate du tristement célèbre traité nazi-soviétique de non-agression du 23 août 1939, également connu sous le nom de pacte Molotov-Ribbentrop, et de son secret les protocoles, par lesquels deux régimes totalitaires partageant l’objectif de conquête du monde divisaient l’Europe en deux zones d’influence ; »

Et, en outre :

« Rappelle que les régimes nazi et communiste ont perpétré des meurtres de masse, des génocides et des déportations et causé des pertes en vies humaines et en liberté au XXe siècle à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité, et rappelle le crime horrible de l’Holocauste perpétré par le régime nazi ; condamne avec la plus grande fermeté les actes d’agression, les crimes contre l’humanité et les violations massives des droits de l’homme perpétrés par les régimes nazis, communistes et autres régimes totalitaires ; »

Bien sûr, cela contredit non seulement directement la célébration russe de la « Grande guerre patriotique » pour vaincre l’invasion nazie, mais cela a également contesté les efforts récents du président russe Vladimir Poutine pour placer l’accord Molotov-Ribbentrop dans le contexte des refus antérieurs par les États d’Europe de l’Est, notamment la Pologne, de s’allier à Moscou contre Hitler.

Mais la résolution du PE :

« Est profondément préoccupé par les efforts déployés par les dirigeants russes actuels pour déformer les faits historiques et blanchir les crimes commis par le régime totalitaire soviétique et les considère comme un élément dangereux de la guerre de l’information menée contre l’Europe démocratique qui vise à diviser l’Europe, et appelle donc la Commission de contrecarrer de manière décisive ces efforts ; »

Ainsi, l’importance de la « Mémoire » pour l’avenir, se révèle être une déclaration de guerre idéologique contre la Russie basée sur des interprétations de la Seconde Guerre Mondiale, d’autant plus que les entrepreneurs de la mémoire suggèrent implicitement que les crimes passés du communisme méritent d’être punis – comme les crimes du nazisme. Il n’est pas impossible que cette ligne de pensée suscite quelque satisfaction tacite chez certains individus en Allemagne.

Lorsque les dirigeants occidentaux parlent de « guerre économique contre la Russie » ou de « ruiner la Russie » en armant et en soutenant l’Ukraine, on se demande s’ils préparent consciemment la Troisième Guerre Mondiale ou s’ils essaient de donner une nouvelle fin à la Seconde Guerre Mondiale. Ou les deux vont-ils fusionner ?

Au fur et à mesure que celle-ci prend forme, alors que l’OTAN tente ouvertement de pousser la Russie à « s’étendre » (voir le rapport RAND, « Extending Russia ») pour la vaincre dans une guerre d’usure en Ukraine, c’est un peu comme si la Grande-Bretagne et les États-Unis, quelque 80 ans plus tard, avaient changé de camp et rejoint l’Europe dominée par l’Allemagne pour faire la guerre à la Russie, aux côtés des héritiers de l’anticommunisme d’Europe de l’Est, dont certains étaient alliés à l’Allemagne nazie.

L’histoire peut aider à comprendre les événements, mais le culte de la mémoire devient facilement le culte de la vengeance. La vengeance est un cercle sans fin. Il utilise le passé pour tuer le futur. L’Europe a besoin d’avoir des têtes claires tournées vers l’avenir, capables de comprendre le présent.


Notes

[1] L’ancien ministre de la Défense de la CDU, Rupert Scholz, lors du 6e Symposium Fürstenfeldbrucker pour le leadership de l’armée et des affaires allemandes, qui s’est tenu les 23 et 24 septembre 1991.

[2] Zoltan Dujisin « A history of post-communist remembrance : from memory politics to the emergence of a field of anticommunism », Theory and Society, volume 50, pages 65–96

(2021)https://link.springer.com/article/10.1007/s11186-020-09401-5

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