A Tunis, les lettres de cachet pleuvent. La liste des arrestations s’est allongée en quelques heures le week-end dernier, et sans interruption depuis. Dans la même frénésie a éclaté un racisme sauvage contre les immigrés africains, déclenché par une diatribe d’Etat contre la ruée de « hordes » subsahariennes, dont le projet criminel serait de défigurer l’identité tunisienne (sans doute de race aryenne) par la négritude d’un grand remplacement. Mystérieusement, sur la liste des inculpés pour « complot contre la sûreté de l’Etat », figure le nom de Bernard-Henri Lévy. Quel canular est-ce là ? La nouvelle conspiration d’un Protocole des Sages de Sion élargi aux Africains ?
D’où vient le mal qui nous frappe ? Quelles en sont les causes ? Une seule : la perte brutale de la liberté depuis le 25 juillet 2021.
Cette liberté, on l’avait crue d’essence étrangère à notre identité, alors qu’elle est l’aspiration sacrée de la condition humaine dont nous faisons, je crois, partie. Ceux qui disent que la liberté n’est pas pour les Tunisiens, ou pour les musulmans, sous-entendent qu’ils n’appartiennent pas à la race humaine, trop ignorants et faibles pour se diriger seuls. Ils auraient besoin d’hommes supérieurs pour élever leur humanité. Ils ne sauraient disposer d’eux-mêmes. La liberté veut un fondement solide, l’Etat, Sa Majesté l’Etat, ou le prince qui l’incarne, avant d’être autorisée, car son mauvais usage conduit à l’abîme. Le 25 juillet 2021 est dans cet ordre de choses.
Pourtant, l’abîme c’est Sa Majesté L’Etat qui nous y précipite. Depuis l’Indépendance, nous pensons que seule la prescience d’un demi-dieu déposerait la graine féconde du progrès, son regard perçant l’énigme de l’avenir. En attendant, nous avons fait table rase de nos libertés, en retournant le préjugé colonial contre nous-mêmes, quand nous nous sommes persuadés que seul l’Etat était notre conscience, parce que nous, nous n’en avions pas. Cette dépossession est l’échec de la décolonisation. La peur de la liberté que la Révolution avait pourtant dissipée depuis dix ans, le 25 juillet lui a redonné les sombres frissons du cauchemar.
L’Etat nationaliste s’est construit dès le début sur ce dogme, notre infirmité historique à nous gouverner. La manière dont il maltraite ses sujets ne diffère pas de celle dont le colonialisme maltraitait ses indigènes, avec cette différence plus grave que l’Etat national se justifie de sa vertu patriotique contre le colonialisme. Quel meilleur subterfuge que de commettre ses forfaits au nom de notre entrée dans le Club du Progrès.
L’Etat réinvente à son profit la machine postcoloniale pour nous « libérer » des séquelles du colonialisme. Quelle logique est-ce là ? Les méthodes inhumaines seraient-elles condamnables chez le colon, mais louables quand elles viennent des gouvernants de la nation ? Emprisonner, persécuter, étouffer ceux qui pensent que la dignité a une autre raison d’être que la raison d’Etat. Trahison ! Atteinte à la sûreté de l’Etat ! Les défenseurs de la liberté sont les ennemis du Progrès !
Et pourtant, en soixante-dix ans, le malheur de la pauvreté n’a pas été vaincu par la violence de l’Etat « progressiste ». C’est l’administration d’Etat qui s’est révélée l’ennemie du progrès. Pourquoi ? Parce qu’il n’est d’autre remède à la fatalité de la pauvreté que la liberté. Seule, l’abondance des libertés nourrit les forces de prospérité. La liberté n’est pas le produit de l’Etat, mais au contraire son principe initial. Le nationalisme totalitaire a occulté cette vérité. Bourguiba avait voulu fonder une modernité en la vidant de son principe dynamique, créatif, son élan intérieur : la liberté. Il a échoué. La liberté n’est pas le règne fini de la raison d’un seul, mais la promesse infinie dans le cœur de tous.
