Depuis quelques semaines, le sujet du boycott de la 22e édition de la Coupe du monde de football de la Fifa trouve un écho grandissant dans le débat public. Organisé au Qatar, l’événement sportif le plus suivi de la planète concentre de nombreuses critiques et tout porte à croire que cette pression grandira à mesure que le coup d’envoi approchera. Partie des pays scandinaves, cette dynamique non seulement nous semble peu opérante sur le fond, mais elle pourrait même contribuer à générer des conséquences inverses de celles qu’espèrent ses initiateurs.
Il faut d’abord revenir à la genèse et aux ressorts de cet appel au boycott. Pour beaucoup, le pays organisateur ne peut accueillir la compétition du fait de son empreinte carbone démentielle et d’un bilan désastreux en matière de respect des droits humains, en particulier à l’égard des travailleurs dont au moins 6 500, selon The Guardian, ont perdu la vie dans les chantiers depuis décembre 2010.
S’il est légitime de s’indigner sur une condition ouvrière dramatique, ce premier argument illustre le piège dans lequel tombent nombre de promoteurs du boycott. Car si le Qatar doit être mis sur le banc des accusés sur cette base, il serait alors plus judicieux de l’ostraciser sur tous les plans et non uniquement en boudant les matches de la première Coupe du monde organisée dans un pays arabe.
Sur quelle cohérence repose cette politique consistant à tisser des liens étroits avec un État avec lequel on signe de juteux contrats d’armement mais dont on souhaite la mise à l’écart le temps d’une compétition ? Le Qatar serait-il infréquentable uniquement durant les quatre semaines du tournoi et redeviendrait-il, sitôt le Mondial achevé, cet émirat courtisé par les grandes puissances, notamment pour ses précieuses ressources en gaz ?
Cette lourde incohérence se double d’une forme de punition qu’on risque d’infliger à des sportifs qui n’ont rien demandé. Les avocats du boycott seront les derniers à en payer le prix puisqu’ils n’auront pas à renoncer à un événement qui représente l’accomplissement ultime pour tout amoureux du ballon rond.
On voit mal en effet un joueur sélectionné décider de se priver d’une telle occasion, et ce alors même qu’aucun d’entre eux n’est redevable du choix du pays organisateur dont la désignation, rappelons-le, s’est toujours faite dans des cénacles où l’opacité et les arrangements ont été des invariants.
Le sujet du deux poids, deux mesures représente enfin l’angle mort de ce débat. Même s’il est peu relayé dans les opinions occidentales, il est de plus en plus audible dans les pays du Sud. Le cas de la Norvège, pays pionnier dans la contestation, est emblématique de ce qui peut être vu comme une contradiction, voire une hypocrisie.
Que vaut la dénonciation de la violation des droits humains au Qatar par Oslo qui, cette même année 2022, s’est empressé d’assister sans sourciller aux Jeux olympiques d’hiver organisés à Pékin ? Le silence de la Norvège face au raidissement autoritaire du régime communiste chinois s’expliquerait-il par l’espoir de glaner des médailles dans une compétition où elle savait avoir de grandes chances de se distinguer ? Tout le contraire du Mondial au Qatar puisque, loin des disciplines nordiques, l’équipe norvégienne de football n’a jamais brillé dans les phases finales des grands événements.
Dans ce jeu des dénonciations à géométrie variable, la fixation autour du Qatar illustre une faille béante du marché de l’indignation. Alors que l’arme du boycott a montré son inefficacité à travers les âges, il nous paraît plus réaliste de plaider en faveur des ouvriers en faisant de cette Coupe du monde un levier d’amélioration de leur condition.
Cette logique contribue à faire du sport un accélérateur de progrès social générant un héritage positif sur le terrain. C’est d’ailleurs cette posture qui est défendue par Amnesty International, dont l’implication en faveur des ouvriers ne souffre aucune contestation.
Certes, il reste encore beaucoup à faire mais, comme le rappelle l’ONG FairSquare, c’est grâce à l’attention internationale accrue que la situation sociale des travailleurs au Qatar est désormais la plus avancée des monarchies du Golfe.
Cette voie constitue pour nous la position la plus agissante : accompagner par une pression aussi ferme sur le fond que souple sur la forme des sociétés dont l’entrée fracassante dans la mondialisation renvoie à d’autres pays le miroir d’un déclassement difficile à digérer.