« Parmi les nations arabes, la Tunisie se distingue par sa capacité à fournir un soutien réel à la Palestine, loin des discours creux. La Tunisie, aux côtés de la Palestine et de la Jordanie, est l'un des rares pays arabes signataires du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). En conséquence, elle aurait pu se rallier à l'Afrique du Sud, au Bangladesh, à la Bolivie, aux Comores et à Djibouti dans leur démarche auprès du procureur de la CPI, sollicitant l'ouverture d'une enquête sur les crimes israéliens à Gaza [le 17 novembre dernier] ».
Ahmed Abbes, mathématicien tunisien de renom exprimait ainsi son incompréhension, le 23 novembre, sur sa page Facebook. Directeur de recherche au CNRS, à Paris, Abbes est connu pour son activisme en faveur de la cause palestinienne. Il est secrétaire de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine, une organisation basée en France. « Il y a toujours eu, depuis la guerre d’Algérie, un noyau dur à l’intérieur de la communauté mathématicienne française engagée pour les causes justes et pour la Palestine en particulier. Les points de contact entre le droit et les mathématiques sont multiples : rationalité, méthode et sens de l’argumentation », explique le chercheur.
Face à une pétition, silence radio du gouvernement
Alors que les bombardements de la bande de Gaza par l’armée israélienne s’intensifient chaque jour d’avantage et que la guerre déclenchée le 7 octobre entre le Hamas et Israël fait de nombreuses victimes civiles dans l’enclave palestinienne, effaçant des familles entières des registres de l’État civil, le post d’Abbes va très vite se transformer en une pétition. La pétition est publiée le 5 décembre, au moment où le nombre de morts à Gaza s’élève, selon le Hamas à 16 248 morts, dont une majorité de femmes et d’enfants (plus de 70 %). La pétition mobilise un groupe d’universitaires en Tunisie, qui la fait circuler parmi les personnalités publiques et les ONG. Le texte, rédigé en arabe, appelle les autorités à « saisir officiellement le procureur de la CPI pour requérir l’ouverture d’une enquête sur les crimes de génocide et de nettoyage ethnique perpétrés par les colons israéliens depuis 75 ans. Des crimes qui se sont dramatiquement démultipliés depuis le 7 octobre 2023 ».
Si cette initiative a été saluée le 13 décembre par l’ambassadeur de Palestine en Tunisie, Hayel Al-Fahoum, elle n’a suscité aucune réaction du gouvernement tunisien. Un silence du pouvoir observé à l’égard des actions, protestations et requêtes provenant des ONG locales, taxées de « corrompues », de « vendues à l’étranger », voire « proches du mouvement sioniste » et ce depuis le coup de force du président Kaïs Saied le 25 juillet 2021 et son accaparement de l’ensemble des pouvoirs.
Soutien total de Tunis à la cause palestinienne
Depuis le 7 octobre dernier, lors d’allocutions enflammées sur la Palestine, Saied a exprimé à maintes reprises le soutien total et inconditionnel de son pays à la résistance palestinienne allant jusqu’à rompre dans son discours avec « la solution à deux États », défendue habituellement en Tunisie. Et jamais le ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, n’avait autant fait de déclarations, de par le monde, sommet après sommet, en faveur « de la position ferme et constante de la Tunisie quant aux droits légitimes et immuables du peuple palestinien ».
Mais deux mois et demi après le début de cette guerre, et alors que les images montrent Gaza en ruines, la Tunisie ne saisit toujours pas l’opportunité qu’offre la CPI de porter symboliquement secours au « peuple frère et ami », selon la formule consacrée. « Incompréhensible ! » pour Abbes, qui continue à suivre de loin l’évolution de la pétition, qui a recueilli, jusqu’ici, l’adhésion de 101 personnalités et d’une dizaine d’ONG.
Premier juge arabe à siéger à la CPI
La Tunisie ne se fierait-elle pas à cette instance de droit pénal international, taxée par plusieurs pays du Sud d’appliquer un « double standard » en poursuivant les criminels de guerre des pays africains et en ignorant ceux du Nord ? Cette hypothèse-là ne semble pas valable au vu de la mobilisation de la diplomatie de Saied afin de faire élire un juge tunisien, Haykel Ben Mahfoudh, à la Cour de la Haye. Ben Mahfoudh, à l’issue de l’Assemblée des États parties siégeant à New York, est devenu le premier juge arabe à siéger à la CPI.