Aujourd’hui, il m’apparaît que, lorsque j’avais clairement perçu, dans mes écrits antérieurs, que l’enfermement national, sous les couleurs de la patrie, trahissait les principes qui avaient servi à la lutte contre l’occupation étrangère, et que les « libérateurs » se transformaient en seigneurs plus cruels que le colonialisme lui-même, je n’avais pas encore réalisé que dans les marges de la société, grandissait une liberté intérieure où brûlait la piété sincère des petites gens, qui pensent que quelque chose de plus grand qu’eux existe, qu’ils appellent Dieu mais que d’autres appellent « Esprit », « Être suprême », « Conscience », « Immortelle et céleste voix » (Rousseau), « Pensée », « Droit ». Cette foi se confond avec la flamme secrète de leur liberté.
Je n’avais pas compris que la religion n’était pas qu’une secte d’obscurantisme, même si ce danger a toujours existé partout, et plus encore aujourd’hui à travers l’ignorance des foules excitées par l’organisation politique des haines modernes, comme les appelle Julien Benda. Oui, la religion peut être un puissant facteur d’abaissement de l’homme, un appareil séculaire de violence, envers les femmes par exemple. Mais elle n’est pas qu’un instrument d’oppression, elle peut être aussi une « résistance à l’oppression » (un des droits de la Déclaration de 1789) tel le rôle de la religion chrétienne dans la chute de l’empire soviétique qui avait voulu l’anéantir.
Enfermer la conscience religieuse du musulman dans l’arriération ou le fanatisme est en soi une posture fanatique. Je regrette de le dire mais les modernistes se sont abusés sur ce point, et ne veulent pas l’admettre. C’est une méprise historique que nous payons aujourd’hui très cher.
Moi aussi je me suis trompée en pensant que ceux qu’on appelle « islamistes » n’étaient que des gredins endoctrinés par la haine de la vie et l’idolâtrie de la mort. Non, c’est faux. Ils peuvent être « démocrates musulmans ». Il y a dans le courant conservateur une profonde intuition de liberté, un réel esprit de tolérance. Ne pas l’admettre, c’est leur dénier le droit d’exister, afin de conserver nos prérogatives, celles du mensonge moderniste qu’on a rêvé de bâtir sur leur élimination, narcissisme intellectuel fondé sur l’arrogance et le mépris de la vie intérieure.
La foi d’un homme n’est pas nécessairement l’aveuglement de sa raison. Elle peut aussi lui donner l’intelligence et la sensibilité que la seule raison lui masque, par peur de renoncer à ses privilèges et à son pouvoir.
Cette découverte, je ne l’ai faite qu’après la Révolution du 14 janvier. Je le regrette. Mais ceux qui ont été traités comme des parias et des maudits, rendus à la justice historique grâce à la Révolution, sont entrés en conversation avec nous. Ils agissent désormais en « démocrates musulmans », à l’instar des « démocrates chrétiens » européens. On a pu voir des hommes et des femmes tout comme nous, capables de débattre sans haine, avec bon sens, animés du même goût du bonheur, de la même recherche du mieux-être, et de l’amour du progrès. Et nous, les modernes, les « éclairés », les « cultivés », imbus de notre savoir et de « notre sens de l’histoire », avons été complices de leur bannissement.
Leur vision des mœurs est plus conservatrice que la nôtre, et alors ? Pourquoi croire que le progrès est l’apanage des modernes ? Non, un moderne qui refuse à un conservateur son droit à la liberté est un destructeur de progrès. Le vrai progrès est la reconnaissance de ceux qui ne pensent pas comme nous. La pensée est ce miracle qu’il est donné à tout un chacun de cultiver à sa guise, à condition de ne pas en interdire l’usage à autrui quand il diffère du nôtre. Depuis la Révolution, en suivant leurs débats, j’ai trouvé ces démocrates musulmans à maints égards plus construits, plus profonds que leurs adversaires, dont le sectarisme est proche d’une déviance archéo-coloniale à la Zemmour.
Ali Larayedh, ancien ministre de la Révolution à la personnalité discrète, d’une droiture exempte de tout ressentiment malgré le calvaire des années de détention, est à nouveau enfermé. C’est pourtant lui qui avait édicté la loi anti-terroriste contre les jihadistes. A-t-on vu des ministres de la République française arrêtés à cause des départs de centaines de jihadistes en Syrie ? Ou pour ne pas avoir prévenu les terribles attentats sur le sol français ?
Je ne comprends pas davantage la haine contre l’avocat Seifeddine Makhlouf également arrêté. J’ai suivi ses discours quand il était député, je le trouve brillant, animé d’une véritable fougue démocratique, qui le conduit à quelques excès, mais qui jamais ne l’a sorti de l’esprit du droit. Ceux qui le traitent de « terroriste » n’ont certainement jamais pris la peine de l’écouter. Ils se sont créé un épouvantail qu’ils agitent pour ne pas s’épouvanter d’eux-mêmes. Qu’ils se regardent, qu’ils rentrent en eux-mêmes, qu’ils cessent d’aboyer, ces roquets de meute, qu’ils considèrent que le désastre actuel est l’effet de la propagande qu’ils ont menée contre ceux qui, avec d’autres résistants comme Néjib Chebbi, ont voué leur existence au sacerdoce de la liberté.
Je pense que les conservateurs donnent à l’idée de liberté une facilité d’accès aux croyants. La conscience populaire puise dans sa foi la richesse intérieure qui nourrit le libre-arbitre. En accédant au pouvoir, ils ont sans doute fait beaucoup d’erreurs, car la confiance en Dieu n’a certes jamais suffi à construire un monde vivable et bon, il faut bien d’autres choses encore. Mais une démocratie réelle n’est plus possible sans leur participation, car ils incarnent le fonds moral où la culture démocratique se forge une famille généalogique, afin d’apprendre à composer avec l’autre.
Leur élimination de la scène démocratique serait une catastrophe, non pour eux, mais pour nous. Les persécutions dont ils sont à nouveau l’objet sont intolérables à la raison et à l’esprit de justice. Seul, le retour diffus d’un fascisme politique chronique nourrit l’orchestration de la cabale et de la « bête sociale » qui les poursuit. La répression qui les frappe et s’étend à d’autres, conservateurs ou progressistes, fait revivre les peurs d’arrestations qui s’abattent sur tous ceux qui expriment leur désaccord. La liberté est à nouveau un objet de peur.
Aujourd’hui, grâce à ses fondateurs et à ces avocats admirables que sont Dalila Msaddek, Samir Dilou, Ayachi Hammami, Inès Harrath et bien d’autres, Le Front du Salut est heureusement sorti de cette surdité historique. Ses membres, de toute obédience, ont brisé les carcans idéologiques qui les empêchaient de voir dans leurs adversaires les serviteurs d’un idéal républicain identique. Ils ont renoncé aux sectarismes des deux bords, et ressuscitent non pas seulement la lettre et l’esprit de la Constitution de 2014, mais au-delà brisent ce malentendu entre conservateurs et modernes qui a causé tant d’incompréhension entre ceux qui restaient prisonniers de leur méfiance maladive.
La vie publique n’est pas le théâtre de nos affections privées. Nos pensées, nos opinions, nos rêves nous appartiennent librement tant qu’ils ne tournent pas en passions belliqueuses, pour détruire ceux qui ne font pas les mêmes choix personnels que nous. Là réside la magnanimité démocratique, dans ce « courage surnaturel » (Simone Weil) dont fait preuve maintenant le Front du Salut pour se rapprocher de tous ceux qui ont surmonté leurs répugnances et leurs préjugés, et se sont découverts, ensemble, le même amour inconditionnel de la liberté. Ceux-là n’ont pas peur. Ici commence la véritable œuvre de la Révolution : la fin de la peur de la liberté, la démocratie.