« Ce succès constitue une reconnaissance des hautes compétences du candidat de la Tunisie. Il est également le fruit d’une campagne élective qui s’est étalée sur plusieurs mois en Tunisie et à l’étranger, et à laquelle le ministère des Affaires étrangères et ses missions diplomatiques et permanentes à l’étranger se sont attelés (…) sous l’impulsion des hautes autorités du pays », se félicitait, le 6 décembre, le communiqué du ministère des Affaires étrangères.
Mais la contradiction marque aussi les réactions officielles quant à la guerre en cours. Ainsi et contre toute attente, la Tunisie s'abstient, le 27 octobre, de voter la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies appelant à une trêve humanitaire à Gaza. Toutefois, le 12 décembre, elle change de position et vote cette fois en faveur de la même mesure de cessez-le-feu. En parallèle, le 12 novembre, la Tunisie émet des réserves sur la majorité des dispositions de la Résolution du Sommet arabo-islamique conjoint extraordinaire tenu à Riyad en soutien à la Palestine, y compris sur celle qui préconise le recours à la… CPI !
« Nous n’écartons aucune option »
Interrogé par Justice Info sur les raisons de cette réticence, Mohamed Trabelsi, directeur de la communication au ministère des Affaires étrangères avance une réponse : « Nous n’écartons aucune option permettant au peuple palestinien de recouvrir ses droits. » Il ajoute : « Notre priorité actuelle est le cesser le feu immédiat. Nous nous attelons à poursuivre cet objectif à travers nos voies diplomatiques et politiques. C’est dans ce sens que le ministre des Affaires étrangères continue à tenir des entretiens bilatéraux avec les chefs de la diplomatie des pays frères et amis. D’autre part la communication représente un volet primordial de notre stratégie : il s’agit de mettre l’accent sur la vraie cause du conflit. C’est une question de colonisation, que nous condamnons et incriminons ».
La fragilité économique de la Tunisie endettée jusqu’au cou et dépendante de blocs considérés comme des alliés d’Israël, tels que les Etats-Unis et l’Europe, avancent certains analystes, pourrait expliquer le non-recours des autorités à la justice pénale internationale. « Ce serait là un acte considéré comme insolent », estime un professeur de sciences politiques à l’université El Manar de Tunis, Hatem M’rad.
Et tandis que la diplomatie temporise, la rhétorique officielle virulente, dominée par Saied, serait, elle, plutôt destinée à une « consommation interne », comme le suggère un ancien ministre tunisien des Affaires étrangères, qui a requis l’anonymat au vu des arrestations qui touchent depuis presque une année les critiques du pouvoir. Une politique en phase avec les émotions et les passions des foules, qui se sont manifestées dans les rues dès les premiers bombardements de Gaza, accompagnée certes sur le plan concret de l’envoi de plusieurs camions d’aide humanitaire et de l’accueil des blessés dans les hôpitaux tunisiens.
La position de la Tunisie sur une saisine de la CPI n’apparaît ainsi pas nécessairement définitive. « Un nouveau groupe de pays est en train de se préparer pour saisir la CPI en faveur de la Palestine. Nous souhaiterions que la Tunisie les rejoigne », confie Shawan Jabarin, directeur général d’Al-Haq, une organisation palestinienne de défense des droits humains.
Par ailleurs, le 6 décembre, l'ancien bâtonnier de l'Ordre national des avocats de Tunisie Chawki Tabib a annoncé dans une publication Facebook avoir été sollicité par l’Ordre des avocats palestiniens pour saisir la Cour pénale internationale. Il a ainsi déposé une communication auprès de la CPI pour des crimes de guerre présumés commis par 19 responsables politiques et sécuritaires israéliens. Me Tabib souligne que selon l’article 13 du Statut de Rome, seuls les États parties ou le Conseil de sécurité de l'Onu peuvent « saisir » la CPI. Mais que ce geste, incarne pour le groupe qu’il représente un « devoir de conscience ».
« Nous voulons mettre le tribunal de la Haye devant ses responsabilités juridiques, morales et politiques. Pour que l’on ne nous reproche pas un jour, en tant qu’arabes et palestiniens, d’avoir subi une grave agression et être resté coi. Sans avoir envisagé cette alternative juridique à un drame humanitaire, qui se poursuit toujours sous nos yeux », expliquait Me Tabib le 9 décembre sur les ondes de la radio palestinienne Sawt Falastin.